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LFT02/LFT02
Jean de LA FONTAINE
1659
LES RIEURS DU BEAU-RICHARD
BALLET
PROLOGUE
Le théâtre représente le carrefour du Beau-Richard à Chateau-Thierry.
UN DES RIEURS parle
Le Beau-Richard tient ses grands jours 8
Et va rétablir son empire. 8
L'année est fertile en bons tours ; 8
Jeunes gens, apprenez à rire. 8
5 Tout devient risible ici-bas, 8
Ce n'est que farce et comédie ; 8
On ne peut quasi faire un pas, 8
Ni tourner le pied qu'on n'en rie. 8
Qui ne rirait des précieux ? 8
10 Qui ne rirait de ces coquettes 8
En qui tout est mystérieux, 8
Et qui font tant les Guillemettes ? 8
Elles parlent d'un certain ton 8
Elles ont un certain langage 8
15 Dont aurait ri l'aîné Caton, 8
Lui qui passait pour homme sage. 8
D'elles pourtant il ne s'agit 8
En la présente comédie : 8
Un bon bourgeois s'y radoucit 8
20 Pour une femme assez jolie. 8
« Faites-moi votre favori 8
Lui dit-il, et laissez-moi faire. » 8
La femme en parle à son mari 8
Qui répond, songeant a l'affaire : 8
25 « Ma femme, il vous faut l'abuser, 8
Car c'est un homme un peu crédule, 8
Sous l'espérance d'un baiser, 8
Faites-lui rendre ma cédule. 8
« Déchirez-la de bout en bout 8
30 Car la somme en est assez grande 8
Toussez après ; ce n'est pas tout : 8
Toussez si haut qu'on vous entende. 8
« Il ne faut pas tarder beaucoup 8
De peur qu'il n'arrive fortune. 8
35 Toussez, toussez encore un coup, 8
Et toussez plutôt deux fois qu'une. » 8
Ainsi fut dit, ainsi fut fait. 8
En certain coin l'époux demeure, 8
Le galant vient frisque et de hait, 8
40 La dame tousse à temps et heure. 8
Le mari sort diligemment, 8
Le galant songe à s'aller pendre ; 8
Mais il y songe seulement : 8
Pour cela n'est-il à reprendre. 8
45 Tous les galants craignent la toux, 8
Elle a souvent troublé la fête. 8
Nous parlons aussi comme époux, 8
Autant nous en pend sur la tête. 8
LES ACTEURS
LE SAVETIER
LA FEMME DU SAVETIER
UN MARCHAND DE BLÉ
UN NOTAIRE
UN MEUNIER et son âne
DEUX CRIBLEURS
La scène est à Château-Thierry sur la place du marché.
LES RIEURS DU BEAU-RICHARD
Le théâtre représente la place du Marché de Château-Thierry. On y distingue, sur le devant, la boutique d'un savetier, peu éloignée du comptoir d'un Marchand de blé.
PREMIÈRE ENTRÉE
UN MARCHAND, ayant devant lui, sur son comptoir, des sacs de blé
J'ai de l'argent, j'ai du bonheur, 8
50 Aux mieux fournis je fais la nique ; 8
Et si j'avais un petit cœur, 8
J'aurais de tout dans ma boutique. 8
SECONDE ENTRÉE
Le Marchand, deux Cribleurs
LES DEUX CRIBLEURS
Monsieur, si vous avez du blé 8
Ou quelque ordure se rencontre, 8
55 Nous vous l'aurons bientôt criblé. 8
LE MARCHAND
Tenez, en voici de la montre. 8
LES CRIBLEURS
Six coups de crible, assurez-vous 8
Que la moindre ordure s'emporte ; 8
Rien ne reste à faire après nous, 8
60 Tant nous criblons de bonne sorte. 8
Les Cribleurs s'en vont.
TROISIÈME ENTRÉE
Le Marchand, un Savetier
LE SAVETIER, sortant de sa boutique,
et s'adressant au Marchand.
Bonjour, Monsieur.
LE MARCHAND
Comment vous va ?
Le ménage est-il à son aise ? 8
LE SAVETIER
Las ! Nous vivons cahin-caha, 8
Étant sans blé, ne vous déplaise. 8
65 À présent on ne gagne rien ; 8
Cependant il faut que l'on vive. 8
LE MARCHAND
Je fais crédit aux gens de bien, 8
Mais je veux qu'un notaire écrive. 8
Voyez ce blé.
LE SAVETIER
Il est bien gris.
