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BAU_1/BAU136
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
LA MORT
CXXXII
Le Voyage
À Maxime du Camp.
I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, 6+6 a
L’univers est égal à son vaste appétit. 6+6 b
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! 6+6 a
Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! 6+6 b
5 Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, 6+6 a
Le cœur gros de rancune et de désirs amers, 6+6 b
Et nous allons, suivant le rhythme de la lame, 6+6 a
Berçant notre infini sur le fini des mers : 6+6 b
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; 6+6 a
10 D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, 6−6 b
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme, 6+6 a
La Circé tyrannique aux dangereux parfums. 6+6 b
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent 6+6 a
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ; 6+6 b
15 La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, 6+6 a
Effacent lentement la marque des baisers. 6+6 b
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent 6+6 a
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons, 6+6 b
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, 6+6 a
20 Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! 6+6 b
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, 6+6 a
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon, 6+6 b
De vastes voluptés, changeantes, inconnues, 6+6 a
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom ! 6+6 b
II
25 Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule 6+6 a
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils 6+6 b
La Curiosité nous tourmente et nous roule, 6+6 a
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils. 6+6 b
Singulière fortune où le but se déplace, 6+6 a
30 Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où ! 6+6 b
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse, 6+6 a
Pour trouver le repos court toujours comme un fou ! 6+6 b
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ; 6+6 a
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! » 6+6 b
35 Une voix de la hune, ardente et folle, crie : 6+6 a
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil 6+6 b
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie 6+6 a
Est un Eldorado promis par le Destin ; 6+6 b
L’Imagination qui dresse son orgie 6+6 a
40 Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin. 6+6 b
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! 6+6 a
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, 6+6 b
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques 6+6 a
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ? 6+6 b
45 Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, 6+6 a
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ; 6+6 b
Son œil ensorcelé découvre une Capoue 6+6 a
Partout où la chandelle illumine un taudis. 6+6 b
III
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires 6+6 a
50 Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! 6+6 b
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, 6+6 a
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers. 6+6 b
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! 6+6 a
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, 6+6 b
55 Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, 6+6 a
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. 6+6 b
Dites, qu’avez-vous vu ?
IV
« Nous avons vu des astres 6+6 a
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ; 6+6 b
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres, 6+6 a
60 Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. 6+6 b
La gloire du soleil sur la mer violette, 6+6 a
La gloire des cités dans le soleil couchant, 6+6 b
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète 6+6 a
De plonger dans un ciel au reflet alléchant. 6+6 b
65 Les plus riches cités, les plus grands paysages, 6+6 a
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux 6+6 b
De ceux que le hasard fait avec les nuages. 6+6 a
Et toujours le désir nous rendait soucieux ! 6+6 b
— La jouissance ajoute au désir de la force. 6+6 a
70 Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais, 6+6 b
Cependant que grossit et durcit ton écorce, 6+6 a
Tes branches veulent voir le soleil de plus près ! 6+6 b
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace 6+6 a
Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin, 6+6 b
75 Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, 6+6 a
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin ! 6+6 b
Nous avons salué des idoles à trompe ; 6+6 a
Des trônes constellés de joyaux lumineux ; 6+6 b
Des palais ouvragés dont la féerique pompe 6+6 a
80 Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ; 6+6 b
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ; 6+6 a
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, 6+6 b
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. » 6+6 a
V
Et puis, et puis encore ?
VI
« Ô cerveaux enfantins ! 6+6 b
85 Pour ne pas oublier la chose capitale, 6+6 a
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché, 6+6 b
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale, 6+6 a
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché : 6+6 b
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, 6+6 a
90 Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ; 6+6 b
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, 6+6 a
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ; 6+6 b
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ; 6+6 a
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ; 6+6 b
95 Le poison du pouvoir énervant le despote, 6+6 a
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ; 6+6 b
Plusieurs religions semblables à la nôtre, 6+6 a
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté, 6+6 b
Comme en un lit de plume un délicat se vautre, 6+6 a
100 Dans les clous et le crin cherchant la volupté ; 6+6 b
L’Humanité bavarde, ivre de son génie, 6+6 a
Et, folle maintenant comme elle était jadis, 6+6 b
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie : 6−6 a
« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! » 6−6 b
105 Et les moins sots, hardis amants de la Démence, 6+6 a
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, 6+6 b
Et se réfugiant dans l’opium immense ! 6+6 a
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. » 6+6 b
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! 6+6 a
110 Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, 6+6 b
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : 6+6 a
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! 6+6 b
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; 6+6 a
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit 6+6 b
115 Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, 6+6 a
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit, 6+6 b
Comme le Juif errant et comme les apôtres, 6+6 a
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, 6+6 b
Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres 6+6 a
120 Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. 6+6 b
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, 6+6 a
Nous pourrons espérer et crier : En avant ! 6+6 b
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine, 6+6 a
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, 6+6 b
125 Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres 6+6 a
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager. 6+6 b
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, 6+6 a
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger 6+6 b
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange 6+6 a
130 Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ; 6+6 b
Venez vous enivrer de la douceur étrange 6+6 a
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? » 6+6 b
À l’accent familier nous devinons le spectre ; 6+6 a
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. 6+6 b
135 « Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! » 6+6 a
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. 6+6 b
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! 6+6 a
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! 6+6 b
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, 6+6 a
140 Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! 6+6 b
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! 6+6 a
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, 6+6 b
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? 6+6 a
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! 6+6 b
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