Métrique en Ligne
VOL_4/VOL143
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE XCI
1761
À DAPHNÉ,
CÉLÈBRE ACTRICE
(Traduit de l'anglais.)
Belle Daphné, peintre de la nature, 10
Vous l'imitez, et vous l'embellissez. 10
La voix, l'esprit, la grâce, la figure, 10
Le sentiment, n'est point encore assez ; 10
5 Vous nous rendez ces prodiges d'Athène 10
Que le génie étalait sur la scène. 10
Quand dans les arts de l'esprit et du goût 10
On est sublime, on est égal à tout. 10
Que dis-je ? On règne, et d'un peuple fidèle 10
10 On est chéri, surtout si l'on est belle. 10
Ô ma Daphné ! Qu'un destin si flatteur 10
Est différent du destin d'un auteur ! 10
Je crois vous voir sur ce brillant théâtre 10
Où tout Paris, de votre art idolâtre, 10
15 Porte en tribut son esprit et son cœur. 10
Vous récitez des vers plats et sans grâce, 10
Vous leur donnez la force et la douceur ; 10
D'un froid récit vous réchauffez la glace ; 10
Les contre-sens deviennent des raisons. 10
20 Vous exprimez par vos sublimes sons, 10
Par vos beaux yeux, ce que l'auteur veut dire ; 10
Vous lui donnez tout ce qu'il croit avoir ; 10
Vous exercez un magique pouvoir 10
Qui fait aimer ce qu'on ne saurait lire. 10
25 On bat des mains, et l'auteur ébaudi 10
Se remercie, et pense être applaudi. 10
La toile tombe, alors le charme cesse. 10
Le spectateur apportait des présents 10
Assez communs de sifflets et d'encens ; 10
30 Il fait deux lots quand il sort de l'ivresse, 10
L'un pour l'auteur, l'autre pour son appui : 10
L'encens pour vous, et les sifflets pour lui. 10
Vous cependant, au doux bruit des éloges 10
Qui vont pleuvant de l'orchestre et des loges, 10
35 Marchant en reine, et traînant après vous 10
Vingt courtisans l'un de l'autre jaloux, 10
Vous admettez près de votre toilette 10
Du noble essaim la cohue indiscrète. 10
L'un dans la main vous glisse un billet doux ; 10
40 L'autre à Passy vous propose une fête : 10
Josse avec vous veut souper tête à tête ; 10
Candale y soupe, et rit tout haut d'eux tous. 10
On vous entoure, on vous presse, on vous lasse. 10
Le pauvre auteur est tapi dans un coin, 10
45 Se fait petit, tient à peine une place. 10
Certain marquis, l'apercevant de loin, 10
Dit : « ah ! C'est vous ; bonjour, Monsieur Pancrace, 10
Bonjour : vraiment, votre pièce a du bon. » 10
Pancrace fait révérence profonde, 10
50 Bégaye un mot, à quoi nul ne répond, 10
Puis se retire, et se croit du beau monde. 10
Un intendant des plaisirs dits menus, 10
Chez qui les arts sont toujours bienvenus, 10
Grand connaisseur, et pour vous plein de zèle, 10
55 Vous avertit que la pièce nouvelle 10
Aura l'honneur de paraître à la cour. 10
Vous arrivez, conduite par l'amour : 10
On vous présente à la reine, aux princesses, 10
Aux vieux seigneurs, qui, dans leurs vieux propos, 10
60 Vont regrettant le chant de La Duclos. 10
Vous recevez compliments et caresses ; 10
Chacun accourt, chacun dit : « la voilà ! » 10
De tous les yeux vous êtes remarquée ; 10
De mille mains on vous verrait claquée 10
65 Dans le salon, si le roi n'était là. 10
Pancrace suit : un gros huissier lui ferme 10
La porte au nez ; il reste comme un terme, 10
La bouche ouverte et le front interdit : 10
Tel que Lefranc, qui, tout brillant de gloire, 10
70 Ayant en cour présenté son mémoire, 10
Crève à la fois d'orgueil et de dépit. 10
Il gratte, il gratte ; il se présente, il dit : 10
« Je suis l'auteur… » hélas ! Mon pauvre hère, 10
C'est pour cela que vous n'entrerez pas. 10
75 Le malheureux, honteux de sa misère, 10
S'esquive en hâte, et, murmurant tout bas 10
De voir en lui les neuf muses bannies, 10
Du temps passé regrettant les beaux jours, 10
Il rime encore, et s'étonne toujours 10
80 Du peu de cas qu'on fait des grands génies. 10
Pour l'achever, quelque compilateur, 10
Froid gazetier, jaloux d'un froid auteur, 10
Quelque Fréron, dans l'âne littéraire, 10
Vient l'entamer de sa dent mercenaire ; 10
85 À l'aboyeur il reste abandonné, 10
Comme un esclave aux bêtes condamné. 10
Voilà son sort ; et puis cherchez à plaire. 10
Mais c'est bien pis, hélas ! S'il réussit. 10
L'envie alors, Euménide implacable, 10
90 Chez les vivants harpie insatiable, 10
Que la mort seule à grand'peine adoucit, 10
L'affreuse envie, active, impatiente, 10
Versant le fiel de sa bouche écumante, 10
Court à Paris, par de longs sifflements, 10
95 Dans leurs greniers réveiller ses enfants. 10
À cette voix, les voilà qui descendent, 10
Qui dans le monde à grands flots se répandent, 10
En manteau court, en soutane, en rabat, 10
En petit-maître, en petit magistrat. 10
100 Écoutez-les : « cette œuvre dramatique 10
Est dangereuse, et l'auteur hérétique. » 10
Maître Abraham va sur lui distillant 10
L'acide impur qu'il vendait sur la Loire ; 10
Maître Crevier, dans sa pesante histoire 10
105 Qu'on ne lit point, condamne son talent. 10
Un petit singe, à face de Thersite, 10
Au sourcil noir, à l'œil noir, au teint gris, 10
Bel esprit faux qui hait les bons esprits, 10
Fou sérieux que le bon sens irrite, 10
110 Écho des sots, trompette des pervers, 10
En prose dure insulte les beaux vers, 10
Poursuit le sage, et noircit le mérite. 10
Mais écoutez ces pieux loups-garous, 10
Persécuteurs de l'art des Euripides, 10
115 Qui vont hurlant en phrases insipides 10
Contre la scène, et même contre vous. 10
Quand vos talents entraînent au théâtre 10
Un peuple entier, de votre art idolâtre, 10
Et font valoir quelque ouvrage nouveau, 10
120 Un possédé, dans le fond d'un tonneau 10
Qu'on coupe en deux, et qu'un vieux dais surmonte, 10
Crie au scandale, à l'horreur, à la honte, 10
Et vous dépeint au public abusé 10
Comme un démon en fille déguisé. 10
125 Ainsi toujours, unissant les contraires, 10
Nos chers français, dans leurs têtes légères, 10
Que tous les vents font tourner à leur gré, 10
Vont diffamer ce qu'ils ont admiré. 10
Ô mes amis ! Raisonnez, je vous prie ; 10
130 Un mot suffit. Si cet art est impie, 10
Sans répugnance il le faut abjurer ; 10
S'il ne l'est pas, il le faut honorer. 10
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