Métrique en Ligne
VOL_4/VOL129
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE LXXVII
1748
À MONSIEUR LE PRÉSIDENT HÉNAULT
Vous qui de la chronologie 8
Avez réformé les erreurs ; 8
Vous dont la main cueillit les fleurs 8
De la plus belle poésie ; 8
5 Vous qui de la philosophie 8
Avez sondé les profondeurs, 8
Malgré les plaisirs séducteurs 8
Qui partagèrent votre vie ; 8
Hénault, dites-moi, je vous prie, 8
10 Par quel art, par quelle magie, 8
Parmi tant de succès flatteurs, 8
Vous avez désarmé l'envie : 8
Tandis que moi, placé plus bas, 8
Qui devrais être inconnu d'elle, 8
15 Je vois chaque jour la cruelle 8
Verser ses poisons sur mes pas ? 8
Il ne faut point s'en faire accroire ; 8
J'eus l'air de me faire afficher 8
Aux murs du temple de mémoire ; 8
20 Aux sots vous sûtes vous cacher. 8
Je parus trop chercher la gloire, 8
Et la gloire vint vous chercher. 8
Qu'un chêne, l'honneur d'un bocage, 8
Domine sur mille arbrisseaux, 8
25 On respecte ses verts rameaux, 8
Et l'on danse sous son ombrage ; 8
Mais que du tapis d'un gazon 8
Quelque brin d'herbe ou de fougère 8
S'élève un peu sur l'horizon, 8
30 On l'en arrache avec colère. 8
Je plains le sort de tout auteur, 8
Que les autres ne plaignent guères ; 8
Si dans ses travaux littéraires 8
Il veut goûter quelque douceur, 8
35 Que, des beaux esprits serviteur, 8
Il évite ses chers confrères. 8
Montaigne, cet auteur charmant, 8
Tour à tour profond et frivole, 8
Dans son château paisiblement, 8
40 Loin de tout frondeur malévole, 8
Doutait de tout impunément, 8
Et se moquait très-librement 8
Des bavards fourrés de l'école ; 8
Mais quand son élève Charron, 8
45 Plus retenu, plus méthodique, 8
De sagesse donna leçon, 8
Il fut près de périr, dit-on, 8
Par la haine théologique. 8
Les lieux, le temps, l'occasion, 8
50 Font votre gloire ou votre chute : 8
Hier on aimait votre nom, 8
Aujourd'hui l'on vous persécute. 8
La Grèce à l'insensé Pyrrhon 8
Fait élever une statue : 8
55 Socrate prêche la raison, 8
Et Socrate boit la ciguë. 8
Heureux qui dans d'obscurs travaux 8
À soi-même se rend utile ! 8
Il faudrait, pour vivre tranquille, 8
60 Des amis, et point de rivaux. 8
La gloire est toujours inquiète ; 8
Le bel esprit est un tourment. 8
On est dupe de son talent : 8
C'est comme une épouse coquette, 8
65 Il lui faut toujours quelque amant. 8
Sa vanité, qui vous obsède, 8
S'expose à tout imprudemment ; 8
Elle est des autres l'agrément, 8
Et le mal de qui la possède. 8
70 Mais finissons ce triste ton : 8
Est-il si malheureux de plaire ? 8
L'envie est un mal nécessaire ; 8
C'est un petit coup d'aiguillon 8
Qui vous force encore à mieux faire. 8
75 Dans la carrière des vertus 8
L'âme noble en est excitée. 8
Virgile avait son Mævius, 8
Hercule avait son Eurysthée. 8
Que m'importent de vains discours 8
80 Qui s'envolent et qu'on oublie ? 8
Je coule ici mes heureux jours 8
Dans la plus tranquille des cours, 8
Sans intrigue, sans jalousie, 8
Auprès d'un roi sans courtisans, 8
85 Près de Boufflers et d'Émilie ; 8
Je les vois et je les entends, 8
Il faut bien que je fasse envie. 8
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