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LFT01/LFT01
Jean de LA FONTAINE
1654
L'EUNUQUE
COMÉDIE
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Ce n'est ici qu'une médiocre copie d'un excellent original : peu de personnes ignorent de combien d'agréments est rempli l'Eunuque latin. Le sujet en est simple, comme le prescrivent nos maîtres, il n'est point embrassé d'incidents confus, il n'est point chargé d'ornements inutiles et détachés ; tous les ressorts y remuent la machine, et tous les moyens y acheminent à la fin. Quand au nœud, c'est un des plus beaux, et des moins communs de l'antiquité. Cependant il se fait avec un facilité merveilleuse, et n'a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité que Plaute ignorait, s'y rencontre partout, "le Parasite" n'y est point goulu par delà la vraisemblance, "Le Soldat" n'y est point fanfaron jusqu'à la folie, les expressions y sont pures, les pensées délicates ; et pour comble de louange la nature y instruit tous les personnages, et ne manque jamais de leur suggérer ce qu'ils ont à faire et à dire. je n'aurais jamais fait d'examiner toutes les beautés de "L'Eunuque", les moins clairvoyants s'en sont aperçus aussi bien que moi ; chacun sait que l'ancienne Rome faisait souvent les délices de cet ouvrage, qu'il recevait les applaudissements des honnêtes gens et du peuple, et qu'il passait alors pour une des plus belles productions de cette Venus africaine, dont tous les gens d'esprit sont amoureux. Aussi Térence s'est-il servi des modèles les plus parfaits que la Grèce ait jamais formés ; il avoue être redevable à Ménandre de son sujet, et des caractères du Parasite et du Fanfaron : je ne le dis point pour rendre cette comédie plus recommandable ; au contraire je n'oserais nommer deux si grands personnages, sans crainte de passer pour profane, et pour téméraire, d'avoir osé travailler après eux, et manier indiscrètement ce qui a passé par leurs mains. À la vérité, c'est une faute que j'ai commencée, mais quelques-uns de mes amis me l'ont fait achever : sans eux elle aurait été secrète, et le public n'en aurait rien su : je ne prétends pas non plus empêcher la censure de mon ouvrage, ni que ces noms illustres de Térence et de Ménandre lui tiennent lieu d'un assez puissant bouclier contre toutes sortes d'atteintes ; nous vivons dans un siècle et dans un pays où l'autorité n'est point respectée ; d'ailleurs l'État des Belles-Lettres est entièrement populaire, chacun y a droit de suffrage, et le moindre particulier n'y reconnaît pas de plus souverain juge que soi. Je n'ai donc fait cet avertissement que par une espèce de reconnaissance ; Térence m'a fourni le sujet, les principaux ornements, et les plus beaux traits de cette comédie : pour les vers et pour la conduite, on y trouverait beaucoup plus de défauts, sans les corrections de quelques personnes dont le mérite est universellement honoré. Je tairai leurs noms par respect, bien que ce soit avec quelque sorte de répugnance ; au moins m'est-il permis de déclarer que je leur dois la meilleure et la plus saine partie de ce que je ne dois pas à Térence : quant au reste, peut être le lecteur en jugera-t-il favorablement : quoiqu'il en soit, j'espérerai toujours davantage de sa bonté, que de celle de mes ouvrages.
PERSONNAGES
CHERÉE amant de Pamphile
PARMENON esclave et confident de Phédrie
PAMPHILE maîtresse de Cherée
PHÉDRIE amant de Thaïs
THAÏS maîtresse de Phédrie
THRASON capitan, et rival de Phédrie
GNATON parasite, et confident de Thrason
DAMIS père de Phédrie et de Cherée
CHREMÈS frère de Pamphile
PYTHIE femme de chambre de Thaïs
DORIE servante de Thaïs
DORUS eunuque
SIMALION soldat de Thrason
DONAX soldat de Thrason
SYRISCE soldat de Thrason
SANGA soldat de Thrason
La scène est à Château-Thierry sur la place du marché.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
Phédrie, Parménon
PARMENON
Hé bien ! On vous a dit qu'elle était empêchée : 12
Est-ce là le sujet dont votre âme est touchée ? 12
Peu de chose en amour alarme nos esprits. 12
Mais il n'est pas besoin d'excuser ce mépris ; 12
5 Vous n'écoutez que trop un discours qui vous flatte. 12
PHÉDRIE
Quoi ! Je pourrais encor brûler pour cette ingrate 12
Qui, pour prix de mes vœux, pour fruit de mes travaux, 12
Me ferme son logis, et l'ouvre à mes rivaux ! 12
Non, non, j'ai trop de cœur pour souffrir cette injure ; 12
10 Que Thaïs à son tour me presse et me conjure, 12
Se serve des appas d'un oeil toujours vainqueur, 12
M'ouvre non seulement son logis, mais son cœur. 12
J'aimerais mieux mourir qu'y rentrer de ma vie. 12
D'assez d'autres beautés Athènes est remplie : 12
15 De ce pas à Thaïs va le faire savoir, 12
Et lui dis de ma part…
PARMENON
Adieu, jusqu'au revoir.
PHÉDRIE
Non, non, dis-lui plutôt adieu pour cent années. 12
PARMENON
Peut-être pour cent ans prenez-vous cent journées ; 12
Peut-être pour cent jours prenez-vous cent moments ; 12
20 Car c'est souvent ainsi que comptent les amants. 12
PHÉDRIE
Je saurai désormais compter d'une autre sorte. 12
PARMENON
Pour s'éteindre si tôt votre flamme est trop forte. 12
PHÉDRIE
Un si juste dépit peut l'éteindre en un jour. 12
PARMENON
Plus ce dépit est grand, plus il marque d'amour. 12
25 Croyez-moi, j'ai de l'âge et quelque expérience : 12
Vous l'irez tantôt voir, rempli d'impatience ; 12
L'amour l'emportera sur cet affront reçu ; 12
Et ce puissant dépit, que vous avez conçu, 12
S'effacera d'abord par la moindre des larmes 12
30 Que d'un oeil quasi sec, mais d'un oeil plein de charmes, 12
En pressant sa paupière, elle fera sortir, 12
Savante en l'art des pleurs, comme en l'art de mentir. 12
Et n'accusez que vous si Thaïs en abuse, 12
Qui, dès le premier mot de pardon et d'excuse, 12
35 Lui direz bonnement l'état de votre cœur ; 12
Que bientôt du dépit l'amour s'est fait vainqueur ; 12
Que vous en seriez mort s'il avait fallu feindre. 12
Quoi ! deux jours sans vous voir ? Ah ! C'est trop se contraindre, 12
Je n'en puis plus, Thaïs : vous êtes mon désir, 12
40 Mon seul objet, mon tout ; loin de vous, quel plaisir ? 12
Cela dit, c'en est fait, votre perte est certaine. 12
Cette femme aussitôt, fine, adroite et hautaine, 12
Saura mettre à profit votre peu de vertu, 12
Et triompher de vous, vous voyant abattu. 12
45 Vous n'en pourrez tirer que des promesses vaines, 12
Point de soulagement ni de fin dans vos peines, 12
Rien que discours trompeurs, rien que feux inconstants ; 12
C'est pourquoi songez-y tandis qu'il en est temps : 12
Car, étant rembarqué, prétendre qu'elle agisse 12
50 Plus selon la raison que selon son caprice, 12
C'est fort mal reconnaître et son sexe et l'amour ; 12
Ce ne sont que procès, que querelles d'un jour, 12
Que trêves d'un moment, ou quelque paix fourrée, 12
Injure aussitôt faite, aussitôt réparée, 12
55 Soupçons sans fondement, enfin rien d'assuré. 12
Il vaut mieux n'aimer plus, tout bien considéré. 12
PHÉDRIE
L'amour a ses plaisirs aussi bien que ses peines. 12
PARMENON
Appelez-vous ainsi des faveurs incertaines ? 12
Et, si près de l'affront qui vous vient d'arriver, 12
60 Faites-vous cas d'un bien qu'on ne peut conserver ? 12
PHÉDRIE
Si Thaïs dans sa flamme eût eu de la constance, 12
J'eusse estimé ce bien plus encor qu'on ne pense, 12
Et, bornant mes désirs dans sa possession, 12
J'aurais jusqu'à l'hymen porté ma passion. 12
PARMENON
65 Vous, épouser Thaïs ! Une femme inconnue, 12
Sans amis, sans parents, de tous biens dépourvue, 12
Veuve ; et contre le gré de ceux de qui la voix 12
Dans cette occasion doit régler votre choix ! 12
Ce discours, sans mentir, me surprend et m'étonne. 12
70 Je n'ai pas entrepris de blâmer sa personne : 12
Elle est sage ; et l'accueil qu'en ont tous ses amants 12
N'aboutit, je le crois, qu'à de vains compliments. 12
Mais…
PHÉDRIE
Il suffit, le reste est de peu d'importance.
Thaïs, quoique étrangère, est de noble naissance. 12
75 Qu'importe qu'un époux ait régné sur son cœur ? 12
Sa beauté, toujours même, est encore en sa fleur. 12
Quant aux biens, ce souci n'entre point dans mon âme ; 12
Et je ne prétends pas me vendre à quelque femme 12
Qui, m'ayant acheté pour me donner la loi, 12
80 Se croirait en pouvoir de disposer de moi. 12
En l'état où les dieux ont mis notre famille, 12
Je dois estimer l'or bien moins qu'un oeil qui brille. 12
Aussi le seul devoir a contraint mon désir, 12
Sans que je laisse aux miens le pouvoir de choisir. 12
85 Sans doute à l'épouser j'eusse engagé mon âme : 12
Ne cachons point ici la moitié de sa flamme ; 12
C'est à tort que des miens j'allègue le pouvoir, 12
Et je cède au dépit bien plus qu'à mon devoir. 12
PARMENON
Vous cédez à l'amour plus qu'à votre colère ; 12
90 Ce courroux implacable en soupirs dégénère ; 12
Vous faisiez tantôt peur, et vous faites pitié. 12
Votre cœur, sans mentir, est de bonne amitié ; 12
Ce qu'il a su chérir, rarement il l'abhorre : 12
Il adorait ses fers, il les respecte encore. 12
95 Ces fers à leur captif n'ont rien qu'à se montrer : 12
Qui n'en sort qu'à regret est tout près d'y rentrer. 12
PHÉDRIE
Tais-toi, j'entends du bruit, quelqu'un sort de chez elle. 12
PARMENON
Que vous faites bon guet !
PHÉDRIE
Si c'était ma cruelle ?
PARMENON
Déjà vôtre, bons dieux !
PHÉDRIE
Ah !
PARMENON
Retenez vos pleurs.
PHÉDRIE
100 Je sais qu'elle est perfide ; et je l'aime, et je meurs, 12
Et je me sens mourir, et n'y vois nul remède, 12
Et craindrais d'en trouver, tant l'amour me possède. 12
PARMENON
L'aveu me semble franc, libre, net, ingénu. 12
PHÉDRIE
Tu vois en peu de mots mes sentiments à nu. 12
PARMENON
105 Si je les voyais seul, encor seriez-vous sage ; 12
Mais cette femme en voit autant ou davantage, 12
Et connaît votre mal ; non pas pour vous guérir. 12
PHÉDRIE
Je ne vois rien d'aisé comme d'en discourir ; 12
Mais, si tu ressentais une semblable peine, 12
110 Peut-être verrais-tu ta prudence être vaine. 12
PARMENON
Au moins, s'il faut souffrir, endurez doucement ; 12
L'amour est de soi-même assez plein de tourment, 12
Sans que l'impatience augmente encor le vôtre. 12
Au chagrin de ce mal n'en ajoutez point d'autre : 12
115 Aimez toujours Thaïs, et vous aimez aussi. 12
PHÉDRIE
Le conseil en est bon, mais…
PARMENON
Quoi mais ?
PHÉDRIE
La voici.
PARMENON
Sa présence met donc vos projets en fumée ? 12
PHÉDRIE
Pour ne te point mentir, mon âme en est charmée. 12
SCÈNE II
Phédrie, Thaïs, Parménon
THAÏS
Ah, Phédrie ! Hé bons dieux ! Quoi, vous voir en ce lieu 12
Vraiment vous avez tort : que n'entrez-vous ?
PHÉDRIE
120 Adieu.
THAÏS
Adieu ! Le mot est bon, et vaut que l'on en rie. 12
PHÉDRIE
Quoi ? Thaïs, à l'affront joindre la raillerie ! 12
C'est trop.
THAÏS
De quel affront entendez-vous parler ?
