Métrique en Ligne
SAM181/SAM181
Albert SAMAIN
1904
POLYPHÈME
PERSONNAGES
POLYPHÈME
ACIS
GALATÉE
LYCAS
ACTE PREMIER
Quatre heures de l'après-midi. Ciel ardemment bleu. Ligne de montagnes finissant en promontoire. La mer. A droite un bosquet. Galatée est endormie sur un lit de feuillage à l'ombre. A gauche, l'entrée d'une grotte. Banc de verdure au pied d'un grand olivier. Quand la toile se lève, Polyphème est étendu sur un rocher et regarde la mer. Il demeure immobile pendant toute la durée du chœur.
CHŒUR DES NYMPHES, dans la coulisse.
Nymphes des bois et des rivières, 8
Nymphes des sources, des clairières, 8
L'archer cuirassé d'or a redoublé d'ardeur : 12
Venez… Les grands bois noirs ouvrent leur profondeur. 12
5 Gagnons nos plus secrets asiles… 8
La mer miroite autour des îles ; 8
Les lézards brûlent, immobiles. 8
Le ciel palpite ardent et bleu ; 8
Nos bouches respirent du feu. 8
10 La terre à la chaleur se pâme ; 8
Nos bras étreignent de la flamme. 8
Cherchons, dans l'antre obscur, pour nos lèvres blessées, 12
L'eau qui pleure en larmes glacées. 8
Les ruisseaux sont taris dans leur lit de cailloux, 12
15 Les fleurs penchent à demi mortes… 8
Adorons le soleil qui rend les fruits plus doux 12
Et qui fait les moissons plus fortes. 8
Levant leurs sabots d'or, ses quatre chevaux blancs 12
Ont des flammes à la crinière. 8
20 Chantons, chantons, mes sœurs, les jours étincelants 12
Et les grands soleils ruisselants 8
Dans l'abîme de la lumière ! 8
POLYPHÈME
Belle mer écumeuse et bleue où je suis né, 12
Mer, chaque aurore, neuve à mon œil étonné, 12
25 Golfe aux eaux de cristal… Montagne aux belles lignes, 12
Bords d'étangs caressés au plumage des cygnes, 12
Sources froides… ruisseaux… feuillage bruissant… 12
Comme je t'adorais, Cybèle au cœur puissant ! 12
Grands chênes pleins d'oiseaux, troncs à l'écorce rude, 12
30 Comme j'étais royal dans votre solitude ! 12
Et comme, à vous pareil, au renouveau des ans, 12
Je sentais mon cœur vierge éclater de printemps ! 12
J'étais alors le fils bien-aimé de la terre. 12
La terre était à moi, la terre était ma mère ; 12
35 Et quand je m'étendais sur elle quelquefois, 12
Baigné du vent du large et de l'odeur des bois, 12
Il me semblait sentir une vague caresse 12
Du fond du sol sacré répondre à ma tendresse. 12
J'étais ardent et fort et libre en mes ébats. 12
40 L'eau des branches tombait au matin sur mes bras. 12
Debout, en plein soleil, je buvais la lumière. 12
A l'aurore, en piaffant, j'entrais dans la rivière, 12
Et j'avais, bondissant de la plaine au vallon, 12
Des besoins de hennir comme un jeune étalon ! 12
Il fait quelques pas, puis se laisse retomber découragé.
45 A présent, lourdement, je traîne ma journée. 12
Vers un seul but mon âme à toute heure est tournée. 12
Je marche sans savoir, et, de longs jours ardents, 12
Je demeure immobile et des sanglots aux dents, 12
A regarder mourir le flot sur le rivage. 12
50 L'ennui mange mon cœur, mon cœur tendre et sauvage. 12
Elle est là… toujours là… Je ne puis l'arracher !… 12
Elle est là… Je la vois rire, parler, marcher. 12
Je vois ses bras, son front, sa lourde chevelure, 12
Son petit cou d'oiseau, ses fleurs à sa ceinture, 12
55 Sa robe claire… Oh ! fou !… Mais c'est surtout, grands dieux 12
Cette agonie au cœur quand je pense à ses yeux ! 12
Depuis qu'elle est entrée en riant dans ma vie, 12
Je souffre !… Toute paix d'autrefois m'est ravie… 12
D'abord, ce fut charmant ; les jours passaient légers : 12
60 On eût dit une abeille à travers mes vergers… 12
Puis l'aimant, je voulus être beau pour lui plaire, 12
Quant, tout à coup, saisi de trouble et de colère, 12
Je vis que j'étais laid !…
Hélas ! ce fut un soir
Que, penché sur l'étang comme sur un miroir, 12
65 Pour la première fois je connus mon visage. 12
Honteux, je brouillai l'eau… L'eau refit mon image. 12
La nuit vint… Tout fut noir… Je regardais encor… 12
Et depuis j'ai vécu triste jusqu'à la mort ! 12
Alors j'ai deviné le mensonge, la fraude, 12
70 Cet Acis, ce berger efféminé qui rôde, 12
Il l'a prise… à ses airs de grâce et de fadeur, 12
Quand moi, j'ai simplement l'infini de mon cœur ! 12
Entre Lycas, cherchant à terre, à gauche et à droite.
Ah ! c'est toi, mon petit… Que cherches-tu ?
LYCAS
Ma flèche.
POLYPHÈME, la découvrant près de lui et la ramassant.
Tiens, la voilà.
LYCAS, la prenant et embrassant Polyphéme.
Bonjour.
POLYPHÈME
Oh ! cette bouche fraîche !…
75 Regarde-moi… C'est bien les beaux yeux de sa sœur 12
Les yeux de Galatée avec plus de candeur ; 12
Car de leur charme même ils n'ont pas connaissance 12
Et c'est ce qui leur fait leur divine innocence. 12
LYCAS
Tu ne viens pas jouer ?
POLYPHÈME
Pas aujourd'hui.
LYCAS
Pourquoi ?
80 A présent, tu ne ris plus jamais avec moi. 12
POLYPHÈME
Tu sais bien cependant que je t'aime.
LYCAS
Oui, sans doute.
Mais j'ai comme un reproche à te faire.
POLYPHÈME
J'écoute.
LYCAS
Autrefois nous allions ensemble dans les bois ; 12
Tu me faisais porter tes flèches, ton carquois. 12
85 Souvent quand j'étais las, après nos courses folles, 12
Je montais à cheval sur tes larges épaules… 12
Nous passions à travers les villages, la nuit… 13
Le long des jardins noirs, tu me cueillais un fruit. 12
Nous faisions des échos dans les endroits sonores ; 12
90 Sur le bord de la mer il passait des Centaures 12
Qui couraient au galop, plus vite que le vent, 12
Sous la lune… Tu t'en souviens ?
POLYPHÈME, avec tristesse.
Oui, mon enfant.
LYCAS
Un vieux surtout, si grand, avec sa barbe blanche, 12
Et sa massue énorme appuyée à sa hanche. 12
95 Il causait avec toi longtemps, marchant au pas… 12
Moi, j'étais ennuyé, je ne comprenais pas. 12
Tu me contais souvent qu'il savait les mystères 12
De la terre et du ciel.
POLYPHÈME
O Beaux soirs solitaires !
C'est vrai, je me souviens, il me disait, un jour : 12
100 « Prends garde, il est des cœurs trop tendres pour l'amour. 12
« Toute âme devient folle à l'odeur de la femme. 12
« Prends bien garde.» Et ses yeux perçants m'entraient dans l'âme. 12
Je ne l'écoutai pas. Les dieux m'en ont puni. 12
LYCAS, cherchant à l'entraîner.
