Métrique en Ligne
VOL_4/VOL125
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE LXXIII
1747
À S. A. S. MADAME LA DUCHESSE DU MAINE,
SUR LA VICTOIRE REMPORTÉE PAR LE ROI, À LAWFELT
Auguste fille et mère de héros, 10
Vous ranimez ma voix faible et cassée, 10
Et vous voulez que ma muse lassée 10
Comme Louis ignore le repos. 10
5 D'un crayon vrai vous m'ordonnez de peindre 10
Son cœur modeste et ses brillants exploits, 10
Et Cumberland, que l'on a vu deux fois 10
Chercher ce roi, l'admirer, et le craindre. 10
Mais des bons vers l'heureux temps est passé ; 10
10 L'art des combats est l'art où l'on excelle. 10
Notre Alexandre en vain cherche un Apelle : 10
Louis s'élève, et le siècle est baissé. 10
De Fontenoy le nom plein d'harmonie 10
Pouvait au moins seconder le génie. 10
15 Boileau pâlit au seul nom de Voërden. 10
Que dirait-il si, non loin d'Helderen, 10
Il eût fallu suivre entre les deux Nèthes 10
Bathiani, si savant en retraites ; 10
Avec D'estrée à Rosmal s'avancer ? 10
20 La gloire parle, et Louis me réveille ; 10
Le nom du roi charme toujours l'oreille ; 10
Mais que Lawfelt est rude à prononcer ! 10
Et quel besoin de nos panégyriques, 10
Discours en vers, épîtres héroïques, 10
25 Enregistrés, visés par Crébillon, 10
Signés Marville, et jamais Apollon ? 10
De votre fils je connais l'indulgence ; 10
Il recevra sans courroux mon encens ; 10
Car la bonté, la sœur de la vaillance, 10
30 De vos aïeux passa dans vos enfants. 10
Mais tout lecteur n'est pas si débonnaire ; 10
Et si j'avais, peut-être téméraire, 10
Représenté vos fiers carabiniers 10
Donnant l'exemple aux plus braves guerriers 10
35 Si je peignais ce soutien de nos armes, 10
Ce petit-fils, ce rival de Condé ; 10
Du dieu des vers si j'étais secondé, 10
Comme il le fut par le dieu des alarmes, 10
Plus d'un censeur, encore avec dépit, 10
40 M'accuserait d'en avoir trop peu dit. 10
Très-peu de gré, mille traits de satire, 10
Sont le loyer de quiconque ose écrire : 10
Mais pour le prince il faut savoir souffrir ; 10
Il est partout des risques à courir ; 10
45 Et la censure, avec plus d'injustice, 10
Va tous les jours acharner sa malice 10
Sur des héros dont la fidélité 10
L'a mieux servi que je ne l'ai chanté. 10
Allons, parlez, ma noble académie : 10
50 Sur vos lauriers êtes-vous endormie ? 10
Représentez ce conquérant humain 10
Offrant la paix, le tonnerre à la main. 10
Ne louez point, auteurs, rendez justice ; 10
Et, comparant aux siècles reculés 10
55 Le siècle heureux, les jours dont vous parlez, 10
Lisez César, vous connaîtrez Maurice. 10
Si de l'état vous aimez les vengeurs, 10
Si la patrie est vivante en vos cœurs, 10
Voyez ce chef dont l'active prudence 10
60 Venge à la fois Gênes, Parme, et la France. 10
Chantez Belle-Isle ; élevez dans vos vers 10
Un monument au généreux Boufflers ; 10
Il est du sang qui fut l'appui du trône : 10
Il eût pu l'être ; et la faux du trépas 10
65 Tranche ses jours, échappés à Bellone, 10
Au sein des murs délivrés par son bras. 10
Mais quelle voix assez forte, assez tendre, 10
Saura gémir sur l'honorable cendre 10
De ces héros que Mars priva du jour, 10
70 Aux yeux d'un roi, leur père et leur amour ? 10
Ô vous surtout, infortuné Bavière, 10
Jeune Froulay, si digne de nos pleurs, 10
Qui chantera votre vertu guerrière ? 10
Sur vos tombeaux qui répandra des fleurs ? 10
75 Anges des cieux, puissances immortelles, 10
Qui présidez à nos jours passagers, 10
Sauvez Lautrec au milieu des dangers : 10
Mettez Ségur à l'ombre de vos ailes ; 10
Déjà Rocoux vit déchirer son flanc. 10
80 Ayez pitié de cet âge si tendre ; 10
Ne versez pas le reste de ce sang 10
Que pour Louis il brûle de répandre. 10
De cent guerriers couronnez les beaux jours : 10
Ne frappez pas Bonac et d'Aubeterre, 10
85 Plus accablés sous de cruels secours 10
Que sous les coups des foudres de la guerre. 10
Mais, me dit-on, faut-il à tout propos 10
Donner en vers des listes de héros ? 10
Sachez qu'en vain l'amour de la patrie 10
90 Dicte vos vers au vrai seul consacrés : 10
On flatte peu ceux qu'on a célébrés ; 10
On déplaît fort à tous ceux qu'on oublie. 10
Ainsi toujours le danger suit mes pas ; 10
Il faut livrer presque autant de combats 10
95 Qu'en a causé sur l'onde et sur la terre 10
Cette balance utile à l'Angleterre. 10
Cessez, cessez, digne sang De Bourbon, 10
De ranimer mon timide Apollon, 10
Et laissez-moi tout entier à l'histoire ; 10
100 C'est là qu'on peut, sans génie et sans art, 10
Suivre Louis de l'Escaut jusqu'au Jart. 10
Je dirai tout, car tout est à sa gloire. 10
Il fait la mienne, et je me garde bien 10
De ressembler à ce grand satirique, 10
105 De son héros discret historien, 10
Qui, pour écrire un beau panégyrique, 10
Fut bien payé, mais qui n'écrivit rien. 10
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