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Le DÉS, témoin de l’évolution de notre regard sur la société ?

  • Dernière modification de la publication :5 mai 2023
  • Post category: Actualité du DÉS

Le DÉS a été alimenté à l’origine – c’est-à-dire il y a un quart de siècle, au milieu des années 1990 – par un ensemble de renvois essentiellement synonymiques, mais occasionnellement limités à des associations d’idées provenant de cinq dictionnaires de synonymes dont deux du 19e siècle (Guizot 1823 et Lafaye 1860) et trois du 20e siècle (Bailly 1947, Bénac 1956, Du Chazeau 1979) et deux grands dictionnaires de langue, le Dictionnaire Robert (1957) et le Grand Larousse de la Langue Française (GLLF, 1971). Jusqu’à aujourd’hui il a fait l’objet de mises à jour régulières consistant à éliminer des liens synonymiques douteux et à intégrer un nombre substantiel de propositions des internautes. Ce travail de fourmi a été mené successivement par Jean-Luc Manguin, Michel Morel et Laurette Chardon. Quantitativement, on s’aperçoit qu’en répartissant les sources en deux groupes chronologiques, un groupe A allant de Guizot (1823) au Robert (1957), et un groupe B rassemblant le GLLF (1971), Du Chazeau (1979) et les ajouts des ingénieurs du CRISCO depuis le début de ce siècle, la masse des liens est à peu près identique.

Deux notions-clés, NATION et CULTURE

Depuis le début du 20e siècle, l’opinion publique porte un nouveau regard sur certaines notions-clés concernant la société française. Les liens synonymiques du DES pourraient-ils, par leur datation, témoigner de cette vision sociétale renouvelée ? C’est l’hypothèse que nous souhaitons tester à propos de deux de ces notions-clés, NATION et CULTURE. Il ne faut pas s’attendre à des données fiables sur le 19e et la première moitié du 20e siècle, car les liens fournis par les dictionnaires de synonymes de Guizot (1823) et Lafaye (1860) sont trop maigres, et le premier dictionnaire exploité du 20e siècle est celui de Bailly en 1947. C’est donc la seconde moitié du 20e siècle et les vingt premières années du 21e qui sont en cause, soit

  • l’époque dite des « Trente glorieuses » à la sortie de la 2e Guerre mondiale,
  • celle de l’élargissement de l’Europe depuis les années 1970, des interrogations sur notre modèle de société avec les deux « chocs pétroliers » de 1973 et 1979 et de la présidence de François Mitterrand (1981-95), pendant laquelle le Mur de Berlin s’est écroulé, entraînant la fin de « l’équilibre de la terreur » entre les blocs Ouest et Est,
  • et celle qui a débuté avec la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (1986) sur le plan écologique et le questionnement sur l’intégration culturelle des peuples migrants ou l’option multiculturaliste, ravivé par l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York.

Qu’est qu’une nation ?

La question a été posée par plusieurs penseurs du 19e siècle, notamment Ernest Renan1 en 1882 à l’époque où l’Empire austro-hongrois menaçait de se désagréger. Le tableau ci-dessous présente 17 liens synonymiques répartis entre 20 entrées du groupe A (1823-1957) et 21 du groupe B (1971-2020). En comparant, entre les deux groupes, pour chaque lien le nombre de dictionnaires-sources le mentionnant (cf. colonnes « Sous-total A » et « Sous-total B ») on peut définir trois classes, désignées dans la dernière colonne par ‘0’ si les liens fournis par le groupe B sont inférieurs à ceux du groupe 1, ‘1’ si les liens fournis par les deux groupes sont en nombre égal, et ‘2’ si le groupe B fournit plus de liens que le A. Le nombre de liens fourni par chaque dictionnaire (et la liste des ajouts de la période 2000-2020) figure à la dernière ligne et on constate que les deux sources les plus importantes sont le dictionnaire Robert pour le groupe A (9 liens sur 17) et celui de Du Chazeau (également aux éditions Le Robert, 11 liens).