Tu ne veux pas venir ?
POLYPHÈME
Non.
LYCAS
Alors, c'est fini ?
POLYPHÈME, le retenant et l'embrassant.
Je n'ai que toi pourtant !…
LYCAS
105 Dis-moi pour quelle cause
Ton front est-il toujours à présent si morose… 12
Tu sais que Galatée est inquiète aussi ? 12
POLYPHÈME, avec amertume.
Galatée !…
LYCAS
Oui, vraiment ; elle en prend du souci.
Réponds… Ne m'aimes-tu pas plus que Galatée ? 12
POLYPHÈME
Pourquoi ?
LYCAS
110 Pour qu'elle en soit jalouse et dépitée.
POLYPHÈME
Fou !
LYCAS sort en riant.
Son instinct d'enfant me devine.
Il s'approche à pas lents de l'endroit où Galatée repose, soulève le rideau de feuillage et la contemple.
Elle dort…
Qu'elle est jolie avec ses longs cheveux en or ! 12
Toute cette amertume en moi, sombre et cruelle, 12
Quand je la vois ainsi, s'efface…
Il la contemple longuement.
Elle est si belle,
115 Se soutenant la tête avec son bras plié !… 12
Je souffrais tant… Voilà que j'ai tout oublié. 12
Sur son front, par instants, une légère brise 12
Fait voler ses cheveux… D'une bouche indécise 12
Et molle, elle sourit… Oh ! ce petit front pur, 12
120 Ce petit front terrible et muet comme un mur ! 12
Connaître un seul instant les secrets qu'il recèle, 12
L'ouvrir… ou le briser !… Voir… savoir… Rêve-t-elle ? 12
Oui, malgré moi, toujours, quand ainsi je la tiens 12
Sous mes yeux tout entière et que je me souviens 12
125 De tant d'acres douleurs que chaque jour m'apporte, 12
Je demanderais presque aux dieux qu'elle fût morte 12
GALATÉE, s'éveillant lentement et apercevant Polyphème.
Ah ! c'est toi !… Comment donc ai-je pu si longtemps 12
Dormir ?… L'ombre déjà s'allonge dans les champs. 12
Elle se lève.
Ah ! dieux ! Jamais l'été n'eut de chaleurs pareilles ! 12
POLYPHÈME, lui tendant à boire.
As-tu soif ?
GALATÉE, buvant à petits traits.
C'est exquis.
POLYPHÈME
130 J'ai pressé des groseilles.
GALATÉE
Que faisais-tu là ?
POLYPHÈME
Rien… Un moment, j'ai rêvé,
Au rythme de ton sein doucement soulevé. 12
Il te déplaît qu'ainsi près de toi je demeure ? 12
GALATÉE, indifférente.
Mais non…
POLYPHÈME
Viens m'embrasser alors.
Galatée, distraite, arrangeant ses cheveux, refaisant les plis de sa robe.
Oui, tout à l'heure.
POLYPHÈME
135 Tu sais, ce grand lys bleu dont tu m'avais parlé, 12
Qu'on ne trouve qu'en haut des montagnes ?… Je l'ai. 12
Il faut pour le cueillir s'aventurer aux glaces, 12
Traverser des ravins, des torrents, des crevasses, 12
Des trous si noirs qu'on n'en voit pas la profondeur, 12
Le voici.
Il lui tend la fleur.
GALATÉE, presque sans regarder.
140 Bien… Merci… Tiens ! Il n'a pas d'odeur.
POLYPHÈME, se rapprochant d'elle.
Écoute… Je voudrais…
A part.
Cette angoisse est affreuse…
Haut.
Te demander.
GALATÉE
Quoi donc ?
POLYPHÈME
Te sens-tu bien heureuse
Ici ?
GALATÉE
Pourquoi ?… Mais… oui…
POLYPHÈME
Je me dis, par moments,
Qu'à mes côtés ta vie est pauvre d'agréments, 12
145 Que je tiens malgré tout ta grâce prisonnière, 12
Et que les fleurs enfin s'ouvrent à la lumière. 12
Il fait trop sombre ici pour tes jeunes ébats ; 12
Je suis triste toujours.
GALATÉE, inconsciemment.
Bah ! Je ne le vois pas…
POLYPHÈME
C'est vrai, comme un oiseau, tu sautilles, tu chantes. 12
150 Il faut me pardonner… J'ai des façons méchantes 12
Par moments.
GALATÉE
Méchant… toi ? Sais-tu ce que tu dis ?
Chaque fois que je te regarde, tu souris… 12
Tiens, comme en ce moment.
POLYPHÈME, ironique.
Et comme tout à l'heure !
L'attirant à lui d'une voix suppliante.
Viens là.
Galatée, s'asseyant sur ses genoux et le regardant enfin, avec stupeur.
C'est vrai, pourtant… il ne rit pas… il pleure !
POLYPHÈME, la serrant contre lui.
155 Ne t'inquiète pas… Par pitié, reste ainsi !… 12
Que je te sente sur mon cœur… Tout est fini. 12
GALATÉE
Ton âme est, je le sais, douce pour Galatée. 12
Tu la traites toujours comme une enfant gâtée : 12
Alors elle en abuse et manque de raison. 12
160 Mais sa tète est si folle et ton cœur est si bon ! 12
POLYPHÈME
Tes bras nus à mon cou font un collier de neige… 12
Tu veux bien que j'y pose un baiser ?…
GALATÉE, avec mutinerie.
Mais… qu'aurai-je
En retour du baiser ?
POLYPHÈME
Tout ce que tu voudras.
GALATÉE
Bien, je m'en vais chercher… te mettre en l'embarras… 12
Elle hésite un moment.
Si… je te… demandais…
POLYPHÈME, la caressant.
Un grand baiser !…
GALATÉE, coquette.
165 Je n'ose !
Si… je te demandais…
POLYPHÈME
Quoi donc ?
GALATÉE
Oh ! peu de chose…
Un grand arc !… un bel arc avec des clous d'argent ! 12
POLYPHÈME, surpris.
Et pour qui ?
GALATÉE, un peu confuse.
Pour… Acis.
POLYPHÈME, froidement.
Acis !… Jamais.
GALATÉE
Méchant !
Que lui reproches-tu ?
POLYPHÈME
Je refuse.
GALATÉE
Il t'estime :
170 Il dit toujours du bien de toi. C'est donc un crime ? 12
POLYPHÈME, brusquement.
Il vient ici souvent, n'est-ce pas ?
GALATÉE, avec assurance.
Lui, jamais !
Nous ne nous rencontrons que sur les routes… Mais 12
Pourquoi froncer ainsi tes sourcils ?
POLYPHÈME
Rien… Je pense.
GALATÉE, câline.
Tiens… Je te veux donner déjà ta récompense. 12
Elle l'embrasse dans le cou, longuement.
POLYPHÈME, comme sortant d'un rêve.
175 Oh ! ce baiser !… C'est comme un éclair d'or au cœur ! 12
Étreignant brusquement Galatée.
Galatée !… Ah ! je t'aime !
GALATÉE, l'écartant vivement.
Oh non ! tu me fais peur !
POLYPHÈME, la retenant.
Ah ! reste dans mes bras… qu'un peu je te respire ! 12
Oh ! baiser tes cheveux… Oh ! boire ton sourire !… 12
GALATÉE, impatiente.
Laisse !
POLYPHÈME
Je t'aime tant !… Si tu savais… la nuit…
GALATÉE, irritée.
