Métrique en Ligne
VOL_4/VOL156
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE CIV
1769
À L'AUTEUR
DU LIVRE DES TROIS IMPOSTEURS
Insipide écrivain, qui crois à tes lecteurs 12
Crayonner les portraits de tes trois imposteurs, 12
D'où vient que, sans esprit, tu fais le quatrième ? 12
Pourquoi, pauvre ennemi de l'essence suprême, 12
5 Confonds-tu Mahomet avec le créateur, 12
Et les œuvres de l'homme avec Dieu, son auteur ?… 12
Corrige le valet, mais respecte le maître. 12
Dieu ne doit point pâtir des sottises du prêtre : 12
Reconnaissons ce Dieu, quoique très-mal servi. 12
10 De lézards et de rats mon logis est rempli ; 12
Mais l'architecte existe, et quiconque le nie 12
Sous le manteau du sage est atteint de manie. 12
Consulte Zoroastre, et Minos, et Solon, 12
Et le martyr Socrate, et le grand Cicéron : 12
15 Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père. 12
Ce système sublime à l'homme est nécessaire. 12
C'est le sacré lien de la société, 12
Le premier fondement de la sainte équité, 12
Le frein du scélérat, l'espérance du juste. 12
20 Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste, 12
Pouvaient cesser jamais de le manifester, 12
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. 12
Que le sage l'annonce, et que les rois le craignent. 12
Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent 12
25 Les pleurs de l'innocent que vous faites couler, 12
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler. 12
Tel est au moins le fruit d'une utile croyance. 12
Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence 12
Dans le chemin du crime ose les rassurer, 12
30 De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer ? 12
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles ? 12
Tes amis, au besoin, plus sûrs et plus utiles ? 12
Ta femme plus honnête ? Et ton nouveau fermier, 12
Pour ne pas croire en Dieu, va-t-il mieux te payer ?… 12
35 Ah ! Laissons aux humains la crainte et l'espérance. 12
Tu m'objectes en vain l'hypocrite insolence 12
De ces fiers charlatans aux honneurs élevés, 12
Nourris de nos travaux, de nos pleurs abreuvés ; 12
Des césars avilis la grandeur usurpée ; 12
40 Un prêtre au Capitole où triompha Pompée ; 12
Des faquins en sandale, excrément des humains, 12
Trempant dans notre sang leurs détestables mains ; 12
Cent villes à leur voix couvertes de ruines, 12
Et de Paris sanglant les horribles matines : 12
45 Je connais mieux que toi ces affreux monuments ; 12
Je les ai sous ma plume exposés cinquante ans. 12
Mais, de ce fanatisme ennemi formidable, 12
J'ai fait adorer Dieu quand j'ai vaincu le diable. 12
Je distinguai toujours de la religion 12
50 Les malheurs qu'apporta la superstition. 12
L'Europe m'en sut gré ; vingt têtes couronnées 12
Daignèrent applaudir mes veilles fortunées, 12
Tandis que Patouillet m'injuriait en vain. 12
J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin. 12
55 On les vit opposer, par une erreur fatale, 12
Les abus aux abus, le scandale au scandale. 12
Parmi les factions ardents à se jeter, 12
Ils condamnaient le pape, et voulaient l'imiter. 12
L'Europe par eux tous fut longtemps désolée ; 12
60 Ils ont troublé la terre, et je l'ai consolée. 12
J'ai dit aux disputants l'un sur l'autre acharnés : 12
« Cessez, impertinents ; cessez, infortunés ; 12
Très-sots enfants de Dieu, chérissez-vous en frères, 12
Et ne vous mordez plus pour d'absurdes chimères. » 12
65 Les gens de bien m'ont cru : les fripons écrasés 12
En ont poussé des cris du sage méprisés ; 12
Et dans l'Europe enfin l'heureux tolérantisme 12
De tout esprit bien fait devient le catéchisme. 12
Je vois venir de loin ces temps, ces jours sereins, 12
70 Où la philosophie, éclairant les humains, 12
Doit les conduire en paix aux pieds du commun maître ; 12
Le fanatisme affreux tremblera d'y paraître : 12
On aura moins de dogme avec plus de vertu. 12
Si quelqu'un d'un emploi veut être revêtu, 12
75 Il n'amènera plus deux témoins à sa suite 12
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite. 12
À l'attrayante sœur d'un gros bénéficier 12
Un amant huguenot pourra se marier ; 12
Des trésors de Lorette, amassés pour Marie, 12
80 On verra l'indigence habillée et nourrie ; 12
Les enfants de Sara, que nous traitons de chiens, 12
Mangeront du jambon fumé par des chrétiens. 12
Le turc, sans s'informer si l'iman lui pardonne, 12
Chez l'abbé Tamponet ira boire en sorbonne. 12
85 Mes neveux souperont sans rancune et gaîment 12
Avec les héritiers des frères Pompignan ; 12
Ils pourront pardonner à ce dur La Blétrie 12
D'avoir coupé trop tôt la trame de ma vie. 12
Entre les beaux esprits on verra l'union : 12
90 Mais qui pourra jamais souper avec Fréron ? 12
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