Ce tableau donne lieu à trois constats :

  1. Les liens se répartissent entre 5 de la classe ‘0’ (liens dominants dans la première période 1823-1957), 3 de la classe ‘1’ (liens dominants dans l’ensemble de l’époque examinée) et 9 de la classe ‘2’ (liens dominants dans la seconde période 1971-2020).
  2. Les liens figurant dans les groupes 0 et 1 ont effectivement un caractère traditionnel et nationaliste par rapport à ceux du groupe 2, ex. patrie, peuple, puissance, race. Dans le groupe 2, la nation est vue comme le résultat du désir des citoyens de se rassembler (ex. association, collectivité, communauté, groupe, république, société). L’aspect géographique transparaît en outre dans cité (cf. Venise, ‘cité-nation’), région et territoire.
  3. Donc globalement le test est concluant pour NATION.

Qu’en est-il maintenant des synonymes de CULTURE ?

La disposition du tableau qui suit est inchangée à l’exception d’une colonne supplémentaire intitulée ‘dimension’ qui indique pour chaque lien s’il s’applique à la culture de la terre [T], à la culture intellectuelle personnelle [P] ou à la culture vue au niveau général de la population [G]. Le critère de répartition des trois classes reste le même.

Trois observations se dégagent de ce second tableau :

  1. Dans le groupe 0, la proportion de la culture de la terre [T] représente 3 liens sur 7 (exploitation, plantation, végétation), dans le groupe 1 : 1 lien sur 7 (jardinage), et dans le groupe 2 : 4 liens sur 9 (agriculture, amendement, ameublissement, champ). Il n’y a donc pas de changement de perspective pour ce sens, tout au plus la prise en compte d’un vocabulaire plus technique.
  2. La culture personnelle [P] a une place supérieure dans les groupes 0 et 1 : 6 liens sur 14 (éducation, lecture, érudition, finesse, formation, instruction) contre 3 liens pour la dimension générale [G] de la culture (esprit, savoir, science). La dimension générale joue un rôle très supérieur dans le groupe 3 [P] : bagage ≠ [G] : civilisation, connaissance, humanisme, lettres.
  3. En conclusion :
    • On ne constate pas d’évolution notable dans la proportion des liens concernant la culture de la terre. Parmi les liens concernant la culture intellectuelle, ceux de la dimension personnelle dominent dans les groupes 0 et 1 (6 ≠ 3) et ceux de la dimension générale l’emportent dans le groupe 2 (4 ≠ 1).
    • Aujourd’hui, la culture intellectuelle tend donc à être vue dans sa dimension générale ou sociétale (la culture est le produit collectif d’une société et ce qui la rassemble et la distingue, d’où la réticence dominante en France à l’égard du multiculturalisme et le souhait d’intégration culturelle des immigrants) plus que dans sa dimension personnelle (formation, instruction, bagage, etc.). 
    • Au pluriel, les cultures s’illustrent dans les modes de vie différents de chaque société. Pour rendre compte de la diversité des cultures, il reste à introduire dans le DES :
      • le lien {culture – société}, qui associera indirectement culture et nation
      • le vocable mode de vie
      • et le lien {culture – mode de vie}.
    • Moyennant ces aménagements, le test est concluant pour l’évolution de la dimension intellectuelle, du plan individuel au plan collectif. Mais la culture de la terre reste la dimension de base, continuellement présente. Cela permet de conclure que le vocable culture est polysémique depuis des siècles et qu’il n’y a pas lieu de distinguer deux entrées homonymiques culture1 (de la terre) ≠ culture2 (de l’esprit). Reste la culture physique, qui mériterait l’introduction d’un lien {culture – sport} et qui se situe à mi-distance entre la culture de la terre et celle de l’esprit, empruntant à la première l’évocation d’un effort physique, et à la seconde celle d’un entraînement destiné à perfectionner les capacités ou performances d’un individu.

Jacques François, membre associé du laboratoire CRISCO
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