Laisse !
POLYPHÈME
180 Ah ! ton beau corps souple et fondant comme un fruit,
Et ce parfum de toi qui me donne un vertige 12
Et m'enivre et m'affole !…
GALATÉE, le repoussant et se débattant avec dégoût.
Oh ! laisse-moi, te dis-je !
Ils se regardent un instant face à face.
POLYPHÈME, la maintenant par les poignets.
Non… Non… Tu resteras à la fin !… Je le veux. 12
Je te tiens ; je suis fort… Sauve-toi si tu peux !… 12
185 Alors tu ne sais pas qu'il n'est point de minute 12
Où dans mon désespoir contre moi je ne lutte, 12
Pris du désir terrible et fou de t'emporter, 12
Pantelante en mes bras, pour te violenter ! 12
Tu ne sais pas que j'ai deux sillons à ma face 12
190 A force de pleurer !… Tiens, regarde la place 12
Où mes ongles ardents s'enfoncent nuit et jour, 12
Tant j'ai le cœur, vois-tu, dévoré par l'amour !… 12
Tu ne sois pas que j'ai le feu dans les entrailles ; 12
Que, le jour, je me roule en sang dans les broussailles, 12
195 Et qu'en haut sur les monts souvent le fauve a fui 12
En m'entendant hurler aux étoiles, la nuit !… 12
Reprenant une voix de douceur.
Pourtant je ne suis pas tant que tu crois farouche : 12
Tiens, regarde, ma bouche est tout près de ta bouche… 12
Songe que, pour ta robe effleurée en passant, 12
200 Il me coule un ruisseau de parfums dans le sang ; 12
Songe que je conserve en des cachettes sûres 12
Le fruit vert où tes dents ont laissé leurs morsures ; 12
Songe qu'à deux genoux je me traîne aux sentiers 12
Pour adorer la terre où tu posas tes pieds ! 12
205 Cela ne te fait rien ?… Oh ! ces yeux que j'implore ! 12
Quand tu les ouvres, c'est comme un ciel à l'aurore. 12
Et rien, je n'aurai rien jamais de leur douceur… 12
Non, jamais ! Car je vois jusqu'au fond de ton cœur. 12
Il eût fallu pourtant si peu pour ma tendresse ! 12
210 Un sourire… un bon geste… une simple caresse, 12
Même avec du mépris comme on caresse un chien. 12
Mais pas même cela pour moi… Rien, jamais rien 12
Que ce regard affreux glacé comme une eau morte… 12
GALATÉE, froidement.
Veux-tu laisser mes bras !…
POLYPHÈME, la lâchant.
Va, c'est toi la plus forte !…
215 Quelle folie !… Un dieu m'avait pris la raison ! 12
Un instant… j 'avais cru… mais j 'ai compris… Pardon ! … 12
Silence. Galatée fait quelques pas, avec une affectation de tranquillité.
GALATÉE
Lycas n'était-il pas ici tantôt ?
POLYPHÈME
Sans doute !…
Regardant au dehors.
Veux-tu que je l'appelle ?… Il est là sur la route. 12
GALATÉE, avec une impatience fébrile.
Je ne veux pas qu'il joue ainsi par la chaleur : 12
220 Il s'essouffle, il devient rouge et tout en sueur ; 12
Cela lui fait du mal.
Elle s'assied, puis brusquement, ne pouvant plus se contenir, elle éclate en sanglots. Polyphème s'approche, se penche sur elle, mais elle le repousse
POLYPHÈME, suppliant.
Tu caches ta figure !…
Ce que j'ai fait, c'est sans le vouloir, je te jure. 12
Mon sang brûlant m'égare, et des mots superflus 12
Me viennent malgré moi…
GALATÉE, se levant brusquement.
Moi, je n'y pense plus.
Elle va vers la route ; puis éclatant de rire bruyamment et avec affectation :
Ah ! c'est bien fait !
POLYPHÈME
Quoi donc ?
GALATÉE
225 En sautant la muraille,
Lycas s'est étalé par terre.
POLYPHEME, à part.
Elle me raille !…
Haut.
Je t'avais apporté des fruits cueillis exprès, 12
Des pêches, des raisins… Afin qu'ils soient plus frais, 12
Je les ai posés là, sous des feuilles, à l'ombre. 12
GALATÉE, sans tourner la tête.
Merci.
POLYPHÈME, va et vient, découragé.
230 L'heure s'avance, et, dans la forêt sombre,
Il fera bon chasser ce soir. L'air est en feu. 12
Il jette son carquois sur ses épaules.
Adieu.
Tendant la main a Galatée.
Tu ne veux pas donner ta main ?…
GALATÉE, même jeu.
Adieu.
Polyphène la regarde avec tristesse et sort lentement.
GALATÉE, se retournant enfin.
Il est parti, tant mieux ; le voilà qui chemine 12
Avec ses dogues noirs, là-bas, par la ravine. 12
235 Je sens comme d'un poids tout mon cœur s'alléger. 12
Que me veut-il enfin ? A quoi peut-il songer ? 12
Elle pose à terre une corbeille remplie de laines de couleurs, s'assied et s'apprête à travailler.
Je suis soumise, douce, et fais tout pour lui plaire : 12
D'où lui vient tout à coup cette étrange colère ? 12
Il m'obsède. J'étais, ce matin, au réveil, 12
240 Si joyeuse en peignant mes cheveux au soleil ! 12
Pour voir si j'étais belle, à l'heure coutumière, 12
Je m'étais en passant mirée à la rivière… 12
Maintenant je suis triste et je m'efforce en vain : 12
Ah ! qu'il cesse, ou je vais le haïr à la fin ! 12
Bruit de clochettes. Elle lève la tête.
245 On dirait le troupeau d'Acis dans la vallée. 12
Si c'était lui ! Déjà je me sens consolée. 12
Une flûte rustique se fait entendre. Elle écoute un moment.
C'est lui !
Elle court vers le fond.
Viens vite, Acis !…
Acis, paraît ; elle court à lui et l'embrasse.
Ah ! je bénis le sort !
GALATÉE, courant à lui et l'embrassant
Quel bonheur de te voir ! Je m'ennuyais si fort !… 12
Pourquoi ne vins-tu pas selon ton habitude ? 12
ACIS
250 J'ai dû garder la ferme, où le travail est rude. 12
Une brebis hier a mis bas deux agneaux ; 12
Puis le maître est venu visiter ses troupeaux. 12
GALATÉE
S'est-il montré, du moins, content de ton ouvrage ? 12
ACIS
Bientôt je mènerai les bœufs au labourage… 12
Es-tu seule ?
GALATÉE
255 Oui, Lycas joue avec son furet.
ACIS
Et Polyphème ?
GALATÉE
Il est parti dans la forêt…
Il faut que je te conte une grande nouvelle. 12
Tu vas rire… Devine et creuse ta cervelle… 12
Polyphème…
ACIS
Quoi donc ?
GALATÉE
… est amoureux de moi.
ACIS
Polyphème amoureux ! Tu railles !
GALATÉE
260 Non, ma foi !
Comme toi, j'aurais cru l'aventure impossible ; 12
Mais, soudain s'emportant avec un air terrible, 12
Lui-même il me l'a dit tout à l'heure… Tiens, vois : 12
Retroussant la manche de sa tunique et montrant son bras nu.
