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VOL_4/VOL72
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE XX
1720
A MONSIEUR LE DUC DE SULLY
J'irai chez vous, duc adorable, 8
Vous dont le goût, la vérité, 8
L'esprit, la candeur, la bonté, 8
Et la douceur inaltérable, 8
5 Font respecter la volupté, 8
Et rendent la sagesse aimable. 8
Que dans ce champêtre séjour 8
Je me fais un plaisir extrême 8
De parler, sur la fin du jour, 8
10 De vers, de musique, et d'amour, 8
Et pas un seul mot du système, 8
De ce système tant vanté, 8
Par qui nos héros de finance 8
Emboursent l'argent de la France, 8
15 Et le tout par pure bonté ! 8
Pareils à la vieille sibylle 8
Dont il est parlé dans Virgile, 8
Qui, possédant pour tout trésor 8
Des recettes d'énergumène, 8
20 Prend du troyen le rameau d'or, 8
Et lui rend des feuilles de chêne. 8
Peut-être, les larmes aux yeux, 8
Je vous apprendrai pour nouvelle 8
Le trépas de ce vieux goutteux 8
25 Qu'anima l'esprit de Chapelle : 8
L'éternel abbé De Chaulieu 8
Paraîtra bientôt devant Dieu ; 8
Et si d'une muse féconde 8
Les vers aimables et polis 8
30 Sauvent une âme en l'autre monde, 8
Il ira droit en paradis. 8
L'autre jour, à son agonie, 8
Son curé vint de grand matin 8
Lui donner en cérémonie, 8
35 Avec son huile et son latin, 8
Un passe-port pour l'autre vie. 8
Il vit tous ses péchés lavés 8
D'un petit mot de pénitence, 8
Et reçut ce que vous savez 8
40 Avec beaucoup de bienséance. 8
Il fit même un très-beau sermon, 8
Qui satisfit tout l'auditoire. 8
Tout haut il demanda pardon 8
D'avoir eu trop de vaine gloire. 8
45 C'était là, dit-il, le péché 8
Dont il fut le plus entiché ; 8
Car on sait qu'il était poëte, 8
Et que sur ce point tout auteur, 8
Ainsi que tout prédicateur, 8
50 N'a jamais eu l'âme bien nette. 8
Il sera pourtant regretté 8
Comme s'il eût été modeste. 8
Sa perte au Parnasse est funeste : 8
Presque seul il était resté 8
55 D'un siècle plein de politesse. 8
On dit qu'aujourd'hui la jeunesse 8
A fait à la délicatesse 8
Succéder la grossièreté, 8
La débauche à la volupté, 8
60 Et la vaine et lâche paresse 8
À cette sage oisiveté 8
Que l'étude occupait sans cesse, 8
Loin de l'envieux irrité. 8
Pour notre petit Genonville, 8
65 Si digne du siècle passé, 8
Et des faiseurs de vaudeville, 8
Il me paraît très-empressé 8
D'abandonner pour vous la ville. 8
Le système n'a point gâté 8
70 Son esprit aimable et facile ; 8
Il a toujours le même style, 8
Et toujours la même gaîté. 8
Je sais que, par déloyauté, 8
Le fripon naguère a tâté 8
75 De la maîtresse tant jolie 8
Dont j'étais si fort entêté. 8
Il rit de cette perfidie, 8
Et j'aurais pu m'en courroucer : 8
Mais je sais qu'il faut se passer 8
80 Des bagatelles dans la vie. 8
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