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VOL_2/VOL42
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT XXI
Argument
Pudeur de Jeanne démontrée. Malice du diable. Rendez-vous donné par la présidente Louvet au grand Talbot. Services rendus par frère Lourdis. Belle conduite de la discrète Agnès. Repentir de l'âne. Exploits de la Pucelle. Triomphe du grand roi Charles VII
Mon cher lecteur sait par expérience 10
Que ce beau dieu qu'on nous peint dans l'enfance, 10
Et dont les jeux ne sont pas jeux d'enfants, 10
A deux carquois tout à fait différents : 10
5 L'un a des traits dont la douce piqûre 10
Se fait sentir sans danger, sans douleur, 10
Croît par le temps, pénètre au fond du cœur, 10
Et vous y laisse une vive blessure. 10
Les autres traits sont un feu dévorant 10
10 Dont le coup part et brûle au même instant. 10
Dans les cinq sens ils portent le ravage, 10
Un rouge vif allume le visage, 10
D'un nouvel être on se croit animé, 10
D'un nouveau sang le corps est enflammé, 10
15 On n'entend rien ; le regard étincelle. 10
L'eau sur le feu bouillonnant à grand bruit, 10
Qui sur ses bords s'élève, échappe, et fuit, 10
N'est qu'une image imparfaite, infidèle, 10
De ces désirs dont l'excès vous poursuit. 10
20 Profanateurs indignes de mémoire, 10
Vous qui de Jeanne avez souillé la gloire, 10
Vils écrivains, qui, du mensonge épris, 10
Falsifiez les plus sages écrits, 10
Vous prétendez que ma Pucelle Jeanne 10
25 Pour son grison sentit ce feu profane ; 10
Vous imprimez qu'elle a mal combattu ; 10
Vous insultez son sexe et sa vertu. 10
D'écrits honteux, compilateurs infâmes, 10
Sachez qu'on doit plus de respect aux dames. 10
30 Ne dites point que Jeanne a succombé : 10
Dans cette erreur nul savant n'est tombé, 10
Nul n'avança des faussetés pareilles. 10
Vous confondez et les faits et les temps, 10
Vous corrompez les plus rares merveilles ; 10
35 Respectez l'âne et ses faits éclatants ; 10
Vous n'avez pas ses fortunés talents, 10
Et vous avez de plus longues oreilles. 10
Si la Pucelle, en cette occasion, 10
Vit d'un regard de satisfaction 10
40 Les feux nouveaux qu'inspirait sa personne, 10
C'est vanité qu'à son sexe on pardonne, 10
C'est amour-propre, et non pas l'autre amour. 10
Pour achever de mettre en tout son jour 10
De Jeanne d'Arc le lustre internissable, 10
45 Pour vous prouver qu'aux malices du diable, 10
Aux fiers transports de cet âne éloquent, 10
Son noble cœur était inébranlable, 10
Sachez que Jeanne avait un autre amant 10
C'était Dunois, comme aucun ne l'ignore ; 10
50 C'est le bâtard que son grand cœur adore. 10
On peut d'un âne écouter les discours, 10
On peut sentir un vain désir de plaire ; 10
Cette passade, innocente et légère, 10
Ne trahit point de fidèles amours. 10
55 C'est dans l'histoire une chose avérée 10
Que ce héros, ce sublime Dunois 10
Était blessé d'une flèche dorée, 10
Qu'Amour tira de son premier carquois. 10
Il commanda toujours à sa tendresse ; 10
60 Son cœur altier n'admit point de faiblesse ; 10
Il aimait trop et l'État et le roi ; 10
Leur intérêt fut sa première loi. 10
O Jeanne ! il sait que ton beau pucelage 10
De la victoire est le précieux gage ; 10
65 Il respectait Denys et tes appas : 10
Semblable au chien courageux et fidèle, 10
Qui, résistant à la faim qui l'appelle, 10
Tient la perdrix et ne la mange pas. 10
Mais quand il vit que le baudet céleste 10
70 Avait parlé de sa flamme funeste, 10