Je porte encore ici la marque de ses doigts ! 12
ACIS
265 Le brutal !… mais, vraiment, alors il t'a battue ! 12
GALATÉE
Oh… non…
ACIS
Pourtant…
GALATÉE
Muette ainsi qu'une statue
Je l'ai bravé : soudain sa fureur a cessé. 12
Ah ! si tu l'avais vu comme un lion forcé 12
Rugir, se tordre et puis, pour calmer mes alarmes, 12
270 Me supplier avec ses gros yeux pleins de larmes 12
Et demander pardon d'un air humilié ! 12
Comme à moi, par instants, il t'aurait fait pitié. 12
Car il est bon, au fond… Mais prétendre qu'on l'aime !… 12
Un lourdaud comme lui faire le beau quand même !… 12
Pauvre ami !…
275 Mais j'y songe… Avant de me quitter,
Il m'a parlé de fruits qu'il venait d'apporter. 12
Elle cherche un instant, puis, se ressouvenant soudain, elle court les prendre dans la grotte.
Il les a mis à l'ombre et sous des feuilles fraîches. 12
Les voici… Qu'ils sont beaux !
ACIS
Des raisins et des pêches.
Prenant une pêche.
Oh ! celle-ci dorée et pourpre tout autour ! 12
GALATÉE, la porte à sa bouche et la tend ensuite à Acis.
280 Tiens, mords à même : elle est exquise, mon amour. 12
A ce moment, Lycas entre doucement par le fond sans être vu, les regarde un moment, et vient chatouiller par derrière la nuque de Galatée avec une paille.
GALATÉE, sursautant.
Que ce Lycas est fou !… Gamin, si je t'attrape !… 12
LYCAS, de loin.
Qu'est-ce que vous mangez ?… C'est bon ?
GALATÉE, lui tendant un raisin.
Prends cette grappe,
Et va-t'en.
LYCAS
Où ?
GALATÉE
N'importe… et ne reste pas là !
LYCAS
Quand Acis est ici, tu dis toujours cela. 12
Il s'éloigne à quelque distance.
GALATÉE, serrée contre Acis.
285 Oh ! que je suis heureuse auprès de toi blottie ! 12
Ma gaieté tout à l'heure était toute partie : 12
La voilà revenue, et je sens, de bonheur, 12
Comme un millier d'oiseaux qui chantent dans mon cœur. 12
ACIS
Tout à l'heure en venant, j'ai fait une trouvaille : 12
290 Des mésanges… un nid dans un creux de muraille. 12
Veux-tu que nous allions à deux le dénicher ? 12
Mais vite… Le soleil va bientôt se coucher. 12
GALATÉE
Si tu veux.
ACIS
Nous prendrons les sentiers les plus proches,
Et nous traverserons le torrent sur les roches. 12
GALATÉE
295 Oui, comme l'autre fois, dans la Gorge-des-Loups… 12
J'ai dû me retrousser presque jusqu'aux genoux ; 12
Tout le bord de ma robe était mouillé d'écume. 12
C'est effrayant cette eau qui bouillonne et qui fume… 12
Et j'avais peur, tu sais, tout en riant très fort ! 12
Acis, suspendant une grappe en l'air.
300 Tiens, vois la belle grappe avec ses beaux grains d'or ! 12
On croirait— et cela donne aux yeux des extases— 12
Regarder le soleil à travers des topazes. 12
GALATÉE
C'est vrai.
Elle prend brusquement la grappe des mains d'Acis et s'enfuit avec.)
Viens la chercher ici, si tu la veux !
Acis la poursuit, un moment ; elle se cache derrière la haie, derrière l'olivier ; il la saisit enfin brusquement.
GALATÉE, se débattant.
Ah ! ce n'est pas permis, tu tires mes cheveux ! 12
Acis l'embrasse, et entrouvant un peu sa tunique baise son épaule.
GALATÉE
305 Tu sais, quand on fera la vendange, à l'automne, 12
J'aurai seize ans.
ACIS
Seize ans déjà !
GALATÉE
Cela t'étonne ?…
Je veux offrir alors à la source du bois, 12
Puis aux nymphes, du lait, des figues et des noix, 12
Un agneau nouveau-né, du miel et deux houlettes 12
310 Avec un chapelet de sombres violettes. 12
ACIS
Moi, j'offrirai pour toi des fromages, des fruits, 12
Une chèvre à longs poils et ma flûte de buis. 12
GALATÉE
Mais as-tu vu déjà ma petite cigale ? 12
De l'aurore à la nuit, d'une ardeur sans égale, 12
315 Elle chante… En cueillant des fruits dans le jardin, 12
Je l'ai vue— et mon cœur s'en est ému soudain— 12
Prise au mortel réseau d'une araignée affreuse : 12
Vite, je la sauvai. Depuis, elle est heureuse, 12
Et Polyphème a fait pour elle tout exprès 12
320 Une petite cage avec des joncs dorés. 12
Viens la voir.
ACIS
Non, partons avant que la nuit vienne…
Plus tard… J'entends là-bas les abois de ma chienne. 12
Ils se dirigent vers le fond. Entre Lycas.
LYCAS, s'attachant à eux.
Vous vous en allez ?
GALATÉE, impatiente.
Oui.
LYCAS
Loin ?
GALATÉE
Non, mais laisse-nous.
LYCAS
Jamais vous ne voulez m'emmener avec vous. 12
Pourquoi ?
GALATÉE, brusquement.
325 Dieux ! Qu'il m'ennuie avec son bavardage !
Plus doucement.
Reste : nous reviendrons tout à l'heure ; sois sage… 12
Demain, je te dirai sans faute, tout du long, 12
L'histoire du petit Mercure et d'Apollon. 12
Elle sort avec Acis en courant.
LYCAS, seul
Toujours me laisser seul… Ah ! comme Galatée 12
330 Est changée, à présent. Elle est dure, emportée… 12
Autrefois nous étions ensemble tout le jour ; 12
Nous jouions, nous chantions chacun à notre tour ; 12
Nous allions à la mer chercher des coquillages ; 12
Nous portions de la cire et du miel aux villages ; 13
335 Comme je préparais les joncs qu'elle tressait, 12
Souvent elle tournait la tête et m'embrassait ; 12
Je lui tendais mes bras pour dévider sa laine… 12
Et maintenant plus rien… Toujours Acis l'entraîne… 12
Sans doute, ils vont rester là-bas jusqu'à la nuit. 12
340 On dirait qu'elle n'aime à présent plus que lui. 12
ACTE II
POLYPHÈME, s'avançant d'un air accablé.
Oh ! qui m'enlèvera mon éternel ennui ! 12
Je n'ai pas pu marcher plus avant aujourd'hui. 12
J'espérais la trouver ; sans oser me le dire, 12
J'ai comme le besoin de revoir son sourire. 12
345 Nous nous sommes tantôt si froidement quittés 12
Que je voulais, confus de mes brutalités, 12
Me rapprocher avec une bonne parole ; 12
C'est une enfant, en somme, un petit cœur frivole, 12
Qui n'est pas même heureux de faire tant souffrir ! 12
350 Puis cette idée aussi m'obsède… Découvrir 12
Quelque chose !… savoir !… Car son berger la hante 12
Avec ses yeux fendus, sa démarche traînante, 12
Ses cheveux partagés et sa houlette à fleurs. 12
Elle l'aime… Je sais qu'elle l'aime ! douleurs ! 12
355 Tout, son front et ses yeux, sa voix, tout ment en elle ; 12
Aussitôt qu'elle en parle, elle devient plus belle ! 12
Il fait quelques pas d'un air sombre.
