Métrique en Ligne
VOL_2/VOL40
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT XIX.
Argument
Mort du brave et tendre La Trimouille et de la charmante Dorothée. Le dur Tirconel se fait chartreux.
Sœur de la Mort, impitoyable Guerre, 10
Droit des brigands que nous nommons héros, 10
Monstre sanglant, né des flancs d'Atropos, 10
Que tes forfaits ont dépeuplé la terre ! 10
5 Tu la couvris et de sang et de pleurs. 10
Mais quand l'Amour joint encor ses malheurs 10
A ceux de Mars ; lorsque la main chérie 10
D'un tendre amant de faveurs enivré 10
Répand un sang par lui-même adoré, 10
10 Et qu'il voudrait racheter de sa vie ; 10
Lorsqu'il enfonce un poignard égaré 10
Au même sein que ses lèvres brûlantes 10
Ont marqueté d'empreintes si touchantes ; 10
Qu'il voit fermer à la clarté du jour 10
15 Ces yeux aimés qui respiraient l'amour : 10
D'un tel objet les peintures terribles 10
Font plus d'effet sur les cœurs nés sensibles, 10
Que cent guerriers qui terminent leur sort, 10
Payés d'un roi pour courir à la mort. 10
20 Charle, entouré de la troupe royale, 10
Avait repris cette raison fatale, 10
Présent maudit dont on fait tant de cas, 10
Et s'en servait pour chercher les combats. 10
Ils cheminaient vers les murs de la ville, 10
25 Vers ce château, son noble et sûr asile, 10
Où se gardaient ces magasins de Mars, 10
Ce long amas de lances et de dards, 10
Et les canons que l'enfer en sa rage 10
Avait fondus pour notre affreux usage. 10
30 Déjà des tours le faîte paraissait ; 10
La troupe en hâte au grand trot avançait, 10
Pleine d'espoir ainsi que de courage : 10
Mais La Trimouille, honneur des Poitevins 10
Et des amants, allant près de sa dame 10
35 Au petit pas, et parlant de sa flamme, 10
Manqua sa route et prit d'autres chemins. 10
Dans un vallon qu'arrose une onde pure, 10
Au fond d'un bois de cyprès toujours verts, 10
Qu'en pyramide a formés la nature, 10
40 Et dont le faîte a bravé cent hivers, 10
Il est un antre où souvent les Naïades 10
Et les Sylvains viennent prendre le frais. 10
Un clair ruisseau, par des conduits secrets, 10
Y tombe en nappe, et forme vingt cascades. 10
45 Un tapis vert est tendu tout auprès ; 10
Le serpolet, la mélisse naissante, 10
Le blanc jasmin, la jonquille odorante, 10
Y semblent dire aux bergers d'alentour : 10
« Reposez-vous sur ce lit de l'Amour. » 10
50 Le Poitevin entendit ce langage 10
Du fond du cœur. L'haleine des zéphyrs, 10
Le lieu, le temps, sa tendresse, son âge 10
Surtout sa dame, allument ses désirs. 10
Les deux amants de cheval descendirent, 10
55 Sur le gazon côte à côte se mirent, 10
Et puis des fleurs, puis des baisers cueillirent : 10
Mars et Vénus, planant du haut des cieux, 10
N'ont jamais vu d'objets plus dignes d'eux ; 10
Du fond des bois les Nymphes applaudirent ; 10
60 Et les moineaux, les pigeons de ces lieux, 10
Prirent exemple, et s'en aimèrent mieux. 10
Dans le bois même était une chapelle, 10
Séjour funèbre à la mort consacré, 10
Où l'avant-veille on avait enterré 10
65 De Jean Chandos la dépouille mortelle. 10
Deux desservants, vêtus d'un blanc surplis, 10
Y dépêchaient de longs De profundis. 10
Paul Tirconel assistait au service, 10
Non qu'il goûtât ce dévot exercice, 10
70 Mais au défunt il était attaché. 10
Du preux Chandos il était frère d'armes, 10
Fier comme lui, comme lui débauché, 10
Ne connaissant ni l'amour ni les larmes. 10
Il conservait un reste d'amitié 10
75 Pour Jean Chandos ; et dans sa violence 10
Il jurait Dieu qu'il en prendrait vengeance, 10
Plus par colère encor que par pitié. 10
Il aperçut du coin d'une fenêtre 10
Les deux chevaux qui s'amusaient à paître ; 10