PHÉDRIE
Voyez, qu'il lui sied bien de le dissimuler ! 12
THAÏS
125 Pour le moins dites-moi d'où vient votre colère ? 12
PHÉDRIE
Me gardiez-vous, ingrate, un refus pour salaire ? 12
Après tant de bienfaits, après tant de travaux, 12
M'exclure, et recevoir je ne sais quels rivaux ! 12
THAÏS
Je ne pus autrement, et j'étais empêchée. 12
PHÉDRIE
130 Encor si, comme moi, vous en étiez touchée, 12
Ou bien si, comme vous, je pouvais m'en moquer ! 12
THAÏS
Vous êtes délicat, et facile à piquer. 12
Écoutez mes raisons d'un esprit plus tranquille : 12
Pour quelque autre dessein l'excuse était utile, 12
135 Et vous l'approuverez vous-même assurément. 12
PARMENON
Elle aura par amour renvoyé notre amant, 12
Et par haine sans doute admis l'autre en sa place. 12
THAÏS
Parmenon pourrait-il me faire assez de grâce 12
Pour n'interrompre point un discours commencé ? 12
PARMENON
140 Oui, mais rien que de vrai ne vous sera passé. 12
THAÏS
Pour vous mieux débrouiller le nœud de cette affaire, 12
Je prendrai de plus haut le récit qu'il faut faire. 12
Quoiqu'on ignore ici le nom de mes parents, 12
Ils ont en divers lieux tenu les premiers rangs : 12
145 Samos fut leur patrie, et Rhodes leur demeure. 12
PARMENON
Tout cela peut passer, je n'en dis rien pour l'heure : 12
Il faut voir à quel point vous voulez arriver. 12
THAÏS
Là, tandis que leurs soins étaient de m'élever, 12
On leur fit un présent d'une fille inconnue 12
150 Qui dans Rhodes était pour esclave tenue. 12
Bien qu'elle fût fort jeune, et n'eût lors que quinze ans, 12
Elle nous dit son nom, celui de ses parents, 12
Qu'on l'appelait Pamphile, et qu'elle était d'Attique, 12
Que ses parents avaient encore un fils unique, 12
155 Qu'il se nommait Chromer, que c'était leur espoir. 12
C'est tout ce que l'on put à cet âge en savoir. 12
Chacun jugeait assez qu'elle était de naissance ; 12
Son entretien naïf et rempli d'innocence, 12
Mille charmes divers, sa beauté, sa douceur, 12
160 Me la firent chérir à l'égal d'une sœur. 12
Dès qu'elle fut chez nous, on eut soin de l'instruire. 12
Pour moi, comme j'étais d'un âge à me conduire, 12
À peine on eut appris qu'on me voulait pourvoir, 12
Qu'un jeune homme d'Attique, étant venu nous voir, 12
165 Me recherche, m'obtient, m'amène en cette ville, 12
Où, lorsque je croyais notre hymen plus tranquille, 12
Il mourut ; et, laissant tout mon bien engagé, 12
De mille soins fâcheux mon cœur se voit chargé. 12
Ils accrurent le deuil de ce court hyménée ; 12
170 Et, comme on voit aux maux une suite enchaînée, 12
Le sort, pour m'accabler de cent coups différents, 12
Causa presque aussitôt la mort de mes parents : 12
Un mal contagieux les eut privés de vie, 12
Avant que de ce mal je pusse être avertie. 12
175 Leur bien, jusques alors assez mal ménagé, 12
D'un oncle que j'avais ne fut point négligé ; 12
Avec nos créanciers il en fait le partage, 12
Et sut de mon absence avoir cet avantage. 12
Je l'appris sans dessein de l'aller contester : 12
180 L'ordre que dans ces lieux je devais apporter 12
(Bien moins que le regret d'une mort si funeste) 12
Fit qu'en perdant les miens, j'abandonnai le reste. 12
J'en observai le deuil qu'exigeait mon devoir : 12
Tout un an se passa sans qu'aucun pût me voir. 12
185 Enfin, notre soldat vint m'offrir son service ; 12
Loin de me consoler, ce m'était un supplice. 12
Vous savez qu'on ne peut le souffrir sans ennui ; 12
Je l'ai pourtant souffert, espérant quelque appui. 12
PARMENON
Vous tirez de mon maître encor plus d'assistance. 12
THAÏS
190 Je l'avoue, et voudrais qu'une autre récompense 12
Égalât les bienfaits dont il me sait combler. 12
PARMENON
Hélas ! Le pauvre amant commence à se troubler. 12
PHÉDRIE
Te tairas-tu ? Thaïs, achevez, je vous prie. 12
THAÏS
Au bout de quelque temps Thrason fut en Carie ; 12
195 Et vous savez qu'à peine il était délogé, 12
Qu'on vous vit à m'aimer aussitôt engagé. 12
Vous me vîntes offrir et crédit et fortune : 12
J'en estimai dès lors la faveur peu commune ; 12
Et vous n'ignorez pas combien, depuis ce jour, 12
200 J'ai témoigné de zèle à gagner votre amour. 12
PHÉDRIE
Je crois que Parmenon n'a garde de se taire. 12
PARMENON
En pourriez-vous douter ? Mais où tend ce mystère ? 12
PHÉDRIE
Tu le sauras trop tôt pour mon contentement. 12
THAÏS
Écoutez-moi, de grâce, encore un seul moment. 12
205 Thrason notre soldat, battu par la tempête, 12
Au port des Rhodiens jette l'ancre et s'arrête, 12
Va voir notre famille, y trouve encor le deuil, 12
Mes parents depuis peu renfermés au cercueil, 12
Mon oncle ayant mes biens, cette fille adoptive 12
210 Prête d'être vendue, et traitée en captive. 12
Il l'achète aussitôt pour me la redonner, 12
Puis fait voile en Carie, et, sans y séjourner, 12
Revient en ce pays, où quelque parasite 12
Lui dit qu'en son absence on me rendait visite ; 12
215 Que, s'il avait dessein de me donner ma sœur, 12
À présent méritait quelque insigne faveur. 12
PHÉDRIE
Ne vaudra-t-il pas mieux qu'on lui laisse Pamphile ? 12
THAÏS
Je me résous à suivre un conseil plus utile. 12
Vous savez qu'en ce lieu je n'ai point de parents, 12
220 Qu'il me peut chaque jour naître cent différends ; 12
Et, bien que vous preniez contre tous ma défense, 12
Souvent un contre tous peut manquer de puissance. 12
Souffrez donc que je cherche un appui loin des miens : 12
Je n'en saurais trouver qu'en la rendant aux siens. 12
225 Je ne puis l'obtenir sans quelque complaisance : 12
Il faut donc vous priver deux jours de ma présence ; 12
La peine en est légère, et, ce temps achevé, 12
Le reste vous sera tout entier conservé. 12
Gagne cela sur toi, de grâce, je t'en prie. 12
230 Tu ne me réponds rien, dis-moi, mon cher Phédrie ? 12
PHÉDRIE
Que pourrais-je répondre, ingrate, à ces propos ? 12
Voyez, voyez Thrason : je vous laisse en repos ; 12
Faites-lui la faveur qu'un autre a méritée ; 12
C'est où tend cette histoire assez bien inventée : 12
235 « Une fille inconnue est prise en certains lieux ; 12
On nous en fait présent, elle charme nos yeux ; 12
Thrason vient à m'aimer, vous me rendez visite, 12
Il me quitte, il apprend nos feux d'un parasite ; 12
Les miens perdent le jour, mon oncle prend mes biens, 12
240 Vend la fille à Thrason, je la veux rendre aux siens » ; 12
Et cent autres raisons l'une à l'autre enchaînées ; 12
Puis, enfin, « de me voir privez-vous deux journées ». 12
C'était donc là le but où devait aboutir 12
La fable que chez vous vous venez de bâtir ? 12
245 Sans perdre tant de temps, sans prendre tant de peine, 12
Que ne me disiez-vous : « J'aime le capitaine ; 12
N'opposez point vos feux à cet ardent désir. 12
Vous aurez plus tôt fait d'endurer qu'à loisir 12
Je contente l'ardeur que pour lui j'ai conçue. 12
250 Dites, si vous voulez, que la vôtre est déçue ; 12
Prenez-en pour témoins les hommes et les dieux : 12
Pourvu qu'incessamment il soit devant mes yeux, 12
Il m'importe fort peu de passer pour parjure. » 12
THAÏS
Je vous aime, et pour vous je souffre cette injure. 12
PHÉDRIE
255 Vous m'aimez ! c'est en quoi mon esprit est confus : 12
L'amour peut-il souffrir de semblables refus ? 12
THAÏS
Je ne vous réponds point, de peur de vous déplaire ; 12
Il faut que ma raison cède à votre colère. 12
je ne veux point de temps, non pas même un seul jour, 12
260 Je renonce à ma sœur plutôt qu'à votre amour. 12
PHÉDRIE
Plutôt qu'à mon amour ! Ah ! si du fond de l'âme 12
Ce mot était sorti…
THAÏS
Doutez-vous de ma flamme ?
PHÉDRIE
J'aurai lieu d'en douter si, ce terme fini, 12
Tout autre amant que moi de chez vous n'est banni. 12
THAÏS
Quel terme ?
PHÉDRIE
De deux jours.
THAÏS
Ou trois.
PHÉDRIE
265 Cet « ou » me tue.
THAÏS
Ôtons-le donc.
PARMENON
Enfin sa constance abattue
Cède aux charmes d'un mot : je l'avais bien prévu. 12
PHÉDRIE
À ce que vous savez aujourd'hui j'ai pourvu. 12
Votre sœur peut avoir un eunuque auprès d'elle ; 12
270 J'en viens d'acheter un qui me semble fidèle, 12
Et tantôt Parmenon viendra pour vous l'offrir. 12
Souffrez votre soldat, puisqu'il faut le souffrir ; 12
Mais ne le souffrez point sans beaucoup de contrainte : 12
Donnez-lui seulement l'apparence et la feinte. 12
275 Pendant vos compliments, songez à votre foi ; 12
De corps auprès de lui, de cœur auprès de moi, 12
Rêvez incessamment, chez vous soyez absente. 12
THAÏS
Vous ne demandez rien que Thaïs n'y consente ; 12
Et ce point ne saurait vous être refusé. 12
PHÉDRIE
Adieu.
THAÏS
Comment ! Si tôt ?
PARMENON
280 Que son esprit rusé,
Pour attraper notre homme, a d'art et de souplesse ! 12
THAÏS
Vous voyez mon amour en voyant ma faiblesse ; 12
Je ne vous puis quitter que les larmes aux yeux : 12
Soyez toujours, Phédrie, en la garde des dieux. 12
SCÈNE III
Phédrie, Parménon
PARMENON
285 Est-il dans l'Univers innocence pareille ? 12
Qui la condamnerait en lui prêtant l'oreille ? 12
Que Thaïs a sujet de se plaindre de moi ! 12
C'est un chef-d'œuvre exquis de constance et de foi. 12
PHÉDRIE
N'as-tu pas vu ses yeux laisser tomber des larmes ? 12
290 Pour guérir mon soupçon qu'ils employaient de charmes ! 12
PARMENON
En matière de femme, on ne croit point aux pleurs : 12
Un serpent, je le gage, est caché sous ces fleurs. 12
PHÉDRIE
Non, non, pour ce coup-ci je dois être sans crainte : 12
Ce qu'en obtient Thrason marque trop de contrainte ; 12
295 Peut-être le voit-elle afin de l'épouser ; 12
En ce cas, c'est moi seul que je dois accuser. 12
Que n'ai-je découvert le fond de ma pensée ? 12
Dans un plus haut dessein je l'eusse intéressée ; 12
Elle aurait bientôt su m'assurer de sa foi, 12
300 Bannir tous ses amants, ne vivre que pour moi, 12
Puisque sans cet espoir tu vois qu'on me préfère. 12
Les deux jours expirés, je propose l'affaire ; 12
Il faut ouvrir son cœur, et ne point tant gauchir. 12
PARMENON
Que diront vos parents ?
PHÉDRIE
On pourra les fléchir :
305 Du moins nous attendrons que la Parque cruelle 12
M'ait, par un coup fatal, rendu libre comme elle. 12
Éloignent les destins ce coup qu'il faudra voir, 12
Et fassent que d'ailleurs dépendent mon espoir ! 12
D'une ou d'autre façon je suivrai cette envie, 12
310 Dont tu vois que dépend tout le cours de ma vie. 12
Censure mon projet, ravale sa beauté, 12
Dis ce que tu voudras, le sort en est jeté. 12
Montre-lui cependant l'eunuque sans remise ; 12
Et de peur qu'à l'abord Thaïs ne le méprise, 12
315 Soigne, avant que l'offrir, qu'il soit mieux ajusté, 12
Et que par ton discours son prix soit augmenté. 12
Dis qu'on l'a fait venir des confins de l'Asie, 12
Qu'on l'a pris d'une race entre toutes choisie, 12
Qu'il chante et sait jouer de divers instruments. 12
320 Accompagne le don de quelques compliments : 12
Jure que pour maîtresse il mérite une reine ; 12
Que Thaïs l'est aussi, régnant en souveraine 12
Sur tous mes sentiments ; et mille autres propos. 12
PARMENON
Tenez le tout pour fait, et dormez en repos. 12
PHÉDRIE
325 S'il se peut ; mais aux champs aussi bien qu'à la ville 12
Je sens que mon esprit est toujours peu tranquille : 12
Il me faut toutefois éprouver aujourd'hui 12
Ce qu'ils auront d'appas à flatter mon ennui. 12
PARMENON
À votre prompt retour nous en saurons l'issue. 12
PHÉDRIE
330 Peut-être verras-tu ta croyance déçue. 12
Seulement prends le soin…
PARMENON
Allez, je vous entends.
PARMENON, seul
Ah ! combien l'amour change un homme en peu de temps 12
Devant que le hasard eut offert à sa vue 12
Les fatales beautés dont Thaïs est pourvue, 12
335 Cet amant n'avait rien qui ne fût accompli ; 12
De louables désirs son cœur était rempli ; 12
Il ne prenait de soins que pour la République ; 12
Et même le ménage, où trop tard on s'applique, 12
De ses plus jeunes ans n'était point négligé. 12
340 Aujourd'hui qu'une femme à ses lois l'a rangé, 12
Ce n'est qu'oisiveté, que crainte, que faiblesse : 12
Le nombre des amis, la grandeur, la noblesse, 12
Et tant d'autres degrés pour un jour parvenir 12
Au rang que ses aïeux ont jadis su tenir, 12
345 Sont des noms odieux, dont cette âme abattue 12
A toujours craint de voir sa flamme combattue ; 12
Et quelque bon dessein qu'enfin il ait formé, 12
Il ne saurait quitter ce logis trop aimé. 12
Ne s'en revient-il pas me changer de langage ? 12
SCÈNE V
Phédrie, Parménon
PARMENON
350 Sans mentir, c'est à vous d'entreprendre un voyage. 12
Quoi déjà de retour ! Vous savez vous hâter. 12
PHÉDRIE
Pour te dire le vrai, j'ai peine à la quitter. 12
PARMENON
Du lieu d'où vous venez dites-nous quelque chose : 12
Les champs auraient-ils fait une métamorphose ? 12
355 Et depuis le long temps que vous êtes parti, 12
Ce violent désir s'est-il point amorti ? 12
PHÉDRIE
Pourquoi s'embarrasser d'un voyage inutile ? 12
Si Thrason dès l'abord fait présent de Pamphile, 12
Thaïs ayant sa sœur peut lui manquer de foi. 12
PARMENON
360 Mais s'il retient aussi Pamphile auprès de soi, 12
Connaissant de Thaïs les faveurs incertaines ? 12
PHÉDRIE
Ne puis-je pas toujours attendre dans Athènes ? 12
PARMENON
Deux jours sans vous montrer ?
PHÉDRIE
Quatre, s'il est besoin.
PARMENON
Du bonheur d'un rival vous seriez le témoin ? 12
PHÉDRIE
365 À te dire le vrai, ce seul penser me tue, 12
Et vois bien qu'il vaut mieux m'éloigner de leur vue. 12
Adieu.
PARMENON
Combien de fois voulez-vous revenir ?
PHÉDRIE, revenant :
J'omettais, en effet, qu'il te faut souvenir 12
De m'envoyer quelqu'un, si Thaïs me rappelle ; 12
370 Mais que le messager soit discret et fidèle, 12
Et surtout diligent, c'est le principal point : 12
Pour toi, prends garde à tout, et ne t'épargne point. 12
PARMENON
Je n'ai que trop d'emploi, n'ayez peur que je chôme. 12
PHÉDRIE, revenant
À propos, prends le soin de bien styler notre homme. 12
PARMENON
Quel homme ?
PHÉDRIE
Notre eunuque.
PARMENON
375 À servir d'espion ?
PHÉDRIE
Il le faut employer dans cette occasion. 12
PARMENON, voyant Phédrie s'en aller
Que de desseins en l'air son ardeur se propose ! 12
PHÉDRIE, retournant, et donnant une bourse à Parmenon
Je savais bien qu'encor j'oubliais quelque chose : 12
Aux valets de Thaïs, tiens, fais quelque présent ; 12
380 C'est de tous les secrets le meilleur à présent. 12
PARMENON
Est-ce là le dépit conçu pour cette injure ? 12
N'avez-vous fait serment que pour être parjure ? 12
PHÉDRIE
Voudrais-tu que jamais on ne pût m'apaiser ? 12
PARMENON
Votre bon naturel ne se peut trop priser : 12
385 Qui pardonne aisément mérite qu'on le loue. 12
PHÉDRIE
Vraiment je suis d'avis qu'un esclave me joue, 12
Qu'il tranche du railleur, qu'il fasse l'entendu. 12
PARMENON
Quoi ! Vous voulez qu'encor tout ceci soit perdu ? 12
PHÉDRIE
Garde bien au retour de m'en rendre une obole. 12
PARMENON
390 Vous serez obéi, Monsieur, sur ma parole. 12
PHÉDRIE
Je l'entends d'autre sorte, et veux qu'on donne à tous. 12
PARMENON
Nous pouvons leur donner, et retenir pour nous. 12
PHÉDRIE
Adieu ; que du soldat sur tous il te souvienne. 12
PARMENON
Fuyons vite d'ici, de peur qu'il ne revienne. 12
ACTE II
GNATON
395 Que le pouvoir est grand du bel art de flatter ! 12
Qu'on voit d'honnêtes gens par cet art subsister ! 12
Qu'il s'offre peu d'emplois que le sien ne surpasse, 12
Et qu'entre l'homme et l'homme il sait mettre d'espace ! 12
Un de mes compagnons, qu'autrefois on a vu 12
400 Des dons de la fortune abondamment pourvu, 12
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves 12
Voulait être servi par un monde d'esclaves, 12
Devenu maintenant moins superbe et moins fier, 12
S'estimerait heureux d'être mon estafier. 12
405 Naguère en m'arrêtant il m'a traité de maître ; 12
Le long temps et l'habit me l'ont fait méconnaître, 12
Autant qu'il était propre, aujourd'hui négligé : 12
Je l'ai trouvé d'abord tout triste et tout changé. 12
« Est-ce vous ? » ai-je dit. Aussitôt il me conte 12
410 Les malheurs qui causaient son chagrin et sa honte ; 12
Qu'ayant été d'humeur à ne se plaindre rien , 12
Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien, 12
Et qu'un jeûne forcé le rendait ainsi blême. 12
« Pauvre homme ! n'as-tu point de ressource en toi-même ? 12
415 Ai-je répondu lors ; et ton cœur abattu 12
Manque-t-il au besoin d'adresse et de vertu ? 12
Compare à ce teint frais ta peau noire et flétrie ; 12
J'ai tout, et je n'ai rien que par mon industrie. 12
À moins que d'en avoir pour gagner un repas, 12
420 Les morceaux tout rôtis ne te chercheront pas. 12
Enfin veux-tu dîner n'ayant plus de marmite ? 12
Imite mon exemple, et fais-toi parasite ; 12
Tu ne saurais choisir un plus noble métier. 12
— Gardez-en, m'a-t-il dit, le profit tout entier : 12
425 On ne m'a jamais vu ni flatteur, ni parjure : 12
Je ne saurais souffrir ni de coup, ni d'injure ; 12
Et, lorsque j'ai d'un bras senti la pesanteur, 12
Je ne suis point ingrat envers mon bienfaiteur. 12
D'ailleurs faire l'agent, et d'amour s'entremettre, 12
430 Couler dans une main le présent et la lettre, 12
Préparer les logis, faire le compliment ; 12
Quand Monsieur est entré, sortir adroitement, 12
Avoir soin que toujours la porte soit fermée, 12
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée ; 12
435 C'est ce que je ne puis, ni ne veux pratiquer. 12
Adieu. » Moi de sourire, et lui de s'en piquer. 12
« Il s'en trouve, ai-je dit, qu'à bien moins on oblige 12
Et c'est là le vieux jeu qu'à présent je corrige. 12
On voit parmi le monde un tas de sottes gens 12
440 Qui briguent des flatteurs les discours obligeants : 12
Ceux-là me duisent fort ; je fuis ceux qui sont chiches, 12
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches. 12
Je les repais de vent, que je mets à haut prix ; 12
Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits ; 12
445 Sais toujours applaudir, jamais ne contredire ; 12
Être de tous avis, en rien ne les dédire ; 12
Du blanc donner au noir la couleur et le nom ; 12
Dire sur même point tantôt oui, tantôt non. 12
Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe ; 12
450 Je commente cet art, et j'y suis philosophe : 12
Le livre que j'en fais aura, sans contredit, 12
Plus que ceux de Platon, de vogue et de crédit. » 12
Nous nous sommes quittés, remettant la dispute ; 12
J'ai quelque ordre important qu'il faut que j'exécute : 12
455 De la part d'un soldat, que je sers à présent, 12
Je vais trouver Thaïs, et lui faire un présent ; 12
Il est tel que mon âme en est presque tentée : 12
C'est une jeune esclave à Rhodes achetée : 12
L'âge en est de seize ans, l'embonpoint d'un peu plus, 12
460 La taille en marque vingt ; et pour moi je conclus 12
Qu'elle soit, et pour cause, en vertu d'hyménée, 12
Aux désirs d'un époux bientôt abandonnée, 12
Ou je crains fort d'en voir quelque autre possesseur. 12
Ce grand abord de gens au logis de sa sœur, 12
465 Le scrupule des noms d'ingrate et de cruelle, 12
De ces cœurs innocents la pitié criminelle, 12
Cent autres ennemis d'un honneur mal gardé, 12
Marquent le sien perdu, du moins fort hasardé. 12
Mais entre eux le débat. N'étant point ma parente, 12
470 La suite m'en doit être au moins indifférente ; 12
L'exposant au danger sans crainte et sans souci, 12
Je m'en vais la quérir dans un lieu près d'ici ; 12
Et plût à quelque dieu qu'en passant par la rue, 12
Du rival de mon maître elle fût aperçue ! 12
475 Voici son Parmenon qui s'avance à propos ; 12
Pour peu qu'il tarde ici, nous en dirons deux mots. 12
PARMENON
Notre amant, ayant dit mille fois en une heure : 12
« Quoi ! s'éloigner des lieux où mon âme demeure ! 12
N'irai-je pas ? Irai-je ? » Enfin s'est hasardé. 12
480 Et mille fois encor m'a tout recommandé : 12
Que je prenne bien garde au nombre des visites 12
Qu'on peut rendre en personne ou bien par parasites ; 12
Qu'aux environs d'ici nul ne fasse un seul tour 12
Dont mon livre chargé ne l'instruise au retour ; 12
485 Et que, si je surprends le soldat auprès d'elle, 12
Je tienne des clins d'oeil un registre fidèle ; 12
Écrive leurs propos de l'un à l'autre bout, 12
Ne laisse rien passer, et sois présent à tout : 12
Car le sage ne doit qu'à soi-même s'attendre. 12
490 C'eût été pour quelque autre un plaisir de l'entendre ; 12
Moi, qui sans cesse marche, et qui trotte, et qui cours, 12
Je ne ris qu'à demi de semblables discours, 12
Et je souhaiterais, du fond de ma pensée, 12
Que le dieu Cupidon eût la tête cassée : 12
495 Cela ferait grand bien aux pieds de cent valets. 12
J'approche de Thaïs, et voici son palais. 12
Quoi ! j'aperçois aussi notre flatteur à gage ! 12
SCÈNE III
Parménon, Gnaton conduisant Pamphile
PARMENON
Avance, homme de bien !