Dunois voulut en parler à son tour. 10
Il est des temps où le sage s'oublie. 10
C'était, sans doute, une grande folie 10
Que d'immoler sa patrie à l'amour. 10
75 C'était tout perdre ; et Jeanne, encor honteuse 10
D'avoir d'un âne écouté les propos, 10
Résistait mal à ceux de son héros. 10
L'amour pressait son âme vertueuse : 10
C'en était fait, lorsque son doux patron 10
80 Du haut du ciel détacha son rayon, 10
Ce rayon d'or, sa gloire et sa monture, 10
Qui transporta sa béate figure, 10
Quand il chercha, par ses soins vigilants, 10
Un pucelage aux remparts d'Orléans. 10
85 Ce saint rayon, frappant au sein de Jeanne, 10
En écarta tout sentiment profane. 10
Elle cria : « Cher bâtard, arrêtez ; 10
Il n'est pas temps, nos amours sont comptés : 10
Ne gâtons rien à notre destinée. 10
90 C'est à vous seul que ma foi s'est donnée ; 10
Je vous promets que vous aurez ma fleur : 10
Mais attendons que votre bras vengeur, 10
Votre vertu, sous qui le Breton tremble, 10
Ait du pays chassé l'usurpateur : 10
95 Sur des lauriers nous coucherons ensemble. 10
A ce propos le bâtard s'adoucit ; 10
Il écouta l'oracle et se soumit. 10
Jeanne reçut son pur et doux hommage 10
Modestement, et lui donna pour gage 10
100 Trente baisers chastes, pleins de pudeur, 10
Et tels qu'un frère en reçoit de sa sœur. 10
Dans leurs désirs tous deux ils se continrent, 10
Et de leurs faits honnêtement convinrent. 10
Denys les voit ; Denys, très-satisfait, 10
105 De ses projets pressa le grand effet. 10
Le preux Talbot devait, cette nuit même, 10
Dans Orléans entrer par stratagème ; 10
Exploit nouveau pour ses Anglais hautains, 10
Tous gens sensés, mais plus hardis que fins. 10
110 O dieu d'amour ! ô faiblesse ! ô puissance ! 10
Amour fatal, tu fus près de livrer 10
Aux ennemis ce rempart de la France. 10
Ce que l'Anglais n'osait plus espérer, 10
Ce que Bedfort et son expérience, 10
115 Ce que Talbot et sa rare vaillance 10
Ne purent faire, Amour, tu l'entrepris ! 10
Tu fais nos maux, cher enfant, et tu ris ! 10
Si dans le cours de ses vastes conquêtes 10
Il effleura de ses flèches honnêtes 10
120 Le cœur de Jeanne, il lança d'autres coups 10
Dans les cinq sens de notre présidente. 10
Il la frappa de sa main triomphante 10
Avec les traits qui rendent les gens fous. 10
Vous avez vu la fatale escalade, 10
125 L'assaut sanglant, l'horrible canonnade, 10
Tous ces combats, tous ces hardis efforts, 10
Au haut des murs, en dedans, en dehors, 10
Lorsque Talbot et ses fières cohortes 10
Avaient brisé les remparts et les portes, 10
130 Et que sur eux tombaient du haut des toits 10
Le fer, la flamme, et la mort à la fois. 10
L'ardent Talbot avait, d'un pas agile, 10
Sur des mourants pénétré dans la ville, 10
Renversant tout, criant à haute voix : 10
135 « Anglais ! entrez : bas les armes, bourgeois ! 10
Il ressemblait au grand dieu de la guerre, 10
Qui sous ses pas fait retentir la terre, 10
Quand la Discorde, et Bellone, et le Sort, 10
Arment son bras, ministre de la mort. 10
140 La présidente avait une ouverture 10
Dans son logis auprès d'une masure, 10
Et par ce trou contemplait son amant, 10
Ce casque d'or, ce panache ondoyant, 10
Ce bras armé, ces vives étincelles 10
145 Qui s'élançaient du rond de ses prunelles, 10
Ce port altier, cet air d'un demi-dieu. 10
La présidente en était tout en feu, 10
Hors de ses sens, de honte dépouillée. 10
Telle autrefois, d'une loge grillée, 10