LE MARCHAND
70 Cette montre est beaucoup plus nette. 8
LE SAVETIER
Voici mon fait, dites le prix. 8
LE MARCHAND
Quarante écus.
LE SAVETIER
C'est chose faite
Mine dans muid.
LE MARCHAND
C'est un peu fort,
Mettez pourtant la montre en poche. 8
LE SAVETIER
Faut six setiers.
LE MARCHAND
75 J'en suis d'accord.
Le notaire est ici tout proche. 8
Le Savetier sort pour aller quérir un Notaire.
QUATRIÈME ENTRÉE
Le Marchand, un Notaire ; le Savetier, vers la fin
LE NOTAIRE
Avec moi l'on ne craint jamais 8
Les et cætera de notaire ; 8
Tous mes contrats sont fort bien faits 8
80 Quand l'avocat me les fait faire. 8
Il ne faut point recommencer ; 8
C'est un grand cas quand on m'affine 8
Et Sarasin m'a fait passer 8
Un bail d'amour à Socratine. 8
85 Mieux que pas un, sans contredit 8
Je règle une affaire importante. 8
Je signerai, ce m'a-t-on dit, 8
Le mariage de l'Infante. 8
Tandis que le Notaire danse encore, le Savetier entre sur la fin, et dit au Notaire, en montrant le Marchand :
LE SAVETIER
Je dois à Monsieur que voilà 8
90 Et c'est un mot qu'il en faut faire. 8
LE NOTAIRE, écrivant
Par-devant les…, et cætera… 8
C'est notre style de notaire. 8
LE MARCHAND, au notaire
Mettez pour six setiers de blé. 8
Mine dans muid.
LE NOTAIRE
Quelle est la somme ?
LE MARCHAND
Quarante écus.
LE NOTAIRE
95 C'est bon marché.
LE SAVETIER
C'est que Monsieur est honnête homme. 8
LE NOTAIRE
Payable quand ?
LE MARCHAND
À la Saint-Jean.
LE SAVETIER
Jean ne me plaît.
LE MARCHAND
Que vous importe ?
Craignez-vous de voir un sergent 8
100 Le lendemain à votre porte ? 8
LE SAVETIER
À la Saint-Nicolas est bon. 8
LE MARCHAND
Jean… Nicolas… rien ne m'arrête. 8
LE NOTAIRE
C'est d'hiver ?
LE SAVETIER
Oui.
LE NOTAIRE
Signez-vous ?
LE SAVETIER
Non.
LE NOTAIRE
A déclaré… La chose est faite. 8
Le Notaire présente l'obligation étiquetée au Marchand, et dit :
Tenez.
LE MARCHAND, donnant une pièce de quinze sous au notaire
Tenez.
LE NOTAIRE
105 Il ne faut rien.
LE MARCHAND
Cela n'est pas juste, beau sire. 8
LE SAVETIER
Monsieur, je le paierai fort bien 8
En retirant…
LE NOTAIRE
C'est assez dire.
Le Notaire et le Savetier sortent. Le Marchand reste dans sa boutique.
CINQUIÈME ENTRÉE
Un Meunier, et son âne
LE MEUNIER
Celui-là ment bien par ses dents, 8
110 Qui nous fait larrons comme diables : 8
Diables sont noirs, meuniers sont blancs. 8
Mais tous les deux sont misérables. 8
Le meunier semble un Jodelet 8
Farine d'étrange manière ; 8
115 Le diable garde le mulet, 8
Tandis qu'on baise la meunière. 8
Ai-je un mulet, il est quinteux ; 8
Et je ne suis pas mieux en mule ; 8
Si j'ai quelque âne, il est boiteux, 8
120 Au lieu d'avancer il recule. 8
Celui-ci marche a pas comptés ; 8
On le prendrait pour un chanoine. 8
Allons donc, mon âne.
L'ÂNE
Attendez.
Je n'ai pas mangé mon avoine. 8
LE MEUNIER
125 Vous mangerez tout votre soûl. 8
L'ÂNE, sentant une ânesse
Hin-han, hin-han.
LE MEUNIER
Que veut-il dire ?
Hé quoi ! Mon âne, êtes-vous fou ? 8
Vous brayez quand vous voulez rire ! 8
Le Marchand fait délivrer du blé au Meunier : Celui-ci le paye, et tous deux sortent avec l'âne porteur des sacs de blé.