GNATON
Contemple ce visage.
PARMENON
Le coquin parle en prince, et n'est qu'un gueux parfait. 12
GNATON
500 Tu te penses moquer, je suis prince en effet. 12
PARMENON
Des fous, cela s'entend.
GNATON
Quoi ! des fous ? Il n'est sage
Qui sous moi ne dût faire un an d'apprentissage. 12
PARMENON
En quel art ?
GNATON
De goinfrer.
PARMENON
Je le trouve très beau.
Si tu peux y savoir quelque secret nouveau, 12
505 Il n'est point d'industrie à l'égal de la tienne. 12
GNATON
Va, tu mérites bien que je t'en entretienne ; 12
Seulement traitons-nous un mois à tes dépens. 12
PARMENON
Volontiers : mais dis-moi, sans me mettre en suspens, 12
Quelle est cette beauté qu'en triomphe tu mènes. 12
GNATON
510 Celle qui va bientôt t'épargner mille peines. 12
Je te trouve honnête homme, et suis fort ton valet. 12
D'un mois, par mon moyen, ni lettre, ni poulet, 12
Ni billet à donner, ni réponse à prétendre. 12
PARMENON
Je commence, Gnaton, d'avoir peine à t'entendre. 12
GNATON
515 Ni nuits à faire guet avec tes yeux d'Argus. 12
PARMENON
Tu me gênes l'esprit par ces mots ambigus ; 12
Veux-tu bien m'obliger ?
GNATON
Comment ?
PARMENON
De grâce, achève.
GNATON
Avec toi pour un mois les courses ont fait trêve. 12
PARMENON
Je le crois ; mais encor, dis-m'en quelque raison. 12
GNATON
520 Thaïs, par ce présent, sera toute à Thrason. 12
PARMENON
Je veux qu'il soit ainsi : quelle en sera la suite ? 12
GNATON
Pour un homme subtil, et si plein de conduite, 12
Tu devrais pénétrer et voir un peu plus loin : 12
Je veux, encore un coup, te délivrer de soin. 12
525 Thrason voyant Thaïs, ceux dont elle est aimée 12
Peuvent tous s'assurer que sa porte est fermée : 12
Ton maître comme un autre ; et tu n'entendras plus 12
Ni souhaits impuissants, ni regrets superflus, 12
Ni :« Quel est ton avis ? » ni : « Fais-lui tel message. » 12
PARMENON
530 Ah ! Combien voit de loin l'homme prudent et sage ! 12
J'avais peine à comprendre où tendait ce propos ; 12
Mais, grâce aux Immortels, j'aurai quelque repos. 12
GNATON
Dis : grâces à Gnaton.
PARMENON
Et rien pour cette belle ?
GNATON
À propos, que t'en semble ?
PARMENON, voulant toucher Pamphile :
Ô dieux ! qu'elle est rebelle
535 Du bout du doigt à peine on ose lui toucher. 12
GNATON
Nul mortel que Thrason n'a droit d'en approcher. 12
PARMENON
Pour un si rare objet on peut tout entreprendre. 12
PAMPHILE
Dieux ! Quelle patience il faut pour les entendre ! 12
Gnaton, conduis-moi vite, et ne te raille point. 12
PARMENON
540 De grâce, écoute-moi, je n'ai plus qu'un seul point. 12
GNATON
Dis ce que tu voudras.
PARMENON
Quel est son nom ?
GNATON
Pamphile.
PARMENON
Point d'autre ?
GNATON
Que t'importe ?
PARMENON
Est-elle en cette ville
Depuis un fort long temps ?
GNATON
Ton caquet m'étourdit.
PARMENON
Saurai-je son pays, son âge ?
GNATON
Est-ce tout dit ?
PARMENON
545 Tu te fais trop prier, n'étant pas si beau qu'elle. 12
GNATON
Te confondent les dieux, et toute ta séquelle ! 12
Je te sauve un gibet, te souhaitant ceci. 12
PARMENON
Ton bon vouloir mérite un ample grand-merci : 12
Un jour nous t'en rendrons quelque digne salaire. 12
GNATON
550 Tu le peux sans tarder. Mais n'as-tu point affaire ? 12
PARMENON
Pour toi, quand j'en aurais, je voudrais tout quitter. 12
GNATON
De ce pas à Thaïs viens donc me présenter ; 12
Sers-moi d'introducteur.
PARMENON
Tu ris, mais il n'importe.
Entre seul, tu le peux.
GNATON
Tiens-toi donc à la porte,
555 Et garde qu'on ne laisse entrer dans la maison 12
Quelque autre messager que celui de Thrason ; 12
Je t'en donne l'avis, comme ami de ton maître : 12
Et peut-être qu'un jour il saura reconnaître 12
De quelque bon repas ce conseil important. 12
PARMENON
560 Encor deux jours de vie, et je mourrai content. 12
GNATON
Il te faut bien un mois à la bonne mesure. 12
PARMENON
Non, non, je te rendrai ces mots avec usure, 12
Dans deux jours au plus tard.
GNATON
Nous le verrons. Adieu.
PARMENON
Mon galant est parti : qu'ai-je affaire en ce lieu ? 12
565 J'avais dessein de voir cette sœur prétendue ; 12
Et je me trompe fort, ou c'est peine perdue 12
De s'en aller offrir, après un tel présent, 12
Notre vieillard flétri, chagrin et mal plaisant ; 12
Mais il faut obéir.
SCENE IV
Chérée, Parménon
PARMENON
Où courez-vous, Cherée ?
CHERÉE
570 C'en est fait, Parmenon, ma perte est assurée. 12
PARMENON
Comment ?
CHERÉE
L'as-tu point vue en passant par ces lieux ?
PARMENON
Qui ?
CHERÉE
Certaine beauté, qui, s'offrant à mes yeux,
N'a rien fait que paraître, et s'est évanouie. 12
PARMENON
Vous en avez la vue encor toute éblouie. 12
CHERÉE
575 Ô dieux ! Mais où chercher ? Que le maudit procès 12
Puisse avoir quelque jour un sinistre succès ! 12
PARMENON
Comment ? Quoi ? Quel procès ?
CHERÉE
Ah ! Si tu l'avais vue !
PARMENON
Et qui ?
CHERÉE
Cette beauté de mille attraits pourvue.
PARMENON
Hé bien ?
CHERÉE
Tu l'aimerais, et cet objet charmant
580 Ne peut souffrir qu'un cœur lui résiste un moment. 12
Ne me parle jamais de tes beautés communes ; 12
Leurs caresses me sont à présent importunes, 12
Rien que de celle-ci mon cœur ne s'entretient. 12
PARMENON
Vraiment ! C'est à ce coup que le bon homme en tient. 12
585 L'un de ses fils aimait ; l'autre, plein de furie, 12
Passera les transports de son frère Phédrie. 12
De l'humeur dont je sais que le cadet est né, 12
Ce ne sera que jeu, dans deux jours, de l'aîné. 12
CHERÉE
Aussi ne saurait-il avoir l'âme charmée 12
590 Des traits d'une beauté plus digne d'être aimée. 12
PARMENON
Peut-être.
CHERÉE
En doutes-tu ?
PARMENON
C'est un trop long discours.
Vous aimez ?
CHERÉE
À tel point que si d'un prompt secours…
PARMENON
Tout beau, demeurons là, ne marchons pas si vite : 12
Où prétendez-vous donc ce soir aller au gîte ? 12
CHERÉE
595 Hélas ! S'il se pouvait, chez l'aimable beauté. 12
PARMENON
Certes, pour un malade il n'est point dégoûté. 12
CHERÉE
Tu ris et je me meurs.
PARMENON
Mais encor, quel remède
Faudrait-il apporter au mal qui vous possède ? 12
CHERÉE
De ce mot de remède en vain tu m'entretiens, 12
600 Si par tes prompts efforts bientôt je ne l'obtiens. 12
Tu m'as dit tant de fois : « Essayez mon adresse ; 12
Votre âge le permet, aimez, faites maîtresse. » 12
J'aime, j'en ai fait une : achève, et montre-moi 12
Que mon cœur se pouvait engager sur ta foi. 12
PARMENON
605 Je l'ai dit en riant, et sans croire votre âme, 12
Pour un discours en l'air, susceptible de flamme. 12
CHERÉE
Qu'il ait été promis ou de bon ou par jeu ; 12
Si tes soins, Parmenon, ne me livrent dans peu 12
Cette même beauté qui captive mon âme, 12
610 Je ne vois que la mort pour terminer ma flamme. 12
PARMENON
Dépeignez-la-moi donc.
CHERÉE
Elle est jeune, en bon point.
PARMENON
Celui qui la menait ?
CHERÉE
Je ne le connais point.
PARMENON
Le nom d'elle ?
CHERÉE
Aussi peu.
PARMENON
Son logis ?
CHERÉE
Tout de même ?
PARMENON
Vous ne savez donc rien !
CHERÉE
Rien, sinon que je l'aime.
PARMENON
615 Me voilà bien instruit. Quel chemin ont-ils pris ? 12
CHERÉE
Tandis qu'elle arrêtait mes sens et mes esprits, 12
Notre hôte Archidemide, avec son front sévère, 12
Est venu m'aborder, et m'a dit que mon père 12
Ne faillît pas demain d'être son défenseur 12
620 Contre l'injuste effort d'un puissant agresseur ; 12
Et, comme les vieillards sont longs en toute chose, 12
D'un récit ennuyeux il m'a déduit sa cause, 12
Tant qu'après notre adieu je n'ai plus aperçu 12
L'objet de ce désir qu'en passant j'ai conçu. 12
PARMENON
C'est être malheureux.
CHERÉE
625 Autant qu'homme du monde.
PARMENON
Vous l'avez bien maudit
CHERÉE
Que le Ciel le confonde !
Depuis plus de deux ans nous ne nous étions vus. 12
PARMENON
Il se rencontre ainsi des malheurs imprévus. 12
Celui qui la menait est quelque homme de mine ? 12
CHERÉE
630 Rien moins. Tu le croirais un pilier de cuisine ; 12
Et lui seul, sans mentir, est aussi gras que deux. 12
PARMENON
Son habit ?
CHERÉE
Fort usé.
PARMENON
Leur train ?
CHERÉE
Je n'ai vu qu'eux.
PARMENON
C'est elle assurément.
CHERÉE
Qui ?
PARMENON
Rassurez votre âme ;
Je connais maintenant l'objet de votre flamme… 12
CHERÉE
L'as-tu vue ?
PARMENON
Elle-même.
CHERÉE
635 Et tu sais son logis ?
PARMENON
Je le sais.
CHERÉE
Parmenon, dis-le-moi.
PARMENON
Chez Thaïs.
Comme ils venaient d'entrer, je vous ai vu paraître ; 12
C'est un don que lui fait le rival de mon maître. 12
CHERÉE
Il doit être puissant.
PARMENON
Plus en bruit qu'en effet
CHERÉE
640 Qu'il m'en fasse un pareil, j'en serais satisfait. 12
PARMENON
On vous croit sans jurer.
PARMENON
Mais qu'en pense Phédrie ?
Je n'y vois point pour lui sujet de raillerie. 12
Qui saurait son présent le plaindrait beaucoup plus. 12
CHERÉE
Quel présent ?
PARMENON
Un vieillard impuissant et perclus,
645 Sans esprit, sans vigueur, sans barbe, sans perruque, 12
Un spectre, un songe, un rien, pour tout dire un eunuque, 12
Dont encore il prétend, contre toute raison, 12
Pouvoir contrecarrer le présent de Thrason. 12
Si l'on nous laisse entrer, je veux perdre la vie. 12
CHERÉE
650 S'il est aussi reçu, qu'il me donne d'envie ! 12
PARMENON
Vous préservent les dieux d'un heur pareil au sien ! 12
Ce serait pour Pamphile un mauvais entretien. 12
CHERÉE
Quoi ! garder une fille et si jeune et si belle, 12
Coucher en même chambre, et manger auprès d'elle, 12
655 La voir à tout moment sans crainte et sans soupçon, 12
Tu ne voudrais pas être heureux de la façon ? 12
PARMENON
Vous pouvez aisément avoir cette fortune : 12
La ruse est assurée autant qu'elle est commune. 12
D'un voyage lointain depuis peu revenu, 12
660 Sans doute chez Thaïs vous êtes inconnu : 12
Il faut prendre l'habit que notre eunuque porte : 12
Vous passerez pour lui, déguisé de la sorte. 12
Votre menton sans poil y doit beaucoup aider. 12
CHERÉE
Et l'on me donnera cette belle à garder ? 12
PARMENON
665 Et sans doute à garder vous aurez cette belle. 12
Mais après ?
CHERÉE
Innocent ! Je puis lors auprès d'elle
Boire, manger, dormir, lui parler en secret. 12
PARMENON
Usez-en tout au moins comme un homme discret. 12
CHERÉE
Tu ris ?
PARMENON
Des vains projets où l'amour vous emporte.
670 Vous vous croyez dedans avant qu'être à la porte : 12
Et, sans savoir encor quelle est cette beauté, 12
D'un espoir amoureux votre cœur est flatté : 12
Il faut auparavant s'acquérir une entrée. 12
CHERÉE
L'échange proposé me la rend assurée. 12
PARMENON
Oui, s'il se pouvait faire.