150 Madame Audou, dont l'Amour prit le cœur, 10
Lorgnait Baron, cet immortel acteur ; 10
D'un œil ardent dévorait sa figure, 10
Son beau maintien, ses geste, sa parure ; 10
Mêlait tout bas sa voix à ses accents, 10
155 Et recevait l'amour par tous les sens. 10
Chez la Louvet vous savez que le diable 10
Était entré sans se rendre importun ; 10
Et que le diable et l'Amour, c'est tout un. 10
L'archange noir, de mal insatiable, 10
160 Prit la cornette et les traits de Suzon 10
Qui dès longtemps servait dans la maison ; 10
Fille entendue, active, nécessaire, 10
Coiffant, frisant, portant des billets doux, 10
Savante en l'art de conduire une affaire, 10
165 Et ménageant souvent deux rendez-vous, 10
L'un pour sa dame, et puis l'autre pour elle. 10
Satan, caché sous l'air de la donzelle, 10
Tint ce discours à notre grosse belle : 10
« Vous connaissez mes talents et mon cœur 10
170 Je veux servir votre innocente ardeur ; 10
Votre intérêt d'assez près me concerne. 10
Mon grand cousin est de garde ce soir, 10
En sentinelle à certaine poterne ; 10
Là, sans risquer que votre honneur soit terne, 10
175 Le beau Talbot peut en secret vous voir. 10
Écrivez-lui ; mon grand cousin est sage, 10
Il vous fera très-bien votre message. » 10
La présidente écrit un beau billet, 10
Tendre, emporté : chaque mot porte à l'âme 10
180 La volupté, les désirs, et la flamme : 10
On voyait bien que le diable dictait. 10
Le grand Talbot, habile ainsi que tendre, 10
Au rendez-vous fit serment de se rendre : 10
Mais il jura que, dans ce doux conflit, 10
185 Par les plaisirs il irait à la gloire ; 10
Et tout fut prêt afin qu'au saut du lit 10
Il ne fît plus qu'un saut à la victoire. 10
Il vous souvient que le frère Lourdis 10
Fut envoyé, par le grand saint Denys, 10
190 Chez les Anglais pour lui rendre service. 10
Il était libre et chantait son office, 10
Disait sa messe, et même confessait. 10
Le preux Talbot sur sa foi le laissait, 10
Ne jugeant pas qu'un rustre, un imbécile, 10
195 Un moine épais, excrément de couvent, 10
Qu'il avait fait fesser publiquement, 10
Pût traverser un général habile. 10
Le juste ciel en jugeait autrement. 10
Dans ses décrets il se complaît souvent 10
200 A se moquer des plus grands personnages. 10
Il prend les sots pour confondre les sages. 10
Un trait d'esprit, venant du paradis, 10
Illumina le crâne de Lourdis. 10
De son cerveau la matière épaissie 10
205 Devint légère, et fut moins obscurcie ; 10
Il s'étonna de son discernement. 10
Las ! nous pensons, le bon Dieu sait comment ! 10
Connaissons-nous quel ressort invisible 10
Rend la cervelle ou plus ou moins sensible ? 10
210 Connaissons-nous quels atomes divers 10
Font l'esprit juste ou l'esprit de travers, 10
Dans quels recoins du tissu cellulaire 10
Sont les talents de Virgile ou d'Homère, 10
Et quel levain, chargé d'un froid poison, 10
215 Forme un Thersite, un Zoïle, un Fréron ? 10
Un intendant de l'empire de Flore 10
Près d'un œillet voit la ciguë éclore ; 10
La cause en est au doigt du Créateur ; 10
Elle est cachée aux yeux de tout docteur 10
220 N'imitons pas leur babil inutile. 10
Lourdis d'abord devint très-curieux ; 10
Utilement il employa ses yeux. 10
Il vit marcher sur le soir, vers la ville, 10
Des cuisiniers qui portaient à la file 10
225 Tous les apprêts pour un repas exquis ; 10
Truffes, jambons, gélinottes, perdrix ; 10
De gros flacons à panse ciselée 10
