Métrique en Ligne
VOL_4/VOL168
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE CXVI
1773
À MONSIEUR MARMONTEL
Mon très-aimable successeur, 8
De la France historiographe, 8
Votre indigne prédécesseur 8
Attend de vous son épitaphe. 8
5 Au bout de quatre-vingts hivers, 8
Dans mon obscurité profonde, 8
Enseveli dans mes déserts, 8
Je me tiens déjà mort au monde. 8
Mais sur le point d'être jeté 8
10 Au fond de la nuit éternelle, 8
Comme tant d'autres l'ont été, 8
Tout ce que je vois me rappelle 8
À ce monde que j'ai quitté. 8
Si vers le soir un triste orage 8
15 Vient ternir l'éclat d'un beau jour, 8
Je me souviens qu'à votre cour 8
Le temps change encor davantage. 8
Si mes paons de leur beau plumage 8
Me font admirer les couleurs, 8
20 Je crois voir nos jeunes seigneurs 8
Avec leur brillant étalage ; 8
Et mes coqs d'Inde sont l'image 8
De leurs pesants imitateurs. 8
De vos courtisans hypocrites 8
25 Mes chats me rappellent les tours ; 8
Les renards, autres chattemittes, 8
Se glissant dans mes basses-cours, 8
Me font penser à des jésuites. 8
Puis-je voir mes troupeaux bêlants 8
30 Qu'un loup impunément dévore, 8
Sans songer à des conquérants 8
Qui sont beaucoup plus loups encore ? 8
Lorsque les chantres du printemps 8
Réjouissent de leurs accents 8
35 Mes jardins et mon toit rustique, 8
Lorsque mes sens en sont ravis, 8
On me soutient que leur musique 8
Cède aux bémols des Monsignys, 8
Qu'on chante à l'opéra-comique. 8
40 Quel bruit chez le peuple helvétique ! 8
Brionne arrive ; on est surpris, 8
On croit voir Pallas ou Cypris, 8
Ou la reine des immortelles : 8
Mais chacun m'apprend qu'à Paris 8
45 Il en est cent presque aussi belles. 8
Je lis cet éloge éloquent 8
Que Thomas a fait savamment 8
Des dames de Rome et d'Athène. 8
On me dit : « partez promptement ; 8
50 Venez sur les bords de la Seine, 8
Et vous en direz tout autant, 8
Avec moins d'esprit et de peine. » 8
Ainsi, du monde détrompé, 8
Tout m'en parle, tout m'y ramène ; 8
55 Serais-je un esclave échappé 8
Que tient encore un bout de chaîne ? 8
Non, je ne suis point faible assez 8
Pour regretter des jours stériles, 8
Perdus bien plutôt que passés 8
60 Parmi tant d'erreurs inutiles. 8
Adieu, faites de jolis riens, 8
Vous encor dans l'âge de plaire, 8
Vous que les amours et leur mère 8
Tiennent toujours dans leurs liens. 8
65 Nos solides historiens 8
Sont des auteurs bien respectables ; 8
Mais à vos chers concitoyens 8
Que faut-il, mon ami ? Des fables. 8
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