CHERÉE
675 À d'autres, Parmenon !
PARMENON
Quoi ! vous avez donc cru que c'était tout de bon ? 12
CHERÉE
Tout de bon ou par jeu, derechef il n'importe ; 12
Et, si je ne l'obtiens, ou d'une ou d'autre sorte, 12
Je suis mort.
PARMENON
Mais avant que de vous engager,
680 Pesez, encore un coup, la grandeur du danger. 12
CHERÉE
Trop de raisonnement peut nuire en telle affaire : 12
L'occasion se perd tandis qu'on délibère 12
Un autre la prendra, j'en aurai du regret. 12
PARMENON
Mais au moins pourrez-vous me garder le secret ? 12
CHERÉE
Ne crains rien.
PARMENON
685 Priez donc Amour qu'il favorise
De quelque bon succès cette haute entreprise. 12
CHERÉE
Amour ! si sa beauté peut s'offrir à mes sens, 12
Tu ne manqueras plus ni d'autels, ni d'encens 12
ACTE III
THRASON
Il faut dire le vrai, j'en voulais à Pamphile ; 12
690 Et, bien que pour Thaïs une amour plus facile 12
Étouffât celle-ci presque encore au berceau, 12
Sans mentir j'ai regret de perdre un tel morceau. 12
Je ne sais quel remords tient mon âme occupée ; 12
Mais encore être ainsi de mes mains échappée, 12
695 C'est le comble du mal, et souffrir qu'un enfant 12
Des lacs d'un vieux routier se sauve en triomphant. 12
Me préservent les dieux d'une beauté naissante ! 12
Il n'est point de méthode en amour si puissante 12
Qui ne fût inutile à qui s'en piqueroit ; 12
700 Souvent ces jeunes cœurs sont plus durs qu'on ne croit ; 12
Pour gagner son amour, je ne sais point de voie : 12
C'est un fort à tenir aussi longtemps que Troie. 12
J'aurais, sans me vanter, depuis qu'elle est chez moi, 12
Réduit à la raison quatre filles de roi. 12
705 J'eusse pu l'épouser, mais je fuis la contrainte ; 12
Le seul nom de l'hymen me fait frémir de crainte ; 12
Et je ne voudrais pas que mon cœur fût touché 12
De l'espoir d'un royaume à Pamphile attaché. 12
Rien n'est tel, à qui craint une femme importune, 12
710 Que de vivre en soldat, et chercher sa fortune. 12
On se pousse partout, on risque sans souci, 12
Et qui n'y gagne rien n'y peut rien perdre aussi. 12
Mais rarement Thrason se plaint-il d'une dame ; 12
Jusqu'ici peu d'objets ont régné sur son âme 12
715 Sans payer son amour d'une ou d'autre façon. 12
Phédrie en pourrait bien avoir quelque leçon ; 12
Je n'en pense pas plus, n'étant point d'humeur vaine. 12
Voyons si notre agent aura perdu sa peine : 12
Le voici qui s'approche.
SCÈNE II
Thraston, Gnaton
THRASON
Hé bien, qu'as-tu gagné ?
GNATON
720 Que de peine, Seigneur, vous m'avez épargné ! 12
Je vous allais chercher au port et dans la place. 12
THRASON
Tu me rapportes donc des actions de grâce ? 12
GNATON
Le faut-il demander ? J'en suis tout en chaleur. 12
THRASON
Enfin le don lui plaît ?
GNATON
Non tant pour la valeur,
725 Que pour venir de vous ; c'est là ce qui la touche, 12
Et ce qu'à tous moments elle a dedans la bouche, 12
Comme un des plus grands biens qu'elle ait jamais reçus. 12
Vous ririez de loisir triompher là-dessus. 12
THRASON
Ce qui vient de ma part cause ainsi de la joie ; 12
730 J'ai cent fois plus de gré d'un bouquet que j'envoie, 12
Qu'un autre n'en aurait de quelque don de prix, 12
Fût-ce même un trésor.
GNATON
Vivent les bons esprits !
Il n'est, à bien parler, que manière à tout faire. 12
D'un travail de dix ans ce que le sot espère, 12
735 L'honnête homme, d'un mot, le lui viendra ravir. 12
THRASON
Aussi le roi m'emploie, et j'ai su le servir 12
À la guerre, en amour, auprès de ses maîtresses, 12
Quoique j'eusse souvent ma part de leurs caresses. 12
GNATON
Mais s'il l'apprend aussi ?
THRASON
Gnaton, soyez discret.
740 Je ne découvre pas à tous un tel secret. 12
GNATON
C'est fait en homme sage.
Tout bas, se tournant.
Il l'a dit à cent autres.
Haut.
Le roi n'agréait donc autres soins que les vôtres ? 12
THRASON
Que les miens ; et parfois se trouvant dégoûté 12
Du tracas importun qui suit la royauté, 12
745 Comme s'il eût voulu… tu comprends ma pensée ? 12
GNATON
Prendre un peu de bon temps, toute affaire laissée. 12
THRASON
Cela même. Aussitôt il m'envoyait quérir : 12
Seuls, ainsi nous passions les jours à discourir 12
De cent contes plaisants que je lui savais faire ; 12
750 Et s'il se présentait quelque importante affaire, 12
Après avoir le tout entre nous disposé, 12
Son conseil n'en avait qu'un reste déguisé ; 12
Et Souvent, malgré tous, ma Voix était suivie. 12
GNATON
Lors chacun d'enrager, Mourir, Crever d'envie ? 12
THRASON
Et Thrason de s'en rire.
GNATON
755 À l'oreille du roi ?
THRASON
Qui peut te l'avoir dit ?
GNATON
C'est qu'ainsi je le crois.
THRASON
Sur ce propos, un jour qu'il remarquait leur peine, 12
Le chef des éléphants, appelé Métasthène, 12
Des plus considérés près du prince à présent, 12
760 Ne se put revancher d'un trait assez plaisant. 12
Il mâchait de dépit quelque mot dans sa bouche, 12
Et me tournant les yeux : « Qui vous rend si farouche ? 12
Sont-ce les bêtes, dis-je, à qui vous commandez ? » 12
GNATON
Et le roi, qu'en dit-il ?
THRASON
Nous étant regardés,
765 Il ne put à la fin s'empêcher de sourire. 12
Je dis, sans vanité, peu de mots qu'il n'admire. 12
GNATON
Comme vous en parlez, c'est un prince poli. 12
THRASON
Peu d'hommes ont, de vrai, l'esprit aussi joli : 12
Surtout il s'entend bien à placer son estime.. 12
GNATON
770 Celle-qu'il fait de vous me semble légitime 12
THRASON
T'ai-je dit un bon mot, qu'en un bal invité… 12
GNATON
Non.
Bas, se tournant.
Plus de mille fois il me l'a raconté.
THRASON
Nous étions régalés du satrape Orosmède, 12
Chacun avait sa nymphe : alors un Ganymède 12
775 Approchant de la mienne, aussitôt je lui dis 12
Que les restes de Mars seraient pour Adonis. 12
GNATON
Le jeune homme rougit ?
THRASON
Belle demande à faire !
il rougit, et d'abord fut contraint de se taire : 12
Depuis chacun m'a craint
GNATON
Avec juste raison
780 N'ont-ils point un recueil des bons mots de Thrason. 12
THRASON
Je t'en conterais cent ; mais changeons de matière 12
Thaïs, comme tu sais, est femme assez altière, 12
Jalouse, et d'un esprit à tout craindre de moi : 12
Dois-je, en quittant sa sœur, lui confirmer ma foi ? 12
GNATON
785 Rien moins. Il vaut bien mieux la tenir en cervelle. 12
Ayez toujours en main quelque amitié nouvelle 12
De ce secret d'amour l'effet n'est pas petit ; 12
C'est par là qu'on maintient les cœurs en appétit 12
Et qu'on accroît l'amour au lieu de le détruire. 12
790 Mais je fais des leçons à qui devrait m'instruire. 12
THRASON
Comment un tel secret a-t-il pu m'échapper ? 12
GNATON
Des soins plus importants pouvaient vous occuper ; 12
Vous rêviez, je m'assure, à quelque haut fait d'armes. 12
THRASON
Il est vrai que la guerre a pour moi de tels charmes 12
795 Qu'ils me font oublier tous les autres plaisirs. 12
THRASON
Mais l'amour trouve aussi sa part dans vos désirs ? 12
THRASON
Entre Mars et Vénus mon cœur se sent suspendre, 12
Est recherché des deux, ne sait auquel entendre. 12
Laissons là leur débat. Quel traité m'as-tu fait ? 12
GNATON
800 Tel qu'un plus amoureux en serait satisfait ; 12
Thaïs se veut purger de tous sujets de plainte : 12
Deux jours, par mon moyen, sans rival et sans crainte 12
Vous lui rendrez visite en dépit des jaloux. 12
THRASON
Je t'aime.
GNATON
Et du dîner sur moi reposez-vous ;
805 Je l'ai fait, en passant, apprêter chez votre hôte. 12
THRASON
De faim jamais Gnaton ne mourra par sa faute. 12
GNATON
Qu'y faire ? il faut bien vivre ici comme autre part. 12
GNATON
Retourne chez Thaïs, et dis-lui qu'il est tard. 12
SCÈNE III
Thaïs, Thrason, Gnaton
THAÏS
Il n'en est pas besoin, je viens sans qu'on m'appelle. 12
THRASON
Sais-je faire un présent ?
THAÏS
810 Certes la chose est belle ;
Mais je n'estime au don que le lieu dont il vient. 12
GNATON
Notre dîner est prêt, S'il ne vous en souvient. 12
THRASON A Thaïs :
Plus rare et d'autre prix je vous l'aurais donnée. 12
GNATON
Toujours en compliments il se passe une année ; 12
815 Le dîner nous attend, hâtons-nous, c'est assez. 12
THAÏS
Nous ne sommes, Gnaton, pas encor si pressés. 12
Il me faut du logis donner charge à Pythie. 12
GNATON
Tout ira comme il faut, j'en réponds sur ma vie. 12
THAÏS
Sans avoir pris ce soin, je n'ose m'engager. 12
GNATON
820 Puissent mes ennemis de femmes se charger ! 12
Elles n'ont jamais fait ; toujours nouvelle excuse. 12
THAÏS
De vains retardements à tort on nous accuse ; 12
Votre sexe se laisse encor moins gouverner. 12
GNATON
Ne tient-il point à moi que nous n'allions dîner ? 12
THAÏS
825 Ne plaise aux dieux, Gnaton, qu'on ait telle pensée. 12
GNATON
Je ne vous en vois point pour cela plus pressée. 12
THAÏS
Allons, si tu le veux.
SCÈNE IV
Thaïs, Gnaton, Parménon amenant Cherée, Thrason
PARMENON
Un mot auparavant.
GNATON
Nous voici, grâce aux dieux, aussi prêts que devant : 12
Je dînerai demain, s'il plaît à la fortune. 12
830 Fais vite, Parmenon, ta harangue importune. 12
PARMENON
Mon maître, par votre ordre absent de ce séjour, 12
Avecque ce présent vous offre le bonjour. 12
Je ne veux point passer la loi qui m'est prescrite, 12
Ni parler de ses pleurs quand il faut qu'il vous quitte : 12
835 De vous-même à son mal vous pouvez compatir, 12
Et le croire affligé sans l'avoir vu partir. 12
Faisant un don plus riche, il eût eu plus de joie ; 12
Mais au moins de bon cœur croyez qu'il vous l'envoie. 12
THRASON
Le présent peut passer.
THAÏS
Il me charme en effet.
840 Je ne l'aurais pas cru si beau, ni si bien fait. 12
PARMENON
On l'appelle Doris : et quant à son adresse, 12
En tout ce que l'on doit apprendre à la jeunesse 12
On l'a, dès son jeune âge, instruit et façonné. 12
À quoi que de tout temps il se soit adonné, 12
845 Soit aux arts libéraux, soit aux jeux d'exercice, 12
A sauter, à lutter, à courir dans la lice, 12
Il a toujours passé pour un des plus adroits. 12
Enfin, permettez-lui de parler quelquefois, 12
Vous l'entendrez bientôt en conter des plus belles ; 12
850 Il vous entretiendra de cent choses nouvelles. 12
Mon maître cependant n'exige rien de vous : 12
Vous ne le trouverez importun ni jaloux ; 12
Il ne vous contera ni bons mots, ni faits d'armes ; 12
Et vous pourrez, Thaïs, disposer de vos charmes 12
855 Sans craindre qu'il s'offense et vous tienne en souci, 12
Comme un de vos amants qui n'est pas loin d'ici. 12
Faites entrer chez vous soldats et parasites : 12
Pourvu qu'il puisse rendre à son tour ses visites 12
(J'entends quand vous serez d'humeur ou de loisir), 12
860 Il se tiendra content par-delà son désir. 12
THRASON
Si ton maître avait dit ce que tu viens de dire… 12
PARMENON
Comme j'en suis l'auteur, vous n'en faites que rire ? 12
THRASON
Dois-je contre un valet employer mon courroux ? 12
Que t'en semble, Gnaton ?
GNATON
Seigneur, épargnez-vous.
THRASON
865 Je te croirai. Thaïs, ce parleur m'incommode. 12
GNATON
De vrai, les compliments ne sont plus à la mode ; 12
Allons.
THAÏS
Quand on voudra.
THRASON
Qu'un long discours déplaît !
GNATON
Surtout, à mon avis, quand le dîner est prêt. 12
THAÏS
Du zèle et du présent je lui suis obligée. 12
PARMENON
870 Le don ne vous tient pas vers mon maître engagée ; 12
S'il doit être payé, c'est du zèle sans plus. 12
GNATON
Remettons à tantôt ces discours superflus ; 12
Il n'est pas maintenant saison de repartie. 12
THAÏS
Tu me permettras bien d'ordonner à Pythie 12
875 Que le soin de Pamphile à Doris soit commis. 12
GNATON
Faites que Gnaton dîne, et tout vous est permis. 12
SCÈNE V
Thrason, Gnaton, Parmenon
PARMENON
Pour un entremetteur, on te fait trop attendre : 12
Ce n'est point là le gré que tu pouvais prétendre ; 12
Et si j'avais reçu tel présent par Gnaton 12
880 Il se verrait à table assis jusqu'au menton. 12
On ne devrait ici rendre aucune visite 12
Sans avoir un billet signé de Parasite ; 12
Il lui faut cependant mettre tout son espoir 12
À courir tout le jour pour déjeuner au soir. 12
885 Pour moi, je ne crois pas qu'autre chose il attrape, 12
Si ce n'est que son roi le fasse un jour satrape, 12
Ou que, las de courir et battre le pavé, 12
Plus haut que son mérite, il se trouve élevé. 12
Que dis-tu de ces mots ? Ai-je su te le rendre 12
THRASON
890 Le coquin veut railler. Gnaton, va nous attendre ; 12
Je vais prendre Thaïs.