Rafraîchissaient, dans la glace pilée, 10
Ce jus brillant, ces liquides rubis 10
230 Que tient Cîteaux, dans ses caveaux bénis. 10
Vers la poterne on marchait en silence ; 10
Lourdis alors fut rempli de science, 10
Non de latin, mais de cet art heureux 10
De se conduire en ce monde scabreux. 10
235 Il fut doué d'une douce faconde, 10
Devint accort, attentif, avisé, 10
Regardant tout du coin d'un œil rusé, 10
Fin courtisan, plein d'astuce profonde, 10
Le moine, enfin, le plus moine du monde. 10
240 Ainsi l'on voit en tout temps ses pareils 10
De la cuisine entrer dans les conseils ; 10
Brouillons en paix, intrigants dans la guerre, 10
Régnant d'abord chez le grossier bourgeois, 10
Puis se glissant au cabinet des rois, 10
245 Et puis enfin, troublant toute la terre ; 10
Tantôt adroits et tantôt insolents, 10
Renards ou loups, ou singes ou serpents : 10
Voilà pourquoi les Bretons mécréants 10
De leur engeance ont purgé l'Angleterre. 10
250 Notre Lourdis gagne un petit sentier, 10
Qui par un bois mène au royal quartier. 10
En son esprit roulant ce grand mystère, 10
Il va trouver Bonifoux son confrère. 10
Dom Bonifoux, en ce même moment, 10
255 Sur les destins rêvait profondément ; 10
Il mesurait cette chaîne invisible 10
Qui tient liés les destins et les temps, 10
Les petits faits, les grands événements, 10
Et l'autre monde, et le monde sensible. 10
260 Dans son esprit il les combine tous, 10
Dans les effets voit la cause et l'admire ; 10
Il en suit l'ordre : il sait qu'un rendez-vous 10
Peut renverser ou sauver un empire. 10
Le confesseur se souvenait encor 10
265 Qu'on avait vu les trois fleurs de lis d'or 10
En champ d'albâtre à la fesse d'un page, 10
D'un page anglais : surtout il envisage 10
Les murs tombés du mage Hermaphrodix. 10
Ce qui surtout l'étonne davantage, 10
270 C'est le bon sens, c'est l'esprit de Lourdis. 10
Il connut bien qu'à la fin saint Denys 10
De cette guerre aurait tout l'avantage. 10
Lourdis se fait présenter poliment 10
Par Bonifoux à la royale amie ; 10
275 Sur sa beauté lui fait son compliment, 10
Et sur le roi ; puis il lui dit comment 10
Du grand Talbot la prudence endormie 10
A pour le soir un rendez-vous donné 10
Vers la poterne, où ce déterminé 10
280 Est attendu par la Louvet qui l'aime. 10
« On peut, dit-il, user d'un stratagème, 10
Suivre Talbot, et le surprendre là, 10
Comme Samson le fut par Dalila. 10
Divine Agnès, proposez cette affaire 10
285 Au grand roi Charle. — Ah ! mon révérend père, 10
Lui dit Agnès, pensez-vous que le roi 10
Puisse toujours être amoureux de moi ? 10
— Je n'en sais rien : je pense qu'il se damne, 10
Répond Lourdis ; ma robe le condamne, 10
290 Mon cœur l'absout. Ah ! qu'ils sont fortunés 10
Ceux qui pour vous seront un jour damnés ! » 10
Agnès reprit : « Moine, votre réponse 10
Est bien flatteuse, et de l'esprit annonce. » 10
Puis dans un coin le tirant à l'écart, 10
295 Elle lui dit : « Auriez-vous par hasard 10
Chez les Anglais vu le jeune Monrose ? » 10
Le moine noir l'entendit finement : 10
« Oui, je l'ai vu, dit-il, il est charmant. » 10
Agnès rougit, baisse les yeux, compose 10
300 Son beau visage ; et prenant par la main 10
L'adroit Lourdis, le mène avant nuit close 10
Au cabinet de son cher suzerain. 10
Lourdis y fit un discours plus qu'humain. 10
Le roi Charlot, qui ne le comprit guère, 10
305 Fit assembler son conseil souverain, 10