C'est qu'il est beau, lui !…
Moi, je vis, dès mon berceau,
Muré dans ma laideur comme dans un tombeau !… 12
Être laid ! N'avoir vu jamais sur son visage 12
360 Une femme arrêter son regard au passage, 12
N'avoir jamais senti, douce comme un soupir, 12
Passer sur soi l'haleine ardente d'un désir, 12
Et déborder pourtant d'amour et de tendresses ! 12
Humblement, pauvrement, mendier des caresses, 12
365 Sans recevoir jamais, d'un geste de dédain, 12
Qu'une aumône qu'on donne en retirant sa main !… 12
Pourtant j'aime ! et je suis ardent et mon sang brûle. 12
Mais je n'ai qu'un grand cœur tendre jusqu'au scrupule. 12
Pour mon nom prononcé par elle doucement, 12
370 Je sens s'ouvrir en moi l'azur d'un firmament, 12
Un mystère pour moi persiste et se dérobe 12
Dans chaque coin d'espace occupé par sa robe. 12
Elle était tout à l'heure ici : je sens dans l'air 12
Flotter encore un peu du parfum de sa chair. 12
C'est ici qu'elle était assise…
Il s'assied à la place occupée par Galatée et, par degrés, s'exalte.
375 Cette touffe
D'herbe au poids de son corps fut foulée…
Ah ! j'étouffe !
Il va vers la couche de feuillage.
Et cette couche encore affaissée à demi… 12
Sa tête a posé là… c'est là qu'elle a dormi… 12
Il se jette sur le lit avec frénésie.
Ah ! j'ai soif à la fois de baiser et de mordre ! 12
380 Galatée !… Oh ! je sens la souffrance me tordre ! 12
Jaloux ! je suis jaloux !… Oh ! rien que d'y penser, 12
Les voir tous les deux là rire et se caresser, 12
Lui béat et stupide, elle chaude et câline 12
Et des roucoulements d'amour plein la poitrine !… 12
385 J'ai beau lutter… Toujours ces images de feu !… 12
Je les sens s'imprégner dans mes os peu à peu !… 12
Oh ! bondir… les surprendre… et m'élancer sur elle… 12
El lui tordre le cou, son cou de tourterelle… 12
Et la jeter sanglante !!…
Étreignant sa poitrine.
Ah ! mon cœur me fait mal !
Il se laisse tomber sur le banc de gazon avec abattement.
390 J'ai soif !… Toujours je fus malheureux et brutal ! 12
Appelant Lycas.
Lycas !
Lycas, sortant de la grotte.
Quoi donc ?
POLYPHÈME
Va-t'en chercher à la fontaine
Un peu d'eau… va, petit.
LYCAS
Qu'as-tu ?
POLYPHÈME
J'ai de la peine.
LYCAS, le regardant attentivement.
Oui, ton front est sévère et tes yeux sont méchants. 12
Il court chercher à boire et vient tendre à Polyphème la cruche que celui-ci vide abondamment.
Tu souffres ?
POLYPHÈME
Un peu… Puis j'ai marché dans les champs ;
Je suis las.
Attirant Lycas à lui.
Mais approche…
Il le regarde un instant et semble hésiter. — A part.
395 Oh ! ce rôle m'écoeure.
Haut.
Acis et Galatée étaient là tout à l'heure ?… 12
N'est-ce pas ?
LYCAS
Oui, pourquoi ?
POLYPHÈME, la voix un peu tremblante.
Que faisaient-ils ?… réponds…
LYCAS
Rien.
POLYPHÈME
Rien ?… que disaient-ils ?
LYCAS
Je ne sais.
POLYPHÈME
Ah ! voyons !
Lycas, cherchant un moment.
Galatée a trouvé tes fruits… Mais ta main tremble !… 12
POLYPHÈME
Ce n'est rien.
LYCAS
400 Ils les ont alors mangés ensemble.
Galatée en mettait à la bouche d'Acis. 12
C'était drôle !… ils riaient… tu comprends…
POLYPHÈME
Oui, mon fils.
LYCAS
Moi, je ne l'aime pas, Acis ; son air m'agace. 12
POLYPHÈME
Pourquoi ?
LYCAS
Quand il est là, toujours, quoi que je fasse
405 Je suis grondé ! Jamais je n'ai part à leurs jeux, 12
Jamais je n'ai le droit de rien faire avec eux. 12
POLYPHÈME
Vient-il souvent ici ?
LYCAS
Tous les jours.
POLYPHÈME, à part.
La menteuse !
Haut.
Quand il vient, n'est-ce pas, Galatée est joyeuse ? 12
LYCAS
Qui te l'a dit ?… Tu sais ?… A travers le jardin 12
410 Elle court, elle rit, elle chante et soudain 12
Me couvre de baisers, ou bien me prend sur elle 12
Et me câline… Elle est si bonne et puis si belle !… 12
Acis ne t'aime pas, lui.
POLYPHÈME
Tu crois ?
LYCAS
J'en suis sûr.
Même il a fait de toi des portraits sur un mur… 12
415 Oh ! mais comme ton front tout à coup devient sombre 12
POLYPHÈME, lui prenant le bras, tout bas et d'une voix étranglée.
S'embrassent-ils… parfois ?
LYCAS, étonné.
S'embrasser ?
POLYPHÈME
Oui… dans l'ombre.
Le soir… N'as-tu pas vu ?… Parle, petit enfant, 12
Parle !
LYCAS
Mais… je ne sais… puis ma sœur me défend.
POLYPHÈME
Parle, te dis-je !… Allons !
A part.
Oh ! ces sueurs de honte !
420 Parle ! S'embrassent-ils ?… Ah ! la rage me monte… 12
Le secouant avec violence.
Réponds donc, à la fin !
LYCAS, criant et prêt à pleurer.
Oh ! mais tu me fais mal !
POLYPHÈME, hors de lui.
Réponds !… S'embrassent-ils ?
Lycas, effrayé et tremblant, fait signe que « oui », avec la tête, puis, comprenant d'instinct qu'il cause une grande souffrance, il se jette spontanément dans les bras de Polyphéme.
POLYPHÈME
Ah ! dieux !
Il étreint fébrilement Lycas contre lui ; tous deux sanglotent un moment ; Polyphéme se reprend par degrés.
POLYPHÈME, sombre et accablé.
C'était fatal !
J'ai mieux aimé vider d'un seul trait la douleur ; 12
C'est bien cela : le grand coup de hache en plein cœur ! 12
425 Cent fois j'ai dit qu'ainsi je viendrais à l'apprendre… 12
Fermant les yeux comme prêt à défaillir, et tout bas.
C'est atroce !
Lycas veut s'approcher.
Va-t'en… Tu ne peux pas comprendre.
Laisse-moi… par pitié.
LYCAS, avec tristesse, s'éloignant.
Je m'en vais… au revoir !
POLYPHÈME, pris de remords, le rappelant.
Viens là… . Je t'ai fait mal… mais c'est sans le vouloir. 12
Tu le sais… mon petit.
Il l'embrasse.
LYCAS
Va, ce n'est rien.
Tournant la tête.
Écoute…
J'entends venir.
POLYPHÈME
Va voir.
LYCAS, courant jusqu'au chemin.
430 C'est ma sœur sur la route.
POLYPHÈME, avec un brusque sursaut.
Et seule ?
LYCAS, mentant, d'une voix hésitante.
Seule…
Polyphème se lève et s'avance d'un air menaçant. Lycas alors se jette brusquement vers lui, les mains suppliantes.
Oh ! dis… tu ne lui feras rien,
A Galatée !
POLYPHÈME, l'écartant.
Allons !