GNATON
Laissez-moi cet emploi :
Un chef doit autrement tenir son quant-à-moi. 12
THRASON
Adieu donc, Parmenon : tu diras à Phédrie 12
Que Thaïs, pour un temps, trouve bon qu'il l'oublie ; 12
895 Que pour l'entretenir deux jours me sont assez. 12
PARMENON
Ne vous en vantez point avant qu'ils soient passés. 12
PARMENON, demeuré seul
Ceci pour notre eunuque assez bien se prépare. 12
Pendant qu'ils dîneront, il faut qu'il se déclare, 12
Prenne l'occasion et ne perde un moment 12
900 À pousser des soupirs et languir vainement 12
Non que parlant d'amour il rencontre œuvre faite : 12
Alors qu'on en vient là, toutes ont leur défaite : 12
Tel souvent en a peu qui croit en avoir tout, 12
Et même va bien loin sans aller jusqu'au bout. 12
905 Que Pamphile d'ailleurs volontiers ne l'écoute, 12
Toute sage qu'elle est, je n'en fais point de doute : 12
C'est le propre du sexe, il veut être flatté, 12
Et se plaît aux effets que produit sa beauté. 12
Puis notre homme a de quoi charmer la plus sévère : 12
910 Il est jeune, il est beau, toujours prêt à tout faire ; 12
En dit plus qu'on ne veut, sait bien le débiter, 12
Est d'humeur libérale, et donne sans compter. 12
Si par ces qualités d'abord il ne la touche, 12
Le temps, qui peut gagner l'esprit le plus farouche, 12
915 Ne lui permettra pas d'y faire un long effort, 12
Et ce peu de loisir m'embarrasse très fort : 12
je crains notre vieillard, qu'on attend d'heure en heure. 12
Il n'a jamais aux champs fait si longue demeure ; 12
Quelque charme puissant l'y retient arrêté ; 12
920 S'il revient une fois, le mystère est gâté. 12
Ô dieux ! C'est fait de nous, le voici qui s'avance ; 12
Je ne sais quel frisson m'annonçait sa présence. 12
Parmenon, cependant que tout seul il discourt, 12
Va te précipiter, ce sera ton plus court ; 12
925 Qui pourrait toutefois choisir une autre voie ? 12
Le vieillard est plus doux qu'il ne veut qu'on le croie : 12
L'amour pour ses enfants, qu'il laisse à l'abandon, 12
Fait qu'il me reste encor quelque espoir de pardon ; 12
Usons à cet abord d'un peu de complaisance. 12
SCÈNE VII
Damis, Parmenon
PARMENON
930 Je me plaignais, Monsieur, de votre longue absence. 12
DAMIS
En ma maison des champs je trouve un goût exquis, 12
Et ne fis jamais mieux qu'alors que je l'acquis. 12
PARMENON
Sophrone et vos enfants sont d'avis tout contraire. 12
DAMIS
Les voir changer d'humeur n'est pas ce que j'espère : 12
935 Bien loin de se réduire au champêtre séjour, 12
Ma femme aime à causer, mon aîné fait l'amour. 12
PARMENON
Cette façon d'agir plairait à peu de pères : 12
Quand il s'agit d'amour, presque tous sont sévères ; 12
À cet âge impuissant lorsqu'ils sont arrivés, 12
940 Ils donnent des conseils qu'ils n'ont point observés. 12
DAMIS
Quant à moi, je me rends plus juste et plus commode : 12
Non qu'il faille en tout point que l'on vive à sa mode ; 12
Mais aimer quelque peu ne fut jamais blâmé, 12
Et moi-même autrefois je m'en suis escrimé. 12
945 Il est vrai que le gain n'en vaut pas la dépense : 12
Aux uns il faut présents, aux autres récompense, 12
Corrompre les valets, et les entretenir ; 12
Mais les dieux m'ont toujours donné pour y fournir. 12
Si je fais peu d'acquêts, que mes fils s'en accusent ; 12
950 C'est eux, et non pas moi, qu'après tout ils abusent. 12
Ayant connu d'abord mon esprit indulgent, 12
L'aîné va, ce me semble, un peu vite à l'argent ; 12
Des beautés de Thaïs son âme est fort touchée ; 12
Et bien qu'il m'ait tenu cette flamme cachée, 12
955 J'en sais plus qu'il ne croit, et le souffre aisément : 12
Thaïs vaut qu'on l'estime, à parler franchement ; 12
Peu voudront toutefois qu'elle entre en leur famille : 12
Veuve, on la doit priser un peu moins qu'une fille ; 12
Notre ville est féconde en partis bien meilleurs, 12
960 Et mon fils, après tout, doit s'adresser ailleurs. 12
Pour un choix plus sortable il faut qu'il se dispose : 12
Je t'en veux, Parmenon, proposer quelque chose. 12
Mais où sont mes enfants ? Je les voudrais bien voir. 12
PARMENON
Votre aîné, par malheur, est absent d'hier au soir. 12
DAMIS
965 D'où pourrait provenir un si soudain voyage ? 12
N'est-il point arrivé quelque noise en ménage ? 12
PARMENON
Je ne sais.
DAMIS
Plût aux dieux que quelque changement
Lui fit prendre bientôt un autre sentiment ! 12
Mais comme sans leur aide il ne se peut rien faire, 12
970 Allons leur de ce pas recommander l'affaire. 12
ACTE IV
SCÈNE I
Cherée, déguisé en eunuque ; Pamphile
CHERÉE
C'est trop rêver, Pamphile, et mon zèle indiscret 12
Ne saurait plus souffrir cet entretien secret. 12
Dans quelques doux pensers qu'une âme soit plongée, 12
Souvent elle a besoin d'en être dégagée, 12
975 Et, lorsqu'on l'abandonne à ce triste plaisir, 12
Elle songe à ses maux avec plus de loisir. 12
Souffrez donc…
PAMPHILE
C'est assez, et ta bonté m'oblige,
Quoique le noir chagrin qui sans cesse m'afflige 12
Empêche mon esprit d'en pouvoir profiter. 12
CHERÉE
980 Et qu'auriez-vous, Pamphile, à vous tant attrister ? 12
Vous êtes jeune et belle, et, si je l'ose dire, 12
Ce sont les seuls trésors où toute femme aspire. 12
PAMPHILE
Je suis jeune, il est vrai ; pour belle, on me le dit : 12
Ce discours près du sexe est toujours en crédit ; 12
985 Mais quand de pareils dons le Ciel m'aurait comblée, 12
À peine en verrais-tu mon âme moins troublée ; 12
L'objet de mes malheurs me touche beaucoup plus. 12
Les dieux nous vendent cher tous ces biens superflus ; 12
Souvent par mille maux nous en payons l'usure. 12
CHERÉE
990 C'est que l'esprit humain en prend mal la mesure ; 12
Injuste en son estime autant qu'en ses désirs, 12
Il compte les douleurs, sans compter les plaisirs. 12
PAMPHILE
Ne me crois pas, Doris, d'une âme si légère : 12
Sans amis, sans parents, et partout étrangère, 12
995 J'ai sujet de rêver, et tu n'en verras point 12
Que le sort obstiné persécute à tel point. 12
CHERÉE
Chacun pense le même, et moi comme tout autre ; 12
Le mal d'autrui n'est rien quand nous parlons du nôtre. 12
Vous vous croyez en butte aux plus sensibles coups ; 12
1000 Je sais tel qui pourrait en dire autant que vous. 12
Celui dont je vous parle est un autre moi-même ; 12
Il me ressemble assez, et souffre un mal extrême 12
Pour certaine beauté qui vous ressemble aussi. 12
Et qui fuit, comme vous, l'amour et son souci. 12
PAMPHILE
1005 Si j'étais cet ami, j'affranchirais mon âme 12
Des injustes liens de l'objet qui l'enflamme. 12
CHERÉE
Si vous étiez l'objet des vœux qu'il a conçus ? 12
PAMPHILE
Peut-être qu'à la fin ses vœux seraient reçus. 12
CHERÉE
Qui vous dirait ceci pour préparer votre âme ? 12
1010 Tout de bon, si quelqu'un vous découvrait sa flamme, 12
N'étant rien ici-bas qui ne puisse arriver 12
(J'entends à quelque fin que l'on doive approuver), 12
Agréeriez-vous son offre ? et votre âme touchée 12
Prendrait-elle plaisir à s'en voir recherchée ? 12
PAMPHILE
1015 Selon ce qu'il aurait d'aimable et de parfait. 12
CHERÉE
Je le suppose riche, honnête, assez bien fait, 12
D'âge au vôtre sortable, enfin tel, à tout prendre 12
Qu'aux partis les plus hauts il ait droit de prétendre. 12
PAMPHILE
J'aime ces qualités dont il serait pourvu ; 12
1020 Mais, pour en bien parler, il faudrait l'avoir vu. 12
CHERÉE
Vous le voyez, Pamphile, et vous allez connaître 12
Un feu qui ne peut plus s'empêcher de paraître. 12
Par un excès d'amour, sous cet habit trompeur 12
Je me suis pour esclave offert à votre sœur ; 12
1025 Né libre cependant, on m'appelle Cherée ; 12
La noblesse des miens ne peut être ignorée : 12
Peu de partis ici voudraient me refuser ; 12
Mon zèle est toutefois plus que tout à priser ; 12
Ne le dédaignez point. Quoi ! Vous fuyez, Pamphile ? 12
PAMPHILE
1030 Insolent, quitte-moi, ta fourbe est inutile. 12
Pythie !
CHERÉE
Auparavant, encore un mot ou deux.
PAMPHILE
Qui t'a fait entreprendre un coup si hasardeux ? 12
En vain tu fais servir ces honneurs à ta flamme : 12
L'espoir d'y prendre part n'aveugle point mon âme ; 12
1035 Le Ciel m'a faite esclave, il est vrai ; mais crois-tu 12
Que cette qualité répugne à la vertu ? 12
CHERÉE
Qui le croirait, Pamphile, après vous avoir vue ? 12
Les sévères appas dont vous êtes pourvue 12
Désespèrent les cœurs qu'ils viennent d'enflammer ; 12
1040 Mais sous le nom d'hymen s'il est permis d'aimer, 12
Loin de votre pays, esclave et délaissée, 12
Où pourriez-vous ici porter votre pensée ? 12
Par là je n'entends point mépriser vos appas : 12
Le mérite en est grand ; mais l'heur n'y répond pas. 12
1045 Tant que l'effort des ans en détruise l'empire, 12
Assez d'amants viendront vous conter leur martyre ; 12
Assez d'amants aussi, d'un discours mensonger, 12
Vous offriront un cœur toujours prêt à changer. 12
Devant que vous soyez à leurs vœux exposée, 12
1050 Prévenez le dépit de vous voir abusée ; 12
Faites un choix plus sûr, il vous est important. 12
PAMPHILE
Peut-être dans ta foi n'es-tu pas plus constant. 12
CHERÉE
Pamphile ! Croyez-en ces soupirs et ces larmes. 12
PAMPHILE
Ah ! cesse d'employer le secours de leurs charmes, 12
1055 Ôte-moi ta présence, engage ailleurs ta foi ; 12
Veux-tu rendre mon cœur plus esclave que moi ? 12
Va, ne réplique point, étouffe ton envie ; 12
Crains d'attacher tes jours aux malheurs de ma vie ; 12
Va-t'en, laisse-moi seule et me plaindre et souffrir. 12
CHERÉE
1060 Un sort plus favorable en vos mains vient s'offrir. 12
PAMPHILE
Ce n'est point l'intérêt qui me rendra facile ; 12
Et si je cède… hélas ! achève pour Pamphile. 12
Que sert de m'expliquer ? Tu lis dedans mon sein. 12
CHERÉE
Et que rencontrez-vous d'injuste en ce dessein ? 12
PAMPHILE
1065 Je ne sais, je crains tout, je suis irrésolue ; 12
Va briguer quelque voix sur mon cœur absolue. 12
CHERÉE
Que je tienne de vous l'espoir d'un si grand bien ! 12
PAMPHILE
Sans l'aveu de Thaïs je ne te promets rien ; 12
Elle a sur mes désirs une entière puissance : 12
1070 Ce que j'aurais aux miens rendu d'obéissance, 12
Je le dois à ses soins, par qui j'espère enfin 12
Retrouver mes parents, et changer de destin. 12
CHERÉE
Pamphile, songez-y, la chose est importante ; 12
Et puisqu'en vos malheurs un moyen se présente, 12
1075 Ne le rejetez pas : il est en votre main. 12
PAMPHILE
Qui me peut garantir ce discours incertain ? 12
CHERÉE
Moi-même.
PAMPHILE
Un tel garant n'assure point mon âme :
Quand vous voulez montrer l'effet de votre flamme, 12
Un parent, un tuteur, un ami bien souvent, 12
1080 Font que de tels projets il ne sort que du vent ; 12
Quelquefois, pour changer, ils vous servent d'excuse. 12
CHERÉE
Contre ces lâchetés, dont chacun nous accuse, 12
Je n'oppose qu'un mot : dans trois jours au plus tard, 12
Si l'effet ne s'en voit ou d'une ou d'autre part, 12
1085 Vous pourrez m'accuser de parjure et de feinte ; 12
Mais aussi jusque-là suspendez votre crainte, 12
Et faites de mes vœux un meilleur jugement. 12
PAMPHILE
Le terme n'est pas long, j'y consens aisément. 12
Mais je vous interdis cependant ma présence, 12
1090 Comme un juste moyen d'expier votre offense. 12
CHERÉE
L'arrêt est rigoureux, le crime étant léger : 12
J'obéirai pourtant ; mais, pour m'encourager, 12
Adoucissez la peine à ma ruse imposée : 12
Cette faveur m'importe, et vous est fort aisée. 12
PAMPHILE
Que me demandez-vous ?
CHERÉE
1095 Pour m'élever aux cieux,
Il ne faut qu'un aveu de la bouche ou des yeux. 12
PAMPHILE
Hé bien, je vous l'accorde ; est-ce assez vous complaire ? 12
CHERÉE
Je partirai content après un tel salaire ; 12
Cependant joindrez-vous vos vœux à mon transport ? 12
PAMPHILE
1100 Qu'il ne tienne à cela que tout n'aille à bon port ! 12
CHERÉE, baisant la main de Pamphile
Que je jure en vos mains une amour éternelle ! 12
PAMPHILE
Je trouve du serment la mode un peu nouvelle. 12
CHERÉE
Ne blâmez point l'excès où mon zèle est tombé. 12
PAMPHILE
Il lui faut bien donner ce qu'il m'a dérobé. 12
CHERÉE
1105 Ah ! dieux ! quelles douceurs où mon âme se noie ! 12
Soulagé du tourment, je me meurs de la joie ; 12
Au prix de vos baisers tout me semble commun : 12
Pamphile, seulement encor la moitié d'un. 12
PAMPHILE
Vous en pourriez mourir, et j'aime votre vie. 12
CHERÉE
1110 L'hymen saura bientôt en combler mon envie, 12
Pour un que vous m'avez aujourd'hui retenu. 12
PAMPHILE
Aussi n'en meurt-on plus quand ce temps est venu. 12
CHERÉE
Si jamais envers vous je change de pensée, 12
Me punissent les dieux d'une mort avancée ! 12
PAMPHILE
Vous promettez beaucoup.
CHERÉE
1115 Je ferai beaucoup plus.
Sans employer le temps en discours superflus, 12
Je m'en vais de ce pas en parler à mon père : 12
Dès demain vous saurez ce qu'il faut que j'espère. 12
Et quand, par une humeur sévère ou d'intérêt, 12
1120 Il aurait contre nous prononcé quelque arrêt, 12
Nous pourrions passer outre, et fléchir son courage : 12
Il sera fort aisé de calmer cet orage. 12
PAMPHILE
Thaïs, si vous sortez, aura soupçon de moi. 12
CHERÉE
Je reviendrai bientôt vous confirmer ma foi. 12
PAMPHILE
1125 Je ne puis trop priser son ardeur généreuse ; 12
Loin des miens, après tout, la rencontre est heureuse : 12
Je dis loin, quoique ici l'on m'ait donné le jour, 12
Et que tous mes parents y fissent leur séjour. 12
Ô dieux ! si mon soupçon se trouvait véritable, 12
1130 Si j'étais pour Cherée un parti plus sortable, 12
Et qu'à cette beauté, dont il me semble épris, 12
L'éclat de la naissance ajoutât quelque prix, 12
Serait-il une fille au monde plus heureuse ? 12
Peu s'en faut que déjà je n'en sois amoureuse. 12
1135 J'entends du bruit, sortons ; on peut nous écouter. 12
SCÈNE III
Thaïs, Pythie
PYTHIE
Ah ! que j'ai de secrets, Madame, à vous conter ! 12
Mais ne le dites pas, vous me feriez querelle. 12
Ma foi, le compagnon nous l'a su donner belle. 12
THAÏS
Qui ?
PYTHIE
Faut-il demander ? Ce beau présent de foin :
1140 Fût-il en Éthopie, ou bien encor plus loin ! 12
THAÏS
Tu viens de proférer une étrange parole. 12
PYTHIE
Chacun n'a pas été comme vous à l'école ; 12
Je m'entends.
THAÏS
C'est assez.
PYTHIE
Ceci nous doit ravir.
Vous n'aviez qu'à moitié des gens pour la servir, 12
1145 Il fallait un eunuque ; et le bon de l'affaire 12
Est que l'on n'a pas dit tout ce qu'il savait faire. 12
THAÏS
Que peut-il avoir fait ?
PYTHIE
Me le demandez-vous ?
THAÏS
Tu fais bien l'innocente en te moquant de nous. 12
PYTHIE
Je n'en sais rien au vrai ; toutefois je m'en doute. 12
THAÏS
1150 Ce sont là des discours si clairs qu'on n'y voit goutte. 12
PYTHIE
Votre sœur a tantôt, pour ne rien déguiser, 12
Laissé prendre à Doris sur sa main un baiser. 12
Savez-vous quel baiser ?
THAÏS
Fort froid, je m'imagine.
