Métrique en Ligne
VOL_4/VOL87
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE XXXV
1732
A MADEMOISELLE DE LUBERT,
QU'ON APPELAIT MUSE ET GRÂCE
Le curé qui vous baptisa 8
Du beau surnom de muse et grâce, 8
Sur vous un peu prophétisa ; 8
Il prévit que sur votre trace 8
5 Croîtrait le laurier du Parnasse 8
Dont La Suze se couronna, 8
Et le myrte qu'elle porta, 8
Quand, d'amour suivant la déesse, 8
Ses tendres feux elle mêla 8
10 Aux froides ondes du permesse. 8
Mais en un point il se trompa : 8
Car jamais il ne devina 8
Qu'étant si belle, elle sera 8
Ce que les sots appellent sage, 8
15 Et qu'à vingt ans, et par delà, 8
Muse et grâce conservera 8
La tendre fleur du pucelage, 8
Fleur délicate qui tomba 8
Toujours au printemps du bel âge, 8
20 Et que le ciel fit pour cela. 8
Quoi ! Vous en êtes encor là ! 8
Muse et grâce, que c'est dommage ! 8
Vous me répondez doucement 8
Que les neuf bégueules savantes, 8
25 Toujours chantant, toujours rimant, 8
Toujours les yeux au firmament, 8
Avec leurs têtes de pédantes, 8
Avaient peu de tempérament, 8
Et que leurs bouches éloquentes 8
30 S'ouvraient pour brailler seulement, 8
Et non pour mettre tendrement 8
Deux lèvres fraîches et charmantes 8
Sur les lèvres appétissantes 8
De quelque vigoureux amant. 8
35 Je veux croire chrétiennement 8
Ces histoires impertinentes. 8
Mais, ma chère Lubert, en cas 8
Que ces filles sempiternelles 8
Conservent pour ces doux ébats 8
40 Des aversions si fidèles, 8
Si ces déesses sont cruelles, 8
Si jamais amant dans ses bras 8
N'a froissé leurs gauches appas, 8
Si les neuf muses sont pucelles, 8
45 Les trois grâces ne le sont pas. 8
Quittez donc votre faible excuse ; 8
Vos jours languissent consumés 8
Dans l'abstinence qui les use : 8
Un faux préjugé vous abuse. 8
50 Chantez, et, s'il le faut, rimez ; 8
Ayez tout l'esprit d'une muse : 8
Mais, si vous êtes grâce, aimez. 8
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