LYCAS, Rattachant à lui.
Tu l'aimes, je sais bien…
Elle ne pensait pas te faire de la peine… 12
POLYPHÈME, désignant la grotte.
Va-t'en là !…
Il le repousse si violemment que Lycas tombe. L'enfant se relève doucement, et, sans une plainte, rentre à reculons dans la grotte, en regardant toujours Polyphème, qui reste dans la même attitude, le bras étendu.
POLYPHÈME, seul, avec dégoût contre lui-même.
Je n'ai plus au cœur que de la haine !
Il arpente la scène, dans une muette et terrible agitation. Il cherche un moment, va vers le fond, puis se cache dans le feuillage du côté opposé à celui qu'occupe le lit de Galatée. Silence. On entend les rires de Galatée et d' Acis, qui se rapprochent.
POLYPHÈME
435 Ils viennent ; ils sont loin de croire à mon retour. 12
Pour eux je suis là-haut…
Acis et Galatée entrent, entrelacés.
GALATÉE
Ah ! laisse, mon amour…
Mes cheveux sont défaits… Que je reprenne haleine 12
Un moment… Tu m'as fait trop courir dans la plaine ; 12
Puis, ce méchant taureau qui nous a poursuivis… 12
ACIS
440 C'est ta faute ! Toujours tu ris de mes avis. 12
Je t'avais prévenue…
GALATÉE
Et mes oiseaux ?
ACIS
Sans doute
Des enfants les ont pris.
GALATÉE
J'en étais sûre.
ACIS
Écoute,
Je t'en retrouverai d'autres.
GALATÉE
Mais pas si beaux…
Montrant sa robe.
Tiens, regarde !
ACIS
Quoi donc ?
GALATÉE
Vois ma robe en lambeaux…
445 En t'aidant à cueillir au mur les églantines, 12
Tu m'as comme à plaisir déchirée aux épines. 12
ACIS, railleur.
As-tu poussé des cris pour franchir le torrent ! 12
GALATÉE
Ce n'est pas vrai !… D'ailleurs tu n'étais pas très franc 12
Toi-même… et je t'ai vu reculer… Quelle course !… 12
450 Et cette idée aussi de descendre à la source ! 12
Tous ces affreux sentiers de gros cailloux remplis…. 12
ACIS
Mais tes pieds nus dans l'eau claire sont si jolis ! 12
GALATÉE
Asseyons-nous : j'ai ri, vois-tu, comme une folle ; 12
Je suis lasse.
Elle s'assied sur le banc de gazon qui d'un côté fait tertre et où elle va s'étendre peu à peu avec Acis. Appelant Acis et lui désignant une place auprès d'elle :
Viens, là, l'herbe est ici plus molle.
ACIS, prenant une grande feuille.
Veux-tu que je t'évente ?
GALATÉE
455 Oui, l'air est étouffant.
ACIS
Veux-tu que je te berce aussi comme une enfant ? 12
Il la berce un moment, les yeux tournés vers la montagne.
GALATÉE
Que regardes-tu là ?
ACIS
Le soleil qui se couche…
Dis-moi, n'est-ce pas l'heure où ton maître farouche 12
Revient ?
GALATÉE
Oh ! non !… plus tard… Il traîne son ennui
460 Là-haut, et bien souvent ne rentre que la nuit. 12
ACIS
Et seul, toujours seul… Dieux ! Que son humeur est noire 12
Des jours entiers, il rêve en haut du promontoire, 12
Les yeux fixes. Cent fois ainsi je l'ai trouvé… 12
Même, un jour, ignorant qu'il était observé, 12
465 Je l'ai vu se traîner à genoux dans les ronces, 12
Imitant comme un fou ta voix et tes réponses, 12
Et poussant des sanglots si terribles, vois-tu, 12
Et si tristes qu'au cœur un frisson m'a couru !… 12
Il est très malheureux.
GALATÉE
Bah ! laisse Polyphème.
470 Tu ne vas pourtant pas demander que je l'aime ! 12
ACIS
S'il nous voyait !…
GALATÉE, impatientée.
Encor !…
S'accoudant doucement.
Nous sommes seuls… Le soir
Tombe ; n'entends-tu pas les feuilles s'émouvoir, 12
N'entends-tu pas flotter en rumeurs incertaines 12
Le chœur aux voix d'argent des eaux et des fontaines ? 12
475 Les troupeaux rassemblés descendent des hauteurs ; 12
N'entends-tu pas sonner la corne des pasteurs ?… 12
Taisons-nous.
Au loin de vagues accords, puis un chant.
CHŒUR
Nymphes des bois, nymphes des eaux, 8
Naïades ceintes de roseaux, 8
480 Petites nymphes des ruisseaux, 8
Qui courez tout le jour à travers les étangs 12
Sur les grands nénuphars flottants, 8
Un vent frais s'est levé sur les routes poudreuses : 12
Quittez vos retraites ombreuses 8
485 Et livrez vos bras nus aux brises amoureuses. 12
Les feux du jour sont apaisés… 8
La brise apporte ses baisers 8
Aux grands calices épuisés. 8
Sur la mer aux rumeurs lointaines 8
490 Des voiles s'en vont vers Athènes… 8
Penchez vos longs cheveux au marbre des fontaines. 12
La mer rose palpite au couchant enflammé : 12
Vers le soleil qui meurt que notre hymne s'élève ! 12
Chantons, mes sœurs, voici qu'un jour encor s'achève… 12
495 Chantons, mes sœurs, le soir limpide et parfumé ! 12
Et saluons la nuit, la nuit grave aux longs voiles 12
Qui pose ses pieds bleus sur les nuages d'or 12
Et porte doucement, sous son manteau d'étoiles, 12
Le crépuscule qui s'endort. 8
500 Nymphes des sources, des rivières, 8
Nymphes des bois et des clairières, 8
Enlacez-vous… Tournez sous le feuillage obscur, 12
Tournez, robes d'argent, d'hyacinthe et d'azur… 12
La mer murmure, solitaire, 8
505 Des fleurs se ferment sur la terre, 8
La lune monte avec mystère… 8
Les voix s'éloignent lentement ; aux dernières mesures, Polyphème s'approche comme en rampant et vient se cacher derrière Acis et Galatée.
GALATÉE
Taisons-nous.Oh ! rester ainsi toute la nuit !… 12
Le calme est si profond ! Tout s'endort ; plus un bruit. 12
Un dernier rayon meurt sur le temple d'Hercule. 12
510 C'est étrange, quand vient ainsi le crépuscule, 12
Toujours je sens mon cœur malgré moi se serrer, 12
Et mes yeux, pour un mot, se mettraient à pleurer. 12
ACIS
Même ainsi, près de moi, cette heure te pénètre ? 12
GALATÉE
Oui, ce soir, près de toi plus que jamais peut-être. 12
ACIS
515 C'est que nous éprouvons la présence des dieux : 12
A cette heure le bois devient mystérieux ; 12
D'eux-mêmes, sur le bord des eaux, les roseaux sonnent : 12
La broussaille s'anime et les feuilles frissonnent ; 12
Jusqu'à l'aube, entr'ouvrant les arbres, les Sylvains 12
520 Avec les chèvres-pieds mènent leurs jeux divins ; 12
Les rochers sont vivants ; de grands éclats de rires 12
Sortent des antres noirs où dansent les Satyres, 12
Et la Sirène bleue, en nageant sur le bord, 12
Laisse traîner sa voix comme un grand filet d'or !… 12
525 Même on entend parfois un bruit de meute en chasse 12
Là-haut, les nuits d'hiver… Et c'est Diane qui passe. 12
GALATÉE
T'arriva-t-il jamais de voir les dieux de près ? 12
ACIS
Oui, j'ai vu Pan, un soir… j'étais seul, dans les prés ; 12
On eût dit un grand bouc. Sa poitrine était brune ; 12
530 Les cornes découpaient leurs pointes sur la lune. 12
Des bêtes l'entouraient en cercle. Un jet de feu 12
Sortait de sa prunelle, et je tremblais un peu. 12
GALATÉE
Moi, je mourrais de peur d'une telle aventure… 12
Que fais-tu ?