PYTHIE
En bonne foi, j'ai cru qu'il y prendrait racine : 12
1155 Ce n'était point semblant, car même il a sonné. 12
Si par mon serviteur un tel m'était donné, 12
je n'en fais point la fine, il me rendrait honteuse. 12
Enfin, de ce baiser la suite est fort douteuse. 12
THAÏS
Tu t'alarmes en vain, c'est marque de respect ; 12
1160 Puis cela vient d'un lieu qui ne m'est point suspect : 12
Les baisers de Doris sont baisers sans malice, 12
Il en faudrait beaucoup pour guérir la jaunisse. 12
PYTHIE
Pas tant que vous croyez, ou je n'y connais rien. 12
Ah ! que n'ai-je entendu leur premier entretien ! 12
1165 Mais, au cri de Pamphile étant vite accourue, 12
Comme en quelques endroits la porte était fendue, 12
Il m'est venu d'abord un désir curieux 12
D'approcher d'une fente et l'oreille et les yeux. 12
Ils ont dit quelques mots d'amour, de mariage ; 12
1170 Que votre sœur ne peut prétendre davantage ; 12
Que Doris est pour elle un assez bon parti ; 12
Tant qu'enfin au baiser le tout est abouti. 12
THAÏS
Ton récit est confus, j'ai peine à le comprendre. 12
PYTHIE
Aussi ne pouvait-on qu'à moitié les entendre. 12
1175 Voilà ce que j'en sais, fondez votre soupçon. 12
Doris n'est point esclave, au moins à sa façon : 12
Je ne sais quoi de grand paraît sur son visage ; 12
Tels valets ne sont point sans doute à notre usage. 12
À force d'y rêver, mon esprit s'est usé. 12
1180 Madame, si c'était quelque amant déguisé ! 12
Telle fourbe en amour souvent s'est publiée. 12
THAÏS
Ma sœur se serait-elle à ce point oubliée ? 12
J'ai cru sur sa vertu me pouvoir assurer. 12
PYTHIE
En ce monde il ne faut jamais de rien jurer : 12
1185 Les prudes bien souvent nous trompent au langage. 12
THAÏS
Qu'est devenu Doris ?
PYTHIE
Il a troussé bagage.
THAÏS
Il fallait tout au moins l'empêcher de sortir. 12
PYTHIE
J'étais hors de mon sens, pour ne vous point mentir. 12
THAÏS
Au retour de Phédrie on en saura l'histoire. 12
PYTHIE
1190 C'est ce que j'oubliais, tant j'ai bonne mémoire : 12
À peine vous sortiez qu'il m'est venu trouver. 12
THAÏS
Je le croyais aux champs.
PYTHIE
Il en vient d'arriver.
« De longtemps, m'a-t-il dit, je connais ton adresse ; 12
Tu sais la passion que j'ai pour ta maîtresse : 12
1195 De m'en priver deux jours hier au soir je promis, 12
Et crus qu'allant trouver aux champs quelques amis, 12
Ils pourraient de ce temps adoucir l'amertume ; 12
Mais à nul autre objet mon oeil ne s'accoutume, 12
De nul autre entretien mon esprit n'est charmé. 12
1200 Je pourrais vivre un siècle avec elle enfermé ; 12
Vivre sans elle un jour m'est un trop grand supplice, 12
Et je ne suis pas sûr que ceci s'accomplisse 12
Sans que vous y perdiez la fleur de vos amis. 12
Si de ce long exil un jour ne m'est remis, 12
1205 Je ne donnerais pas un denier de ma vie. 12
Pour le souffrir je crois que tu m'es trop amie : 12
Fais valoir cet ennui qui cause mon retour ; 12
Dis que Thrason pour elle a beaucoup moins d'amour, 12
Qu'il prescrit trop de lois et se rend incommode. 12
1210 Je t'abrège ceci, pour l'étendre à ta mode. » 12
Voilà ce qu'il m'a dit, et tiens qu'il a raison. 12
Plutôt que de me voir caresser par Thrason, 12
J'aimerais cent fois mieux que l'autre m'eût battue. 12
Le soldat est trop vain, sa présence me tue : 12
1215 Il n'a qu'une chanson dont il nous étourdit ; 12
Et, hors de ses exploits, c'est un homme interdit ; 12
Puis, qu'on soit toute à lui : ma foi, l'on s'y dispose. 12
THAÏS
Que veux-tu ? jusqu'ici ma sœur en est la cause. 12
PYTHIE
Ne dissimulez plus, vous avez votre sœur 12
1220 Mais devrais-je parler avecque tant d'ardeur 12
Pour ce donneur d'eunuque à la mode nouvelle ? 12
THAÏS
Peut-être en le donnant l'a-t-il cru plus fidèle 12
PYTHIE
Envoyez-le quérir, vous l'entendrez parler. 12
THAÏS
Comment, s'il vient ici, le pourra-t-on celer ? 12
PYTHIE
1225 Quand Thrason le saura, vous avez votre compte. . 12
THAÏS
Je ne saurais tromper sans scrupule et sans honte. 12
Qu'on cherche toutefois Phédrie et son présent. 12
PYTHIE
Vos gens les trouveront au logis à présent ; 12
Dorie aura bientôt traversé cette rue. 12
THAÏS
1230 À l'entendre parler, elle en doit être crue ; 12
Qu'un esclave pourtant se soit fait écouter, 12
A moins que l'avoir vu, j'ai sujet d'en douter : 12
Ma sœur fit toujours cas d'une vertu sévère. 12
Ceci n'est point d'ailleurs arrivé sans mystère ; 12
1235 Phédrie ou Parmenon m'ont joué quelque tour ; 12
Mais quoi ! la tromperie est permise en amour. 12
Je ne dois seulement accuser que Pamphile : 12
Aux désirs d'un amant se rendre si facile 12
Ni grâces ni faveurs ne savoir ménager, 12
1240 Ce n'est pas le moyen de pouvoir l'engager : 12
Trop d'espoir à l'abord en étouffe le zèle. 12
Ah ! que si j'eusse été fille encore comme elle !… 12
Mais ne nous plaignons point, et laissons tous ces vœux. 12
Ne pouvoir disposer d'un seul de ses cheveux, 12
1245 D'un seul de ses désirs, d'un moment de sa vie, 12
N'est pas une fortune à donner de l'envie : 12
Les maris sont jaloux, ou bien sans amitié. 12
Tel qui ne nous voyait, disait-il, qu'à moitié, 12
Quand il est possesseur, cherche ailleurs sa fortune 12
1250 Une femme en deux jours leur devient importune ; 12
Il faut, sans murmurer, souffrir leur peu de foi, 12
Et c'est là le plus dur de cette injuste loi. 12
Ce n'est qu'avec regret qu'en perdant ma franchise 12
Pour la seconde fois on m'y verra soumise ; 12
1255 Et je crains que ma sœur n'en dise autant aussi. 12
La pourvoir d'un époux est mon plus grand souci : 12
Ce qui convient à l'une est à l'autre incommode ; 12
Et si c'est mon talent que de vivre à la mode, 12
Dans un autre dessein je dois l'entretenir. 12
SCÈNE V
Phédrie, Thaïs, Pythie ; Dorus, Véritable eunuque ; Dorie
PYTHIE
1260 Dorie est de retour, vos gens S'en vont venir ; 12
Les voici. Mais quel homme accompagne Phédrie ? 12
Est-ce pour se moquer, ou pour nous faire envie ? 12
Ô l'agréable objet, et digne d'être vu ! 12
PHÉDRIE
Mon retour en ces lieux est peut-être imprévu ; 12
1265 Vous ne n'attendiez pas après tant d'assurances. 12
PYTHIE
Toujours de la façon trompez nos espérances. 12
La surprise nous plaît pourvu que le soldat 12
Laisse passer le tout sans bruit et sans éclat. 12
PHÉDRIE
Nous saurons l'adoucir, quoiqu'il tranche du brave. 12
THAÏS
1270 Vous a-t-on pas prié d'amener cet esclave 12
Que pour servir ma sœur vous aviez acheté, 12
Et que votre valet m'a tantôt présenté ? 12
PHÉDRIE
Le voilà.
THAÏS
Quoi ! cet homme à la peau si flétrie ?
Parlez-vous tout de bon, ou si c'est raillerie ? 12
PYTHIE
1275 Qui n'aurait point eu d'yeux serait bien attrapé. 12
PHÉDRIE
Je n'en sache point d'autre, ou les miens m'ont trompé 12
Mais pourquoi jetez-vous cet éclat de risée ? 12
PYTHIE
L'autre a le teint plus frais qu'une jeune épousée ; 12
Il ne saurait avoir que vingt ans tout au plus, 12
1280 Et vous nous amenez un vieillard tout perclus. 12
PHÉDRIE
Tu me tiens des propos où mon esprit s'égare. 12
THAÏS, regardant Dorus
Ce que cet homme en sait, il faut qu'il le déclare. 12
PHÉDRIE, à Dorus
Es-tu double ? Viens çà, réponds sans hésiter. 12
DORUS
Monsieur, c'est Parmenon qui me l'a fait prêter. 12
PHÉDRIE
Quoi prêter ?
DORUS
Mon habit.
PHÉDRIE
À quel homme ?
DORUS
1285 À Cherée.
THAÏS
N'en demandez pas plus, la fourbe est avérée. 12
PHÉDRIE
D'où saurais-tu son nom ?
DORUS
Pannenon me l'a dit.
PHÉDRIE
Mais je te trouve encor couvert du même habit 12
DORUS
Incontinent après il me l'est venu rendre 12
PHÉDRIE
1290 À moins qu'être devin, l'on n'y peut rien comprendre 12
THAÏS
Lui hors, on vous dira le tout de point en point 12
PHÉDRIE, à Dorus
Va, retourne au logis, et ne t'éloigne point. 12
SCÈNE VI
Phédrie, Thaïs, Pythie
PHÉDRIE
Que direz-vous enfin de ma foi violée ? 12
Si l'aise de vous voir pour un peu reculée 12
1295 A rendu mon esprit toujours inquiété, 12
Si le jour, loin de vous, me paraît sans clarté, 12
Si je veille au plus fort de l'ombre et du silence, 12
Jugez ce que ferait u . ne plus longue absence ; 12
Et si mon amour craint le seul éloignement, 12
1300 Jugez ce que ferait un triste changement. 12
THAÏS
Il faudra toutefois y résoudre votre âme ; 12
Nous verrions à la fin soupçonner notre flamme : 12
Mon cœur accorde mal ce différent souci ; 12
Et si vous m'êtes cher, l'honneur me l'est aussi. 12
PHÉDRIE
1305 Cette vertu me charme en redoublant ma peine : 12
Vous méritez, Thaïs, une amour plus certaine ; 12
Dans une autre saison je saurais y pourvoir ; 12
Mon cœur, comme le vôtre, a soin de son devoir. 12
Je ne vous aime pas pour faveur que j'obtienne : 12
1310 L'aveu de mes parents, ou leur mort, ou la mienne, 12
Feront voir que ce cœur, prêt à se déclarer, 12
S'il ne doit avoir tout, ne veut rien espérer. 12
THAÏS
De quoi me peut servir cette ardeur généreuse ? 12
Pour plaire à vos parents, je suis trop malheureuse ; 12
1315 Se fonder sur leur mort est un but incertain : 12
On se trompe souvent aux ordres du destin. 12
Le reste me fait peur, et jusque-là mon âme 12
Voyait avec plaisir l'effort de votre flamme ; 12
Faites un choix plus sûr, suivez votre devoir, 12
1320 Et croyez que je puis vous aimer sans vous voir. 12
PHÉDRIE
N'essayez point, Thaïs, de me rendre coupable ; 12
D'un si lâche dessein je me trouve incapable ; 12
Puisqu'un autre devoir se joint à mon désir, 12
Je me rends au plus fort, et n'ai point à choisir. 12
SCÈNE VII
Phédrie, Thaïs, Pythie, Dorie
DORIE
1325 Un Monsieur tout chargé de clinquant vous demande. 12
THAÏS
C'est Chremès, car voici deux jours que je le mande. 12
Qu'il monte ; et toi, Pythie, entretiens-le un moment. 12
Nous, allons voir ma sœur sur cet événement. 12
PYTHIE
Comment ? seule avec lui ?
PHÉDRIE
Que tu fais la sucrée !
PYTHIE
1330 Quoi ! vous semblé-je donc une chose sacrée 12
Qu'on n'oserait toucher ?
THAÏS
J'approuve ton souci ;
Mais, tant qu'avec Pamphile on se soit éclairci, 12
Défends-toi, si tu peux, et garde qu'il s'ennuie. 12
PYTHIE
Je l'entends, sortez vite.
SCÈNE VIII
Chranès, Pythie
CHREMÈS
Et quoi ! voilà Pythie ?
1335 J'ai cru que pour sa noce on venait me prier. . 12
PYTHIE
Je n'ai garde, Monsieur, de me tant oublier. 12
CHREMÈS
Que me veut donc Thaïs ?
PYTHIE
Elle s'en va descendre.
CHREMÈS
Je ne me lasse point jusqu'ici de l'attendre : 12
Me pût-elle deux jours laisser seul avec toi ! 12
PYTHIE
1340 Si vous prenez plaisir à vous moquer de moi, 12
Exercez votre esprit, n'épargnez point Pythie : 12
Elle souffrira tout, de peur qu'il vous ennuie. 12
CHREMÈS, lui voulant mettre la main au sein
Souffriras-tu ceci ?
PYTHIE
Monsieur, arrêtez-vous.
Que ces hommes, voyez, sont fins au prix de nous ! 12
1345 Ils songent dès l'abord toujours à la malice ; 12
Je suis pour tels galants trop simple et trop novice : 12
Une autre fois, Monsieur, vous ne m'y tiendrez pas 12
CHREMÈS
Tu veux donc qu'en t'aimant je souffre le trépas ? 12
PYTHIE
Assez dans votre sexe on se meurt de parole ; 12
1350 Je crois que vous allez chacun en même école, 12
Rien qu'un même discours ne vous sert sur ce point. 12
Tandis qu'ils sont vermeils et remplis d'embonpoint, 12
Messieurs sèchent sur pied, du moins à ce qu'ils disent ; 12
En avons-nous pitié, les galants nous méprisent. 12
CHREMÈS
1355 Et puis passer pour simple envers moi tu prétends ? 12
PYTHIE
Quand Madame le dit, quelquefois je l'entends ; 12
Ce sont propos d'amour trop fins pour ma boutique, 12
Et je n'en sus jamais le train ni la pratique. 12
CHREMÈS
À propos de Madame, a-t-elle encor Thrason ? 12
1360 Je suis, comme tu sais, ami de la maison ; 12
Pourquoi ne veux-tu pas renouer connaissance ? 12
PYTHIE
Mais, à propos aussi, d'où vient la longue absence 12
Dont vous avez payé l'accueil qu'on vous faisait ? 12
CHREMÈS
De ce beau fanfaron qu'alors elle prisait. 12
PYTHIE
Peut-être.
CHREMÈS
1365 Je l'ai cru : n'en voit-elle point d'autre ?
PYTHIE
Vous savez ce logis qui regarde le nôtre ? 12
CHREMÈS
Un des fils de Damis est encor sur les rangs ? 12
PYTHIE
L'aîné.
CHREMÈS
J'en suis ravi, car nous sommes parents :
Surtout il a de quoi te donner tes étrennes. 12
PYTHIE
1370 Qui, lui ? c'est petit gain, je n'y perds que mes peines. 12
CHREMÈS
Que fera-t-il du bien par les siens amassé ? 12
PYTHIE
Chacun serre son fait, le bon temps est passé. 12
CHREMÈS
Tu ne te plaindrais pas, si j'étais en sa place ; 12
Et j'ai quelque présent qu'il faut que je te fasse. 12
PYTHIE
Faites, vous n'oseriez.
CHREMÈS
1375 Aussi, pour m'en payer…
PYTHIE
Vers Thaïs, n'est-ce pas, il se faut employer ? 12
CHREMÈS
Que tu détournes bien les coups que l'on te porte ! 12
PYTHIE
J'ai cru qu'il le fallait entendre de la sorte. 12
CHREMÈS, tirant de son doigt un diamant, et le présentant à Pythie
Pour me mieux expliquer, tiens, veux-tu cet anneau ? 12
PYTHIE, le recevant, et l'ayant regardé
1380 Je ne m'engage à rien, quoiqu'il me semble beau. 12
CHREMÈS, lui voulant mettre la main au sein
Si veux-je pour ce coup que ma main se hasarde. 12
PYTHIE, se retirant, et repoussant sa main
Il vous faut des tétons ! vraiment on vous en garde ! 12
CHREMÈS
Mauvaise, laisse-m'en au moins un à tenir. 12
PYTHIE
Arrêtez-vous, Monsieur ; j'entends quelqu'un venir. 12
SCÈNE IX
Chremès, Pythie, Dorie
DORIE
1385 Madame est un peu mal, et je viens pour vous dire… 12
CHREMÈS
Que je monte ?
DORIE
Oui, Monsieur.
CHREMÈS
J'étais en train de rire.
