Métrique en Ligne
VOL_4/VOL67
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE XV
1717
À MONSIEUR LE PRINCE DE VENDÔME,
GRAND PRIEUR DE FRANCE
Je voulais par quelque huitain, 8
Sonnet, ou lettre familière, 8
Réveiller l'enjouement badin 8
De votre altesse chansonnière ; 8
5 Mais ce n'est pas petite affaire 8
À qui n'a plus l'abbé Courtin 8
Pour directeur et pour confrère. 8
Tout simplement donc je vous dis 8
Que dans ces jours, de Dieu bénis, 8
10 Où tout moine et tout cagot mange 8
Harengs saurets et salsifis, 8
Ma muse, qui toujours se range 8
Dans les bons et sages partis, 8
Fait avec faisans et perdrix 8
15 Son carême au château saint-Ange. 8
Au reste, ce château divin, 8
Ce n'est pas celui du saint-père, 8
Mais bien celui de Caumartin, 8
Homme sage, esprit juste et fin, 8
20 Que de tout mon cœur je préfère 8
Au plus grand pontife romain, 8
Malgré son pouvoir souverain 8
Et son indulgence plénière. 8
Caumartin porte en son cerveau 8
25 De son temps l'histoire vivante ; 8
Caumartin est toujours nouveau 8
À mon oreille qu'il enchante ; 8
Car dans sa tête sont écrits 8
Et tous les faits et tous les dits 8
30 Des grands hommes, des beaux esprits ; 8
Mille charmantes bagatelles, 8
Des chansons vieilles et nouvelles, 8
Et les annales immortelles 8
Des ridicules de Paris. 8
35 Château saint-Ange, aimable asile, 8
Heureux qui dans ton sein tranquille 8
D'un carême passe le cours ! 8
Château que jadis les amours 8
Bâtirent d'une main habile 8
40 Pour un prince qui fut toujours 8
À leur voix un peu trop docile, 8
Et dont ils filèrent les jours ! 8
Des courtisans fuyant la presse, 8
C'est chez toi que François Premier 8
45 Entendait quelquefois la messe, 8
Et quelquefois par le grenier 8
Rendait visite à sa maîtresse. 8
De ce pays les citadins 8
Disent tous que dans les jardins 8
50 On voit encor son ombre fière 8
Deviser sous des marronniers 8
Avec Diane De Poitiers, 8
Ou bien la belle Ferronière. 8
Moi chétif, cette nuit dernière, 8
55 Je l'ai vu couvert de lauriers ; 8
Car les héros les plus insignes 8
Se laissent voir très-volontiers 8
À nous, faiseurs de vers indignes. 8
Il ne traînait point après lui 8
60 L'or et l'argent de cent provinces, 8
Superbe et tyrannique appui 8
De la vanité des grands princes ; 8
Point de ces escadrons nombreux 8
De tambours et de hallebardes, 8
65 Point de capitaine des gardes, 8
Ni de courtisans ennuyeux ; 8
Quelques lauriers sur sa personne, 8
Deux brins de myrte dans ses mains, 8
Étaient ses atours les plus vains ; 8
70 Et de v…vérole quelques grains 8
Composaient toute sa couronne. 8
« Je sais que vous avez l'honneur, 8
Me dit-il, d'être des orgies 8
De certain aimable prieur, 8
75 Dont les chansons sont si jolies 8
Que Marot les retient par cœur, 8
Et que l'on m'en fait des copies. 8
Je suis bien aise, en vérité, 8
De cette honorable accointance ; 8
80 Car avec lui, sans vanité, 8
J'ai quelque peu de ressemblance : 8
Ainsi que moi, Minerve et Mars 8
L'ont cultivé dès son enfance ; 8
Il aime comme moi les arts, 8
85 Et les beaux vers par préférence ; 8
Il sait de la dévote engeance, 8
Comme moi, faire peu de cas ; 8
Hors en amour, en tous les cas 8
Il tient, comme moi, sa parole ; 8
90 Mais enfin, ce qu'il ne sait pas, 8
Il a, comme moi, la v…vérole ; 8
J'étais encor dans mon été 8
Quand cette noire déité, 8
De l'amour fille dangereuse, 8
95 Me fit du fleuve de Léthé 8
Passer la rive malheureuse. 8
Plaise aux dieux que votre héros 8
Pousse plus loin ses destinées, 8
Et qu'après quelque trente années 8
100 Il vienne goûter le repos 8
Parmi nos ombres fortunées ! 8
En attendant, si de Caron 8
Il ne veut remplir la voiture, 8
Et s'il veut enfin tout de bon 8
105 Terminer la grande aventure, 8
Dites-lui de troquer Chambon 8
Contre quelque once de mercure. » 8
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