ACIS
Je dénoue un peu ta chevelure ;
535 Tes cheveux d'une soie égalent la douceur… 12
Ah ! laisse-moi poser la tête sur ton cœur. 12
GALATÉE
Tiens, mon amour, respire aussi mes belles roses ; 12
Elles sont, ce soir même, à mon corsage écloses. 12
ACIS
J'entends battre ton cœur.
GALATÉE
Laisse-moi voir tes yeux :
540 Ils sont plus grands dans l'ombre et me caressent mieux. 12
Pour un simple berger comme ta main est douce ! 12
Tu sais que sur ta joue un léger duvet pousse ? 12
Polyphème se soulève légèrement pour mieux les voir.
— Galatée seule l'a entendu.
ACIS
Pourquoi tressailles-tu ?
GALATÉE
C'est la fraîcheur du soir…
Se penchant sur Acis.
Il faut nous rapprocher encor pour mieux nous voir ! 12
545 Dieux ! Que la solitude alentour est profonde ! 12
On dirait qu'il n'est plus que toi et moi au monde. 12
Montre tes yeux…
ACIS
Les tiens ont la couleur du ciel.
GALATÉE
Les tiens ont la douceur du vin d'or et du miel, 12
De l'eau fraîche du puits quand la soif vous altère, 12
550 De tout ce que je sais de plus doux sur la terre. 12
Oh ! que mon cœur est lourd !… Je ne sais pas pourquoi, 12
Jamais je n'ai senti tant de douceur en moi. 12
Je te trouve si beau !… Ce soir, je voudrais même 12
Me fondre sous tes dents comme un fruit, tant je t'aime ! 12
Et toi, dis, m'aimes-tu ?
ACIS, l'attirant à lui.
555 Penche-toi, viens plus près :
Tu sais bien que l'amour dit tout bas ses secrets… 12
Ta chevelure est comme une eau dorée… Encore !… 12
Il plonge son visage dans la chevelure de Galatée.
Ta bouche !… donne-moi ta bouche !
GALATÉE, à demi pâmée.
Je t'adore !
L'obscurité est presque complète. A ce moment, Polyphème surgit. Brusquement, comme si quelque bouleversement mystérieux se passait en lui, il s'arrête et, lentement, lentement, il abaisse ses poings.
POLYPHÈME, à part, tordant ses mains.
Quel sentiment étrange arrête ainsi mes bras ? 12
560 J'ai beau vouloir… je sens que je ne pourrai pas. 12
Tant d'amour devant moi !… dérision vivante !… 12
Il veut encore s'élancer ; puis reste comme pétrifié.
Je ne peux pas tuer !… Leur bonheur m'épouvante ! 12
Vaincu, il recule lentement.
GALATÉE, se dressant à demi.
N'as-tu pas entendu ce bruit dans le buisson ? 12
Acis, la ramenant à lui, doucement.
Oui, souvent la nuit donne aux feuilles ce frisson. 12
Bruit de baisers.— Polyphème écoute : une brusque poussée de fureur le rejette en avant ; puis il s'arrête, raidi de souffrance.
POLYPHÈME, à part.
565 Oh ! ces larges baisers qui tombent goutte à goutte ! 12
GALATÉE
Entends-tu ces pêcheurs qui passent sur la route ? 12
Vois-tu, mêlés ainsi dans un même soupir, 12
Cela ne me ferait presque rien de mourir… 12
Polyphème étouffe un cri de désespoir et brusquement s'enfonce dans la forêt…
GALATÉE, se dressant encore.
N'as-tu pas cette fois vu se mouvoir une ombre ?… 12
ACIS
570 Non, je n'aperçois rien… C'est quelque branche sombre. 12
GALATÉE, se levant du tertre.
N'importe, j'aime mieux que nous nous séparions. 12
Doucement.
Va-t'en.
ACIS
Partir déjà ?… Quand, aux premiers rayons
De la lune, la mer est à peine argentée ? 12
GALATÉE
Oui, va-t'en : malgré moi mon âme est agitée. 12
575 Cette nuit est, vois-tu, si douce que j'ai peur. 12
Comme un vase trop plein de répandre mon cœur. 12
Va-t'en… Je te verrai demain soir à l'orée 12
Du bois… Adieu !… Je t'aime !
Ils s'embrassent.
ACIS
Adieu… mon adorée !
Galatée, remontant la scène ; de loin.
Prends le sentier qui va de la vigne aux étangs : 12
580 Mes yeux pourront ainsi te suivre plus longtemps. 12
Elle reste un moment accoudée à un arbre. — Grand silence. Elle redescend, pensive.
Il est parti… Pourquoi faut-il que l'heure arrive 12
De se quitter ainsi l'âme encor toute vive ?… 12
Demain… Demain !… Un jour est si long à finir ! 12
Mais je veux jusqu'à l'aube avec mon souvenir 12
585 M'endormir sous le ciel les deux mains enlacées, 12
En serrant sur mon cœur mes plus douces pensées. 12
Elle contemple la nuit.
Comme la terre est douce et le firmament pur ! 12
Tout un scintillement fait palpiter l'azur. 12
Elle fait quelque pas, puis semble écouter avec recueillement.
Le silence est sonore et ressemble, ô merveille ! 12
590 Au bruit d'un coquillage appuyé sur l'oreille… 12
Même je suis saisie en entendant ma voix. 12
Tout dort… et seuls des feux de bergers, par endroits, 12
Font au sommet des monts une petite flamme. 12
Elle demeure un moment rêveuse. Soudain on entend un grand cri terrible, suivi d'un grand silence.
Oh ! ce cri !… c'est affreux… J'en ai froid jusqu'à l'âme ! 12
Elle court au fond de la scène, éperdue.
Acis !… C'est toi ?…
Elle écoute.
595 Mais non, j'entends sur le chemin
Sa chanson… Mon cœur bat à rompre sous ma main. 12
Respirant.
Alors, c'est sur les monts, là-haut, dans quelque gorge, 12
Quelque monstre blessé que Polyphème égorge. 12
Elle écoute un moment encore.
Oui, car tout redevient déjà silencieux… 12
600 Rien… plus rien que le bruit des vagues sous les cieux… 12
Dieux, que le doux sommeil descende sur ma couche ! 12
Elle retire lentement ses voiles, s'asseyant sur sa couchette.
Ah ! les baisers d'Acis sont encor sur ma bouche… 12
Elle s'étend et murmure ces derniers vers comme en songe, en diminuant toujours, pour exhaler le dernier comme un soupir.
Je veux le croire encore auprès de moi… Je veux 12
L'entendre encor parler… tout bas… dans mes cheveux. 12
605 Et sous la nuit sereine, où s'apaisent les fièvres, 12
M'endormir… l'âme heureuse… et son nom sur mes lèvres. 12
Elle s'endort.— La scène reste vide un moment. Soudain de rauques gémissements s'élèvent
POLYPHÈME, appelant.