Foin de la messagère, et de son compliment ! 12
Un beau coup m'est rompu par elle assurément ! 12
De l'endroit où j'en suis souviens-toi bien, Pythie ; 12
1390 Car je veux à demain remettre la partie. 12
ACTE V
Scène première
GNATON, sortant de chez Thaïs
Tu me fais donc chasser, femme ingrate et sans foi ! 12
Est-ce ainsi que l'on traite un agent comme moi ? 12
Quoi ! respecter si peu ce sacré caractère ! 12
Le nom d'ambassadeur, que partout on révère, 12
1395 Est ici méprisé par ce sexe inhumain, 12
Qui même sur l'autel irait porter sa main ! 12
Est-il chose assez sainte à l'endroit d'une femme ? 12
Ni respect, ni serment, ne peut rien sur son âme ; 12
Elle viole tout sans honte et sans souci. 12
1400 À moins que d'apporter, je n'ai que faire ici : 12
À peine a-t-on reçu le présent de mon maître, 12
Qu'aucun de ce logis ne le veut plus connaître. 12
Si pourtant mon avis n'en est point dédaigné, 12
On l'y verra tantôt, et bien accompagné. 12
1405 Mais j'aperçois Damis ; aurait-il pu m'entendre ? 12
Adieu, pauvre logis, tu n'as qu'à nous attendre ! 12
SCÈNE II
Damis, Parmenon
DAMIS
Depuis qu'encore enfant tu me fus présenté, 12
Ton zèle à me servir s'est toujours augmenté ; 12
Aussi t'ai-je donné mes deux fils à conduire : 12
1410 Parmenon, si tu peux à l'hymen les réduire, 12
Pour prix de tes travaux, je te veux affranchir. 12
Peut-être que l'aîné ne se pourra fléchir ; 12
Son amour pour Thaïs est encore un peu forte ; 12
Entreprends mon cadet : qui des deux il n'importe. 12
1415 Dès lors que j'en verrai l'un ou l'autre soumis, 12
Tu te peux assurer de ce qu'on t'a promis. 12
PARMENON
Je ne refuse point un si digne salaire ; 12
Mais rien que mon devoir ne m'excite à bien faire ; 12
Vous m'y voyez, Monsieur, déjà tout préparé. 12
1420 Non que je m'en promette un succès assuré : 12
Il est des plus douteux du côté de Phédrie, 12
J'ai beau parler d'hymen, c'est en vain qu'on le prie ; 12
Tout autre m'entendrait, lui seul me semble sourd. 12
DAMIS
Je m'en promettais mieux, lorsque son prompt retour 12
1425 A détruit mes projets fondés sur son voyage. 12
PARMENON
On n'en rencontre point qui tiennent leur courage ; 12
Tous ces fréquents dépits font peu pour ce regard. 12
Riottes entre amants sont jeux pour la plupart ; 12
Vous les trouverez tous bâtis sur ce modèle : 12
1430 Un mot les met aux champs, demi-mot les rappelle ; 12
Et, tout considéré, ce qu'on peut faire ici, 12
C'est d'en remettre au temps la cure et le souci. 12
Quant à votre cadet, j'en espère autre chose. 12
DAMIS
Qu'il s'assure de moi quelque objet qu'il propose. 12
1435 Un autre aurait voulu s'en réserver le choix ; 12
Mais n'étant pas d'humeur à prendre tous mes droits, 12
Si la beauté lui plaît, j'entends qu'il se contente, 12
Et la dot d'une bru ne fait point mon attente. 12
Il me peut satisfaire et suivre son désir, 12
1440 Pourvu que de naissance il sache la choisir. 12
Ceci les réduirait, s'ils étaient tous deux sages. 12
J'ai du bien, grâce aux dieux, assez pour trois ménages ; 12
Il ne m'est plus besoin de former d'autres vœux 12
Que de me voir bientôt renaître en mes neveux, 12
1445 Et qu'un petit Cherée entre mes bras se joue. 12
PARMENON
Votre désir est juste, et, pour moi, je le loue. 12
DAMIS
Je m'en suis, Parmenon, si fort entretenu, 12
Que je crois déjà voir mon cadet revenu. 12
PARMENON
Vous le verrez aussi, dormez en assurance ; 12
1450 Je ne suis pas devin, mais j'ai bonne espérance. 12
Qui vous en parlerait Monsieur, dès aujourd'hui ? 12
DAMIS
Tu flattes un peu trop l'amour que j'ai pour lui. 12
PARMENON
Il n'est, à mon avis, que d'avancer matière. 12
DAMIS
Je remets en tes mains mon espérance entière. 12
PARMENON
1455 Il s'en faut assurer le plus tôt qu'on pourra. 12
DAMIS
Agis, parle, dispose ainsi qu'il te plaira ; 12
Tâche à me rendre heureux par un double hyménée : 12
Si l'aîné pour Thaïs tient son âme obstinée, 12
Je consens qu'il l'épouse avant la fin du jour. 12
1460 D'abord il te faudra combattre son amour, 12
Et, s'il ne se rend point, lui redonner courage. 12
Tu me vois, grâce aux dieux, assez sain pour mon âge ; 12
Mais si la mort nous trompe, et rend libre mon fils, 12
Il conclura l'affaire, ou peut-être encor pis. 12
1465 Je remets, Parmenon, le tout à ta prudence. 12
De leurs plus grands secrets ils te font confidence : 12
Ménage ton crédit, et m'avertis de tout ; 12
Il n'y faut plus penser, si tu n'en viens à bout. 12
Je m'en vais cependant trouver Archidemide : 12
1470 Par des tours de chicane un voisin l'intimide ; 12
Tu peux en voir l'avis qu'il me vient d'envoyer. 12
À les mettre d'accord on devrait s'employer : 12
Il ne s'agit enfin que de fort peu de chose. 12
Cette lettre contient un récit de la cause, 12
1475 Mais si long, si confus, que je veux, sans tarder, 12
M'en instruire aujourd'hui, pour demain la plaider. 12
PARMENON
Dites-lui qu'il abrège, et que votre présence 12
Ne nous manque au besoin par trop de complaisance. 12
DAMIS
Il est long, en effet.
PARMENON
Gardez de l'être, aussi.
DAMIS
1480 Son logis, en tout cas, n'est qu'à trois pas d'ici. 12
PARMENON, seul
Les voilà bien ensemble, et je tiens que le nôtre 12
À rebattre un discours l'emporte dessus l'autre. 12
Pour moi, j'ai de la peine à souffrir cet excès : 12
Quand un plaideur s'en vient m'enfiler son procès, 12
1485 Quelque excuse aussitôt m'épargne un mal de tête, 12
De peur d'être surpris la tenant toujours prête : 12
D'un « Mon Maître m'attend » j'interromps leur caquet. 12
Qu'Archidemide vienne, il aura son paquet, 12
Fût-il plus révérend cent fois qu'il ne nous semble. 12
SCÈNE III
Chremès, Phédrie, Chérée, Parmenon
PARMENON
1490 Tous deux fort à propos je vous rencontre ensemble ; 12
Mais ce lieu m'est suspect, tirons-nous à l'écart. 12
CHREMÈS
Adieu, dans vos secrets je ne veux point de part. 12
PHÉDRIE
Vous pouvez demeurer, je sais votre prudence ; 12
On se peut devant vous ouvrir en confidence. 12
Ne crains point, Parmenon.
PARMENON
1495 Le voulez-vous ainsi ?
Damis notre vieillard vient de partir d'ici… 12
PHÉDRIE
Je savais son retour.
PARMENON
Il sait aussi le vôtre ;
Et comme on peut tomber d'un discours en un autre, 12
M'ayant de vos amours longtemps entretenu, 12
1500 À des propos d'hymen il est enfin venu : 12
Qu'il se voyait déjà presque un pied dans la tombe ; 12
Qu'au faix de tant de biens chargé d'ans il succombe ; 12
Que, pour courir à tout n'étant plus assez vert, 12
Il se veut désormais tenir clos et couvert ; 12
1505 Caresser, les pieds chauds, quelque bru qui lui plaise ; 12
Conter son jeune temps ; banqueter à son aise : 12
« C'est là, ce m'a-t-il dit, le seul but où je tends ; 12
S'ils veulent voir mes jours plus longs et plus contents, 12
Il faut qu'un prompt hymen me délivre de crainte. 12
1510 Non que je leur impose une aveugle contrainte ; 12
Pour plus tôt les réduire à suivre mon désir, 12
Je leur laisse à tous deux le pouvoir de choisir 12
(Citoyenne, j'entends), du reste il ne m'importe : 12
Ennuyé des chagrins que l'âge nous apporte, 12
1515 Je ne demande plus qu'un entretien flatteur 12
Qui dessus mes vieux jours me mette en belle humeur. 12
Que l'un ou l'autre enfin choisisse une maîtresse. 12
L'amour de ces objets qu'on suit dans la jeunesse 12
Ne produit rien d'égal aux plaisirs infinis 12
1520 Que cause un sacré nœud dont deux cœurs sont unis. 12
Tu sais que les douceurs jamais ne s'en corrompent ; 12
Au lieu que ces amours, dont les charmes nous trompent, 12
Jamais à bonne fin ne peuvent aboutir. 12
On verra mon aîné trop tard s'en repentir : 12
1525 J'en ai su le retour aussitôt que l'absence ; 12
Ce changement soudain, cette molle impuissance, 12
M'empêchent d'espérer qu'il s'accorde à mes vœux ; 12
Mais, le cadet encor n'étant pas amoureux, 12
C'est là qu'il faut tourner l'effort de la machine ; 12
1530 Et de peur que Thaïs, ou quelque autre voisine, 12
Par son civil accueil ne l'aille retenir, 12
Sans perdre un seul moment il le faut prévenir. 12
S'il se pouvait, ô dieux ! que j'aurais d'allégresse ! 12
Tu sais qu'il a longtemps voyagé par la Grèce : 12
1535 À peine en revient-il, et depuis son retour 12
Je ne vois point qu'encor il ait conçu d'amour. 12
Ses plaisirs ont été les chevaux et la chasse : 12
Avant qu'une maîtresse en son cœur ait pris place, 12
Peut-être son devoir ailleurs l'aura porté. » 12
1540 À ces mots le vieillard, en pleurant, m'a quitté. 12
C'est un père, après tout, il faut qu'on lui complaise. 12
PHÉDRIE
Vraiment vous en parlez tous deux bien à votre aise ; 12
Si l'amour en vos cœurs régnait pour un moment, 12
Je vous verrais bientôt d'un autre sentiment. 12
PARMENON
1545 Contre moi sans raison vous entrez en colère : 12
D'interprète, sans plus, je sers à votre père ; 12
Quoique vous m'entendiez parler en précepteur, 12
De tout ce long discours je ne suis point l'auteur ; 12
Vous voyez que ceci tient beaucoup de son style. 12
PHÉDRIE
1550 Tu ne l'es pas non plus de la fourbe subtile 12
Dont mon frère, en eunuque aujourd'hui déguisé, 12
A chacun du logis par sa feinte abusé ? 12
Qui t'a rendu muet ? cherches-tu quelque excuse ? 12
CHERÉE
C'est à moi qu'il vous faut imputer cette ruse ; 12
1555 Assez pour m'en distraire il s'est inquiété. 12
Enfin n'en parlons plus, c'est un point arrêté : 12
Gardez votre Thaïs, laissez-moi ma Pamphile ; 12
Et pendant que mon père est d'humeur si facile, 12
Allons lui proposer le choix que j'en ai fait. 12
PARMENON
1560 Croyez-vous que d'abord il en soit satisfait ? 12
N'étant que ce qu'elle est, j'en aurais quelque crainte. 12
CHERÉE
Quoi ! tu ne sais donc pas le succès de ma feinte ? 12
PARMENON
Non, car toujours depuis j'ai demeuré chez nous. 12
CHERÉE
Pamphile est citoyenne.
PARMENON
Ô dieux ! que dites-vous ?
Pamphile est citoyenne !
CHERÉE
1565 Et Chremès est son frère.
Te conter en détail comment il s'est pu faire 12
Demanderait peut-être un peu plus de loisir : 12
C'est assez que la chose, au gré de mon désir, 12
S'est naguère entre nous pleinement avérée. 12
1570 Outre que de sa sœur la foi m'est assurée, 12
Chremès ne me tient pas un homme à dédaigner ; 12
Il ne nous reste plus que mon père à gagner. 12
PARMENON
Je vous le veux livrer au plus tard dans une heure. 12
Du vieillard au procès savez-vous la demeure ? 12
C'est là qu'il nous attend.
PHÉDRIE
1575 Que mon frère est heureux
De se voir possesseur aussitôt qu'amoureux ! 12
Chacun s'oppose au bien que mérite ma peine. 12
Thaïs n'a plus en moi qu'une espérance vaine : 12
Ne pouvant de discours plus longtemps l'amuser, 12
1580 J'ai promis de mourir, ou bien de l'épouser. 12
Mourons, puisque l'on n'ose en parler à mon père ; 12
Ce n'est que pour moi seul qu'il se montre sévère. 12
Adieu, je vais mourir.
PARMENON
Attendez un moment.
J'ai par son ordre seul harangué vainement, 12
1585 Et par son ordre enfin je vous rends l'espérance. 12
Vous feriez beaucoup mieux d'user de déférence ; 12
Mais puisque tant d'amour loge dans votre sein, 12
Que cette amour d'ailleurs s'obstine en son dessein, 12
Vous irez jusqu'au bout, j'ose vous le promettre. 12
1590 Obtenez de Chremès qu'il se veuille entremettre, 12
Et, parlant pour tous deux, vous sauve un compliment 12
Qui vous ferait rougir dans son commencement. 12
CHREMÈS
Je me tiens tout prié.
CHERÉE
Nous vous en rendons grâce.
PHÉDRIE
Ah ! Mon cher Parmenon, viens çà que je t'embrasse ! 12
PARMENON
Il n'est pas encor temps.
SCÈNE IV
Damis, Chremès, Phédrie, Cherée, Parmenon
DAMIS
1595 Je reviens faire un tour :
Mon homme était absent, et j'attends son retour. 12
Mais j'aperçois nos gens qui consultent ensemble. 12
CHREMÈS
Voilà, si ce n'est lui, quelqu'un qui lui ressemble. 12
DAMIS
Qu'a de commun Chremès avec leur entretien ? 12
1600 Ce n'était qu'un, jadis, de son père et du mien : 12
Peut-être mes enfants lui content leur affaire. 12
CHERÉE, bas à Chremès
Vite, car il s'approche.
CHREMÈS
Allez, laissez-moi faire.
PARMENON, à Cherée
Ne sauriez-vous sans hâte attendre l'avenir ? 12
Votre tête à l'évent ne se peut contenir ; 12
1605 D'un ton plus sérieux tâchez de lui répondre ; 12
Ne l'interrompez point, parlez sans vous confondre. 12
À Chremès
Vous, commencez le choc, et puis à notre tour 12
Vous nous verrez tous deux appuyer son amour. 12
DAMIS
Comment vous va, Chremès ?
CHREMÈS
Mieux qu'en jour de ma vie.
Et vous ?
DAMIS
1610 De mille maux la vieillesse est suivie.
CHREMÈS
Il se faut consoler, c'est un commun malheur. 12
DAMIS
Damis a fait son temps, d'autres fassent le leur. 12
Mais à propos, Chremès, quand serai-je de fête ? 12
Pour rire à votre hymen dès longtemps je m'apprête : 12
1615 C'est une honte à vous d'être si vieux garçon, 12
Et je veux que mes fils vous fassent la leçon. 12
Quand voulez-vous quitter cette humeur solitaire ? 12
CHREMÈS
Si je vous proposais une semblable affaire ? 12
DAMIS
Pour qui ? pour mon cadet ?
CHREMÈS
C'est de lui qu'il s'agit.