Ses aumôniers et son conseil de guerre. 10
Jeanne, au milieu des héros ses pareils, 10
Comme au combat assistait aux conseils. 10
La belle Agnès, d'une façon gentille, 10
310 Discrètement travaillant à l'aiguille, 10
De temps en temps donnait de bons avis, 10
Qui du roi Charle étaient toujours suivis. 10
On proposa de prendre avec adresse 10
Sous les remparts Talbot et sa maîtresse : 10
315 Tels dans les cieux le Soleil et Vulcain 10
Surprirent Mars avec son Aphrodise. 10
On prépara cette grande entreprise, 10
Qui demandait et la tête et la main. 10
Dunois d'abord prit le plus long chemin, 10
320 Fit une marche et pénible et savante, 10
Effort de l'art, que dans l'histoire on vante. 10
Entre la ville et l'armée on passa, 10
Vers la poterne enfin on se plaça. 10
Talbot goûtait avec sa présidente 10
325 Les premiers fruits d'une union naissante, 10
Se promettant que du lit aux combats, 10
En vrai héros, il ne ferait qu'un pas. 10
Six régiments devaient suivre à la file. 10
L'ordre est donné. C'était fait de la ville. 10
330 Mais ses guerriers, de la veille engourdis, 10
Pétrifiés d'un sermon de Lourdis, 10
Bâillaient encore et se mouvaient à peine ; 10
L'un contre l'autre ils dormaient dans la plaine. 10
O grand miracle ! ô pouvoir de Denys ! 10
335 Jeanne et Dunois, et la brillante élite 10
Des chevaliers qui marchaient à leur suite, 10
Bordaient déjà, sous les murs d'Orléans, 10
Les longs fossés du camp des assiégeants. 10
Sur un cheval venu de Barbarie, 10
340 Le seul que Charle eût dans son écurie, 10
Jeanne avançait, en tenant d'une main 10
De Débora l'estramaçon divin ; 10
A son côté pendait la noble épée 10
Qui d'Holopherne a la tête coupée. 10
345 Notre Pucelle, avec dévotion, 10
Fit à Denys tout bas cette oraison : 10
« Toi qui daignas à ma faiblesse, obscure, 10
Dans Domremi, confier cette armure, 10
Sois le soutien de ma fragilité. 10
350 Pardonne-moi, si quelque vanité 10
Flatta mes sens quand ton âne infidèle 10
S'émancipa jusqu'à me trouver belle. 10
Mon cher patron, daigne te souvenir 10
Que c'est par moi que tu voulus punir 10
355 De ces Anglais les ardeurs enragées, 10
Qui polluaient des nonnes affligées. 10
Un plus grand cas se présente aujourd'hui : 10
Je ne puis rien sans ton divin appui. 10
Prête ta force au bras de ta servante ; 10
360 Il faut sauver la patrie expirante, 10
Il faut venger les lis de Charles sept, 10
Avec l'honneur du président Louvet. 10
Conduis à fin cette aventure honnête ; 10
Ainsi le ciel te conserve la tête ! » 10
365 Du haut du ciel saint Denys l'entendit, 10
Et dans le camp son âne la sentit : 10
Il sentit Jeanne ; et d'un battement d'aile, 10
La tête haute, il s'envole vers elle. 10
Il s'agenouille, il demande pardon 10
370 Des attentats de sa tendresse impure. 10
« Je fus, dit-il, possédé du démon ; 10
Je m'en repens. » Il pleure, il la conjure 10
De le monter ; il ne saurait souffrir 10
Que sous sa Jeanne un autre ose courir. 10
375 Jeanne vit bien qu'une vertu divine 10
Lui ramenait la volatile asine. 10
Au pénitent sa grâce elle accorda, 10
Fessa son âne, et lui recommanda 10
D'être à jamais plus discret et plus sage. 10
380 L'âne le jure, et, rempli de courage, 10
Fier de sa charge, il la porte dans l'air. 10
Sur les Anglais il fond comme un éclair, 10
Comme un éclair que la foudre accompagne. 10
Jeanne eu volant inonde la campagne 10
385 De flots de sang, de membres dispersés, 10