Lycas !… Lycas !…
Il entre, les bras en avant, tâtonnant.
LYCAS, sortant de la grotte.
C'est toi ?…
POLYPHÈME
C'est moi, mon enfant… Viens,
Approche-toi.
LYCAS
Qu'as-tu ?
POLYPHÈME
Prends mes doigts dans les tiens.
LYCAS
Tes mains tremblent… J'ai peur !… Ta démarche chancelle. 12
610 Oh ! c'est affreux… Du sang sur ta barbe ruisselle ! 12
Réponds-moi… Quels malheurs te sont donc arrivés ? 12
POLYPHÈME
Je ne vois plus.
LYCAS
Aveugle ?
POLYPHÈME
Oui, mes yeux sont crevés !
Conduis-moi, mon enfant.
LYCAS
Horreur !… Est-ce possible !…
POLYPHÈME
N'as-tu pas entendu comme un grand cri terrible, 12
Dans la nuit, tout à l'heure ?
LYCAS
Oui.
POLYPHÈME
C'était moi.
LYCAS
615 Grands dieux !
POLYPHEME
Oui, j'ai crevé mes yeux ! Oui, j'ai crevé mes yeux !… 12
Mes yeux, mes pauvres yeux, si joyeux à l'aurore… 12
Après ce que j'ai vu, pouvaient-ils voir encore ? 12
J'ai couru dans les champs devant moi comme un fou. 12
620 J'allais… J'aurais voulu m'enfoncer dans un trou, 12
J'aurais voulu sur moi qu'on entassât des pierres ! 12
Mais je les avais là, tous deux, sous les paupières, 12
Enlacés et buvant leur amour à pleine âme !… 12
Oh ! cette vision de caresse et de flamme, 12
625 La sentir implacable à mon front s'attacher !… 12
Comme une robe en feu j'ai voulu l'arracher ! 12
Et maintenant, levant mes prunelles funèbres, 12
Je suis le malheureux qui tâtonne aux ténèbres… 12
C'est bien ainsi, d'ailleurs. J'absous la trahison : 12
630 Les dieux avec l'amour leur ont donné raison… 12
Mais livrer en jouet son âme pantelante, 12
Avoir à chaque fibre une goutte sanglante, 12
Ne plus garder un coin qui ne souffre en son cœur… 12
J'ai mieux aimé d'un coup dépasser mon malheur ! 12
Appelant
Lycas !
LYCAS
Oui.
POLYPHÈME
Galatée ?
LYCAS
Elle dort.
POLYPHÈME
635 Que je touche.
Sa robe seulement… Mène-moi vers sa couche. 12
Il s'avance en chancelant, conduit par Lycas.
Est-ce ici ?
LYCAS
Pas encore.
POLYPHEME
Ici ?
LYCAS
Non.
POLYPHÈME
Là ?
LYCAS
Plus près.
POLYPHÈME, s'arrêtant et relevant la tête.
Ah ! j'ai senti frémir la mer et les forêts : 12
Laisse-moi respirer un peu le vent qui passe ; 12
640 C'est comme la pitié de la nuit sur ma face… 12
Se baissant.
Elle est là… Je frissonne… et mon cœur se souvient. 12
LYCAS
J'ai peur… Que vas-tu donc lui faire ?
POLYPHÈME
Ne crains rien…
C'est bien elle !… Voici sa couche de feuillage, 12
Ici sont ses bras nus… et voici son visage… 12
645 Petit oiseau d'amour, ô tout ce que j'aimais ! 12
Mon rayon de soleil !… disparu pour jamais !… 12
T'en vouloir ?… A quoi bon ?… Petite âme imprudente, 12
Tu jouais. Tu riais de ma détresse ardente… 12
Tu riais… Tu riras… sans doute, encor demain. 12
650 Quelques pleurs essuyés du revers de la main, 12
Et ce sera fini… Tu riras… pour lui plaire !… 12
C'est terrible… Et je dis tout cela sans colère. 12
Tout à l'heure un désir effrayant m'a mordu : 12
Fou d'amour et d'horreur, un instant, j'ai voulu. 12
655 Oui, j'ai voulu bondir sur toi comme un sauvage, 12
Et t'écraser la tête aux rochers du rivage ! 12
Mais un éclair étrange a frappé mes pensers, 12
Mes poings levés se sont d'eux-mêmes abaissés 12
Et j'ai senti soudain ma fureur et ma rage 12
660 Crever et ruisseler à flots comme un orage, 12
En laissant à leur place, ayant tout emporté, 12
Une grande souffrance où naissait la bonté. 12
Va, dors bien doucement… Ne crains pas ma justice, 12
Dors sans comprendre même un peu mon sacrifice, 12
Dors…
Il se penche sur le visage de Galatée.
665 Ton souffle est égal. Je n'ai qu'à me baisser
Pour sentir sur mon front ton haleine passer. 12
On dirait que ta bouche entr'ouverte murmure… 12
Il écoute, avec un frisson.
Acis ! toujours Acis !…
Oh ! l'affreuse torture
Est toujours là ! J'ai peur !…
Se raidissant.
Soutenez-moi, grands dieux !
670 Qu'une dernière fois je baise ses cheveux. 12
Il baise la chevelure de Galatée, gravement.
Vents de la mer !… Parfum des bois !… Souffles nocturnes ! 12
Petites fleurs dont la rosée emplit les urnes, 12
Grands arbres doucement par la brise agités, 12
Plaines, coteaux, vallons des nymphes habités, 12
675 Bonne terre et toi, nuit, dont la majesté veille, 12
Protégez à jamais cette enfant qui sommeille… 12
S'abandonnant peu à peu comme malgré lui.
Qu'elle ignore le mal par le mal expié : 12
Ayez pour elle, ayez un peu de ma pitié ! 12
Et puisqu'il n'est ici nul regard que je blesse, 12
680 Puisque nul ne peut voir ma honte et ma faiblesse, 12
Puisque j'ai tant souffert, et que je souffre tant, 12
Ah ! laissez-moi pleurer un peu comme un enfant. 12
Il pleure un moment, à genoux, brisé et sanglotant, puis il se redresse lentement.
C'est fini maintenant, ma force est revenue : 12
Je sens en moi descendre une paix inconnue ; 12
685 Mon cœur se calme et rend à présent sous ma main 12
Un beau son grave et fort, comme une urne d'airain. 12
Touchant Lycas de ses mains tremblantes.
Lycas ! c'est toi… je sens ta douce chevelure… 12
Toi seul as su m'aimer, petite créature : 12
Laisse-moi t'embrasser.
Il l'embrasse.— Ici, musique lointaine et vague jusqu'à la fin.
Tu ne peux pas savoir…
690 Des yeux d'enfant sont si profonds pour qui sait voir ! 12
Toi seul as su parfois sur ta petite bouche 12
Trouver naïvement la parole qui touche… 12
Aime bien Galatée : elle est ta grande sœur ; 12
Aime-la de toute la force de ton cœur ! 12
695 Obéis-lui, sois doux pour elle… Galatée ! 12
Oh ! ce nom où la fleur de sa chair est restée… 12
Adieu, jardins feuillus, pleins d'ombre et de soleil, 12
Jardins étincelants de son rire au réveil, 12
Vergers, bois familiers, frais ruisseaux, lits de mousse, 12
700 Adieu, tout ce qui fait que la terre est si douce… 12
Adieu, ma vie… adieu tout ce qui me fut cher ! 12
LYCAS
Où faut-il te mener, grand ami ?
POLYPHÈME
Vers la mer.
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