DAMIS
1620 Je m'en suis bien douté, car même il en rougit. 12
CHREMÈS
Je ne veux point penser un parti qui me touche ; 12
Ses louanges, Damis, siéraient mal en ma bouche ; 12
Mais enfin l'alliance est assez à souffrir : 12
En un mot, c'est ma sœur que je vous viens offrir. 12
DAMIS
1625 Votre sœur ! Vous rêvez : où l'auriez-vous trouvée ? 12
CHREMÈS
À l'âge de quatre ans elle fut enlevée ; 12
On vient de me la rendre, et Thaïs l'a chez soi. 12
Afin que l'on ajoute à ceci plus de foi, 12
Dès lors que vous aurez achevé l'hyménée, 12
1630 La moitié de mes biens à ma sœur est donnée, 12
Avec espoir de tout, mais après mon trépas. 12
Quant à vous étaler tous ses autres appas, 12
Je ne m'en mêle point ; c'est à ceux qui l'ont vue. 12
PHÉDRIE
Chacun sait la beauté dont Pamphile est pourvue. 12
CHERÉE
1635 Qui la possédera doit s'estimer heureux. 12
PARMENON, à Damis
Vous-même en deviendrez, je le gage, amoureux : 12
On ne s'en peut sauver, et fût-on tout de glace ; 12
J'estime sa beauté, mais j'admire sa grâce 12
Ne cherchez pas plus loin, Monsieur, et m'en croyez. 12
CHREMÈS, à Damis
1640 Vous n'en sauriez juger si vous ne la voyez ; 12
Aussi bien faudra-t-il prouver cette aventure, 12
Quoique mon bien promis assez vous en assure : 12
Si ce n'était ma sœur, voudrais-je la doter ? 12
Beaucoup d'autres raisons m'empêchent d'en douter : 12
1645 L'âge et le temps du rapt peuvent servir d'indice ; 12
Ce qu'en dit mon valet, ce qu'en sait sa nourrice, 12
Une marque en son bras, une autre sur son sein. 12
DAMIS
J'entre donc chez Thaïs, non pas pour ce dessein : 12
Il suffit de savoir la beauté de Pamphile. 12
CHREMÈS
1650 Vous éclaircir de tout ne peut être inutile. 12
DAMIS
Touchez là, je ne veux autre éclaircissement. 12
CHREMÈS
Thaïs vous apprendra tout cet événement : 12
Sans l'ardeur de son zèle envers notre famille, 12
Je n'aurais point de sœur, vous n'auriez point de fille. 12
1655 Pamphile doit au soin que les siens en ont eu 12
Tout ce qu'elle a d'esprit, de grâce et de vertu. 12
Enfin, chacun de nous étant son redevable, 12
Pour moi, de ce côté je me tiens insolvable ; 12
Ma sœur ne l'est pas moins, son amant l'est aussi : 12
1660 Jugez qui de nous tous doit prendre ce souci. 12
DAMIS
Mon aîné volontiers se charge de la dette. 12
CHREMÈS
Que voulez-vous qu'il donne, ou du moins qu'il promette 12
Car donner maintenant n'est pas en son pouvoir. 12
DAMIS
Ce sera, je m'en doute, à Damis d'y pourvoir : 12
1665 J'en suis content, Chremès, et veux, sans répugnance, 12
Marquer cet heureux jour d'une double alliance. 12
Ma joie et vos conseils, tout parle pour Thaïs ; 12
Nous n'avons à gagner que le cœur de mon fils : 12
N'appréhendez-vous point l'effort qu'il faudra faire ? 12
CHREMÈS
1670 S'il s'est laissé gagner, il a su vous le taire ; 12
Que pouvait-il de plus que garder le respect ? 12
Il se tait même encore, et tremble à votre aspect. 12
DAMIS
Ses yeux parlent assez, si sa langue est muette, 12
Et j'en tiens le silence une marque secrète. 12
1675 Que cet excès de joie avait peine à sortir ! 12
Je vais prier Thaïs d'y vouloir consentir. 12
Pour épargner sa honte, attendez que j'en sorte. 12
SCÈNE V
Thrason, Gnaton, Chramès, Phédrie, Cherée, Parmenon, Syrisce, Donax, Sanga, Simalion, et autres personnages muets
THRASON
Courage, compagnons ! commençons par la porte. 12
CHERÉE, bas à sa troupe
Voici le capitan tout prêt de nous braver. 12
PHÉDRIE
1680 Lui découvrirons-nous ce qui vient d'arriver ? 12
CHREMÈS
Il vaut mieux en tirer le plaisir qu'on peut prendre. 12
CHERÉE
Il ne nous a pas vus, cachons-nous pour l'entendre. 12
THRASON
Simalion, Donax, Syrisce, suivez-moi : 12
Tu sauras ce que c'est d'avoir faussé ta foi, 12
1685 Déloyale Thaïs, et d'aimer un Phédrie. 12
Mais il nous manque ici de notre infanterie. 12
GNATON
Le reste suit de près ; les ferai-je avancer ? 12
THRASON
Tels coquins ne sont bons qu'à nous embarrasser. 12
GNATON
J'en tiens pour votre bras le secours inutile. 12
THRASON
1690 Par les cheveux d'abord je veux prendre Pamphile. 12
GNATON
Très bien.
THRASON
Et puis après, lui donner mille coups.
GNATON
Ce sera fait, Seigneur, fort vaillamment à vous. 12
THRASON
Pour Thaïs, tu peux dire, autant vaut, qu'elle est morte. 12
GNATON
Dieux ! quel nombre d'exploits !
THRASON
Rangeons cette cohorte.
1695 Holà ! Simalion ! Voici votre quartier. 12
GNATON
C'est là ce qu'on appelle entendre le métier. 12
THRASON
Et toi, Syrisce…
SYRISCE
Au gros ?…
THRASON
Non, conduis l'aile droite.
GNATON
Je ne vois rien de tel qu'une vaillance adroite. 12
THRASON
Donax, prends ce bélier, et marche avec le gros. 12
1700 Je ne vois point Sanga, vaillant parmi les brocs. 12
Sanga !
SANGA
Que vous plaît-il ?
THRASON
Tu manques de courage !
SANGA
Ne faut-il pas quelqu'un pour garder le bagage ? 12
THRASON
L'on ne te voit jamais combattre au premier rang. 12
Pourquoi tiens-tu ceci ?
SANGA
Pour étancher le sang.
THRASON
1705 Est-ce avec un mouchoir que tu prétends combattre ? 12
SANGA
La vaillance du chef et de ceux qu'il faut battre 12
M'ont fait croire, Seigneur, qu'on en aurait besoin, 12
Il faut pourvoir à tout.
THRASON
N'a-t-on pas eu le soin
Des vivres qu'il faudra pour nourrir notre armée ? 12
GNATON
1710 Oui, Seigneur ; et sachant qu'une troupe affamée 12
N'est pas de grand effet, j'ai laissé Sauvion 12
Pour mettre ordre au souper, et garder la maison. 12
THRASON
Un autre emploi, Gnaton, se doit à ta prudence ; 12
Va commencer l'attaque, et montre ta vaillance 12
1715 Je donnerai d'ici les ordres du combat. 12
Jamais qu'en un besoin le bon chef ne se bat ; 12
Chacun commence à craindre aussitôt qu'il s'expose 12
GNATON
Avecque vous sans cesse on apprend quelque chose : 12
Encore une leçon, je saurais le métier. 12
THRASON
1720 Ce n'est pas pour néant qu'on me tient vieux routier. 12
CHERÉE, sortant d'où il était caché avec sa troupe
Je n'en puis plus souffrir l'insolente bravade. 12
THRASON
N'entends-tu rien, Gnaton ? Dieux ! c'est une embuscade. 12
Enfants, sauve qui peut ! car nous sommes trahis. 12
D'où peut être venu ce secours à Thaïs ? 12
DONAX
1725 Le secours n'est pas grand, et nous pouvons nous battre. 12
THRASON
Il faut tout éprouver avant que de combattre : 12
Le sage n'en vient point à cette extrémité, 12
Qu'après n'avoir rien pu gagner par un traité ; 12
Quant à moi, j'ai toujours gardé cette coutume. 12
GNATON
1730 Vous êtes pour le poil autant que pour la plume, 12
Bon en paix, bon en guerre, enfin homme de tout. 12
THRASON
Qui peut sans coup férir mettre une affaire à bout, 12
Serait mal conseillé d'en user d'autre sorte. 12
CHERÉE
Soldat, que cherchez-vous autour de cette porte ? 12
THRASON
Mon bien.
CHERÉE
Quoi ! votre bien ?
THRASON
Pamphile.
CHERÉE
1735 Est-elle à vous ?
Je n'aime point à rire, et suis un peu jaloux 12
Trêve de différend, ou vous verrez folie. 12
THRASON
De grâce, contestons sans fougue et sans saillie ; 12
C'est belle chose en tout d'écouter la raison. 12
1740 Je soutiens que Pamphile appartient à Thrason. 12
CHREMÈS
Par quel droit ?
THRASON
Par l'achat que l'on m'en a vu faire :
Enfin je suis son maître.
CHREMÈS
Et moi, je suis son frère
Qui n'ai souci d'achat, de maître, ni d'argent. 12
THRASON
On m'a toujours tenu pour un homme obligeant, 12
1745 Je le veux être encore : allez, je vous la donne ; 12
Mais j'entends, pour Thaïs, que l'on me l'abandonne. 12
PHÉDRIE
Encor moins celle-ci.
THRASON
Que sert donc notre accord ?
PHÉDRIE
J'ai l'esprit trop jaloux, je vous l'ai dit d'abord, 12
Et ne saurais souffrir seulement qu'on la nomme. 12
GNATON
1750 Pauvres gens, d'attirer sur vos bras un tel homme ! 12
Vous feriez beaucoup mieux de l'avoir pour ami. 12
Il ne sait ce que c'est d'obliger à demi. 12
PHÉDRIE
Beaucoup mieux ! Et qu'es-tu pour parler de la sorte ? 12
Si je te vois jamais regarder cette porte, 12
1755 M'entends-tu ? tu sauras ce que pèse ma main. 12
Ne me va point conter : « C'est ici mon chemin, 12
Et je ne saurais pas m'empêcher d'y paraître » 12
Je ne veux voir autour le valet ni le maître ; 12
Est-ce bien s'expliquer ?
GNATON
Des mieux, et nettement.
1760 Mais peut-on à l'écart vous parler un moment ? 12
PHÉDRIE
Hé bien ?
GNATON, bas à l'écart
Notre soldat a la bourse garnie,
Vous le pouvez admettre en votre compagnie. 12
Il n'est pas pour vous nuire auprès d'aucun objet ; 12
Pour donner du soupçon, c'est un faible sujet. 12
1765 Si Thaïs l'a souffert, vous en savez la cause ; 12
Sa présence d'ailleurs est bonne à quelque chose : 12
Il peut, sans vous causer de crainte et de souci, 12
Vous défrayer de rire, et de festins aussi. 12
PHÉDRIE
J'accepte, au nom des trois, le parti qu'on nous offre ; 12
1770 Non que nous ayons peur de fouiller dans le coffre, 12
Mais afin d'en tirer du divertissement. 12
J'en vais dire à Chremès quatre mots seulement : 12
Car, que d'aucun soupçon mon âme soit saisie, 12
Le soldat n'est pas homme à donner jalousie ; 12
1775 Tout ce que j'en ai dit était pour l'abuser. 12
Mais crois-tu qu'au hasard il se veuille exposer ? 12
GNATON
Faites venir vos gens, et puis laissez-moi faire. 12
PHÉDRIE, à Chremès
Chremès, votre conseil est ici nécessaire ; 12
Et vous aussi, mon frère, approchez un moment. 12
GNATON, retourne vers Thrason
1780 Seigneur, j'ai ménagé votre accommodement ; 12
Chacun pourra servir cette femme à sa mode, 12
Et crois que ce rival se rendant incommode, 12
Thaïs le quittera pour être toute à vous. 12
On ne trouve jamais son compte à des jaloux : 12
1785 Votre bourse d'ailleurs n'étant point épargnée, 12
L'intérêt vous pourra donner cause gagnée ; 12
Et, fût-elle d'humeur à le trop négliger, 12
Votre mérite seul suffit pour l'engager. 12
THRASON
Je t'entends. Que faut-il à présent que je fasse ? 12
GNATON
1790 D'abord à ces Messieurs vous devez rendre grâce, 12
Et reconduire après vos troupes au logis, 12
Où, comme en quelque port heureusement surgis, 12
Après tant de travaux, de dangers, et d'alarmes, 12
En beaux verres de vin nous changerons nos armes, 12
1795 Buvant à la santé de notre conducteur, 12
Qui de cette victoire a seul été l'auteur. 12
THRASON
Je crois que c'est le mieux que nous puissions tous faire. 12
À Phédrie et à sa troupe :
Messieurs, ne suis-je point en ce lieu nécessaire. 12
PHÉDRIE
Comment ?
THRASON
Je me retire, et mes gens avec moi.
PHÉDRIE
Gnaton vous a-t-il dit ?…
THRASON
1800 Oui, Messieurs, c'est de quoi
Je rends très humble grâce à Votre Seigneurie : 12
De ma part, si jamais il survient brouillerie, 12
En pièces aussitôt je consens d'être mis ; 12
Et de l'heureux malheur qui nous rend bons amis, 12
1805 Il ne sera moment que le jour je ne chôme. 12
GNATON
Vous ai-je pas bien dit qu'il était galant homme ? 12
CHERÉE, à Thrason
Il reste cependant querelle entre nous deux. 12
Quoi ! vous vouliez tantôt en prendre une aux cheveux ! 12
Il faut que je la venge au péril de ma vie. 12
THRASON
1810 Ah ! ne réveillons point une noise assoupie. 12
PHÉDRIE
Il a raison, mon frère, et c'est à contre-temps. 12
THRASON, à ses soldats
De l'avantage acquis étant plus que contents, 12
Soldats, retirons-nous : à vos rangs prenez garde ; 12
Pour moi, j'aurai le soin de mener l'avant-garde. 12
CHREMÈS
C'est faire en vaillant chef.
SCÈNE VI
Damis, Chremès, Thaïs, Phédrie, Cherée, Pamphile, Parmenon
CHREMÈS
1815 Damis a bien perdu :
Que n'a-t-il un moment avec nous attendu ! 12
Comme nous il eût eu sa part de la risée. 12
Mais le voici qui vient avecque l'épousée. 12
PARMENON
Cet hymen le fera de moitié rajeunir. 12
DAMIS, présentant Pamphile à Cherée
1820 Mon fils, je te la rends, tu peux l'entretenir ; 12
Et je trouve Pamphile et si sage et si belle, 12
Que, si je ne savais que tu brûles pour elle, 12
Je t'y voudrais porter ; mais son oeil trop charmant 12
En a su prévenir le doux commandement. 12
1825 Les dieux en soient loués, et fassent que son frère 12
Achève sans tarder l'hymen qu'il prétend faire ! 12
Je donne vingt talents.
CHREMÈS
J'accepte le parti.
DAMIS
Et j'attends qu'à nos vœux Pamphile ait consenti. 12
CHREMÈS
Épargnez-lui, Damis, cet aveu de sa flamme 12
1830 Son front vous dit assez ce qu'elle a dedans l'âme ; 12
Cette rougeur n'a point les marques d'un courroux. 12
PAMPHILE
Mon frère, une autre fois vous parlerez pour vous. 12
CHREMÈS
Une autre fois, ma sœur, vous parlerez sans feinte. 12
PAMPHILE
Puisque vous le voulez, j'obéis sans contrainte. 12
CHERÉE
1835 La seule indifférence est peu pour mon désir. 12
CHREMÈS
Ajoutez-y, ma sœur, que c'est avec plaisir. 12
PAMPHILE
Ce jour est pour Pamphile un jour d'obéissance. 12
THAÏS
En puissiez-vous longtemps célébrer la naissance ! 12
CHREMÈS, à Thaïs
C'est savoir ajouter trop de grâce au bienfait. 12
THAÏS
1840 Je voudrais que mon zèle eût produit plus d'effet. 12
CHREMÈS
Quel autre effet ma sœur en pouvait-elle attendre ? 12
Vos soins à l'obtenir, vos bontés à la rendre, 12
Et l'excès d'amitié que nous avons pu voir, 12
Nous enseignent assez quel est notre devoir. 12
1845 Disposez de mes biens, de moi, de ma famille ; 12
Tenez-moi lieu de sœur.
DAMIS
Tenez-moi lieu de fille,
Puisqu'on doit à vos soins tout l'heur de ce succès. 12
THAÏS
Cet honneur me confond, et va jusqu'à l'excès 12
DAMIS
Ce n'est pas tout, Madame ; achevez la journée : 12
1850 Nous voulons vous devoir un second hyménée ; 12
Vous me l'avez promis.
THAÏS
J'accepte votre loi,
Et la suis de bon cœur en lui donnant ma foi. 12
CHERÉE
Vous oserais-je encor demander quelque chose ? 12
DAMIS
Tu peux tout à présent : dis-moi, parle, propose ; 12
1855 Tu verras ton désir exactement suivi. 12
CHERÉE
Vous savez à quel point Parmenon m'a servi. 12
DAMIS
J'entends à demi-mot : tu veux qu'on l'affranchisse ? 12
CHERÉE
Mon père, que ceci tout d'un temps s'accomplisse ! 12
DAMIS
Il est juste, et déjà j'en ai donné ma foi. 12
1860 Sois libre, Parmenon ; mais demeure avec moi. 12
PARMENON
Par ce double bienfait mon attente est comblée. 12
PHÉDRIE
De te voir affranchi ma joie est redoublée. 12
CHREMÈS
Le temps est un peu cher ; quittons ces compliments, 12
Et ne retardons point l'aise de nos amants. 12
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