Coupe cent cous l'un sur l'autre entassés. 10
Dans son croissant de la nuit la courrière 10
Lui fournissait sa douteuse lumière. 10
L'Anglais surpris, encor tout étourdi, 10
390 Regarde en haut d'où le coup est parti ; 10
Il ne voit point la lance qui le tue. 10
La troupe fuit, égarée, éperdue, 10
Et va tomber dans les mains de Dunois. 10
Charles se voit le plus heureux des rois. 10
395 Ses ennemis à ses coups se présentent, 10
Tels que perdreaux en l'air éparpillés, 10
Tombant en foule et par le chien pillés, 10
Sous le fusil la bruyère ensanglantent. 10
La voix de l'âne inspire la terreur ; 10
400 Jeanne d'en haut étend son bras vengeur, 10
Poursuit, pourfend, perce, coupe, déchire ; 10
Dunois assomme ; et le bon Charles tire 10
A son plaisir tout ce qui fuit de peur. 10
Le beau Talbot, tout enivré des charmes 10
405 De sa Louvet, et de plaisirs rendu, 10
Sur son beau sein mollement étendu, 10
A sa poterne entend le bruit des armes ; 10
Il en triomphe. Il disait à part soi : 10
« Voilà mes gens, Orléans est à moi. » 10
410 Il s'applaudit de ses ruses habiles. 10
« Amour, dit-il, c'est toi qui prends les villes. » 10
Dans cet espoir Talbot encouragé 10
Donne à sa belle un baiser de congé. 10
Il sort du lit, il s'habille, il s'avance, 10
415 Pour recevoir les vainqueurs de la France. 10
Auprès de lui le grand Talbot n'avait 10
Qu'un écuyer, qui toujours le suivait ; 10
Grand confident et rempli de vaillance, 10
Digne vassal d'un si galant héros, 10
420 Gardant sa lance ainsi que les manteaux. 10
« Entrez, amis, saisissez votre proie, » 10
Criait Talbot ; mais courte fut sa joie. 10
Au lieu d'amis, Jeanne, la lance en main, 10
Fondait vers lui sur son âne divin. 10
425 Deux cents Français entrent par la poterne ; 10
Talbot frémit, la terreur le consterne. 10
Ces bons Français criaient : « Vive le roi ! 10
A boire, à boire, avançons ; marche à moi ! 10
A moi, Gascons, Picards ! qu'on s'évertue, 10
430 Point de quartier ! les voilà, tire, tue ! » 10
Talbot, remis du long saisissement 10
Que lui causa le premier mouvement, 10
A sa poterne ose encor se défendre : 10
Tel, tout sanglant, dans sa patrie en cendre, 10
435 Le fils d'Anchise attaquait son vainqueur. 10
Talbot combat avec plus de fureur, 10
Il est Anglais ; l'écuyer le seconde : 10
Talbot et lui combattraient tout un monde. 10
Tantôt de front, et tantôt dos à dos, 10
440 De leurs vainqueurs ils repoussent les flots ; 10
Mais à la fin leur vigueur épuisée 10
Cède au Français une victoire aisée. 10
Talbot se rend, mais sans être abattu. 10
Jeanne et Dunois prisèrent sa vertu. 10
445 Ils vont tous deux, de manière engageante, 10
Au président rendre la présidente. 10
Sans nul soupçon il la reçoit très-bien : 10
Les bons maris ne savent jamais rien. 10
Louvet toujours ignora que la France 10
450 A sa Louvet devait sa délivrance. 10
Du haut des cieux Denys applaudissait ; 10
Sur son cheval saint George frémissait ; 10
L'âne entonnait son octave écorchante, 10
Qui des Bretons redoublait l'épouvante. 10
455 Le roi, qu'on mit au rang des conquérants, 10
Avec Agnès soupa dans Orléans. 10
La même nuit, la fière et tendre Jeanne, 10
Ayant au ciel renvoyé son bel âne, 10
De son serment accomplissant les lois, 10
460 Tint sa parole à son ami Dunois. 10
Lourdis, mêlé dans la troupe fidèle, 10
Criait encore : « Anglais ! elle est pucelle ! » 10
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