SIXIÈME ENTRÉE
La Femme du Savetier entre d'abord seule, et ensuite le Marchand de blé
LA FEMME
Que mon mari fait l'assoté ! 8
130 Il ne m'appelle que son âme ; 8
Si j'étais homme, en vérité, 8
Je n'aimerais pas tant ma femme. 8
Sur la fin du couplet de la Femme, le Marchand de blé entre, et dit à part en regardant la boutique du Savetier.
LE MARCHAND
Ce logis m'est hypothéqué ; 8
L'homme me doit, la femme est belle, 8
135 Nous ferions bien quelque marché, 8
Non lui et moi, mais moi et elle. 8
Il s'adresse à la femme.
Vous me devez, mais, entre nous, 8
Si vous vouliez… bien à votre aise 8
LA FEMME
Monsieur, pour qui me prenez-vous ? 8
140 Voyez un peu frère Nicaise ! 8
LE MARCHAND
Accordez-moi quelque faveur. 8
LA FEMME
Pourquoi cela ?
LE MARCHAND
Comme ressource ;
Songez que votre serviteur… 8
A beaucoup d'argent dans sa bourse. 8
LA FEMME
145 Je n'ai souci de votre argent. 8
LE MARCHAND
Pour faire court, en trois paroles, 8
La courtoisie ou le sergent, 8
Ou bien payez-moi six pistoles ! 8
LA FEMME
Je suis pauvre, mais j'ai du cœur : 8
150 Plutôt que mes meubles l'on crie, 8
Comme j'ai soin de notre honneur, 8
Je ferai tout.
Le Marchand entre dans la boutique du Savetier.
LE MARCHAND
Ma douce amie
On doit apporter du vin frais, 8
Quelque régal il nous faut faire. 8
SEPTIÈME ENTRÉE
La Femme et le Marchand tous deux dans la boutique,
et un Pâtissier qui apporte la collation
LE PATISSIER
155 Monsieur un tel se met en frais… 8
Il aperçoit le Marchand qui caresse la Femme du Savetier et dit à part :
Oh ! Oh ! Voici bien autre affaire ; 8
Mais ne faisons semblant de rien… 8
Il s'adresse au Marchand et à la Femme.
Bonjour, Monsieur ; bonjour, Madame. 8
LE MARCHAND
Tous tes dauphins ne valent rien. 8
LE PATISSIER
160 En voici de bons, sur mon âme. 8
LE MARCHAND
Mets sur ton livre, pâtissier. 8
Je n'ai pas un sou de monnoie. 8
Le Pâtissier sort, et le Marchand buvant à la santé de la Femme, dit.
LE MARCHAND
À vous !
LA FEMME
À vous !… Mais le papier ?
LE MARCHAND, montrant le papier qui contient l'obligation
que le Savetier a souscrite à son profit.
Le voilà.
LA FEMME
Donnez, que je voie ;
165 Donnez, donnez, mon cher Monsieur ! 8
LE MARCHAND
Quelque sot ! Ardez c'est mon voire. 8
LA FEMME
Je suis vraiment femme d'honneur ; 8
Quand j'ai juré, l'on me peut croire : 8
Déchirez.
LE MARCHAND, déchirant un petit coin de l'obligation
Crac…
LA FEMME
Déchirez donc :
170 Vous n'en déchirez que partie. 8
LE MARCHAND, déchirant le papier en entier
Il est déchiré tout du long. 8
LA FEMME, toussant
Hem !
LE MARCHAND
Qu'avez-vous, ma douce amie ?
LA FEMME, toussant encore un coup
C'est le rhume. Hem !
LE MARCHAND
Foin de la toux !
Assurément, ce sont défaites. 8
HUITIÈME ENTRÉE
LE SAVETIER, accourant en diligence au signal,
et disant d'un air railleur et courroucé
175 Ah ! Monsieur, quoi ! Vous voir chez nous ? 8
C'est trop d'honneur que vous nous faites. 8
LE MARCHAND, se levant
Argent ! Argent !
LE SAVETIER, d'un air menaçant et cherchant à prendre
l'obligation que le Marchand tient a la main
Papier ! Papier !
LE MARCHAND, effrayé
Si je m'oblige à vous le rendre… 8
LE SAVETIER, s'avançant furieux sur le Marchand
Ce n'est rien fait : point de quartier ! 8
180 Je ne me laisse point surprendre. 8
Le Marchand remet le papier au Savetier, et sort de sa boutique
et du théâtre. Le Savetier et sa femme éclatent de rire. L'on danse.
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