80 Il va vers eux : ils tournent en ruant 10
Vers la fontaine, où l'un et l'autre amant 10
A ses transports en secret s'abandonne, 10
Occupés d'eux, et ne voyant personne. 10
Paul Tirconel, dont l'esprit inhumain 10
85 Ne souffrait pas les plaisirs du prochain, 10
Grinça des dents, et s'écria : « Profanes, 10
C'est donc ainsi, dans votre indigne ardeur, 10
Que d'un héros vous insultez les mânes ! 10
Rebut honteux d'une cour sans pudeur, 10
90 Vils ennemis, quand un Anglais succombe , 10
Vous célébrez ce rare événement ; 10
Vous l'outragez au sein du monument, 10
Et vous venez vous baiser sur sa tombe ! 10
Parle, est-ce toi, discourtois chevalier, 10
95 Fait pour la cour et né pour la mollesse, 10
Dont la main faible aurait, par quelque adresse, 10
Donné la mort à ce puissant guerrier ? 10
Quoi ! sans parler tu lorgnes ta maîtresse ! 10
Tu sens ta honte, et ton cœur se confond. » 10
100 A ce discours La Trimouille répond : 10
« Ce n'est point moi ; je n'ai point cette gloire. 10
Dieu, qui conduit la valeur des héros, 10
Comme il lui plaît accorde la victoire. 10
Avec honneur je combattis Chandos ; 10
105 Mais une main qui fut plus fortunée 10
Aux champs de Mars trancha sa destinée ; 10
Et je pourrai peut-être dès ce jour 10
Punir aussi quelque Anglais à mon tour. » 10
Comme un vent frais d'abord par son murmure 10
110 Frise en sifflant la surface des eaux, 10
S'élève, gronde, et, brisant les vaisseaux, 10
Répand l'horreur sur toute la nature : 10
Tels La Trimouille et le dur Tirconel 10
Se préparaient au terrible duel 10
115 Par ces propos pleins d'ire et de menace. 10
Ils sont tous deux sans casque et sans cuirasse. 10
Le Poitevin sur les fleurs du gazon 10
Avait jeté près de sa Milanaise 10
Cuirasse, lance, et sabre, et morion, 10
120 Tout son harnois, pour être plus à l'aise ; 10
Car de quoi sert un grand sabre en amours ? 10
Paul Tirconel marchait armé toujours ; 10
Mais il laissa dans la chapelle ardente 10
Son casque d'or, sa cuirasse brillante, 10
125 Ses beaux brassards aux mains d'un écuyer. 10
Il ne garda qu'un large baudrier 10
Qui soutenait sa lame étincelante. 10
Il la tira. La Trimouille à l'instant, 10
Prêt à punir ce brutal insulaire, 10
130 D'un saut léger à son arme sautant, 10
La ramassa tout bouillant de colère, 10
Et s'écriant : « Monstre cruel, attends, 10
Et tu verras bientôt ce que mérite 10
Un scélérat qui, faisant l'hypocrite, 10
135 S'en vient troubler un rendez-vous d'amants. » 10
Il dit, et pousse à l'Anglais formidable. 10
Tels en Phrygie Hector et Ménélas 10
Se menaçaient, se portaient le trépas, 10
Aux yeux d'Hélène affligée et coupable. 10
140 L'antre, le bois, l'air, le ciel retentit 10
Des cris perçants que jetait Dorothée : 10
Jamais l'amour ne l'a plus transportée ; 10
Son tendre cœur jamais ne ressentit 10
Un trouble égal. » Eh quoi ! sur le pré même 10
145 Où je goûtais les pures voluptés, 10
Dieux tout-puissants, je perdrais ce que j'aime ! 10
Cher La Trimouille ! Ah ! barbare, arrêtez ; 10
Barbare Anglais, percez mon sein timide. » 10
Disant ces mots, courant d'un pas rapide, 10
150 Les bras tendus, les yeux étincelants, 10
Elle s'élance entre les combattants. 10
De son amant la poitrine d'albâtre, 10
Ce doux satin, ce sein qu'elle idolâtre, 10
Était déjà vivement effleuré 10
155 D'un coup terrible à grand'peine paré. 10
Le beau Français, que sa blessure irrite, 10
Sur le Breton vole et se précipite. 10
Mais Dorothée était entre les deux. 10
O dieu d'amour ! ô ciel ! ô coup affreux ! 10
160 O quel amant pourra jamais apprendre, 10
Sans arroser mes écrits de ses pleurs, 10
Que des amants le plus beau, le plus tendre, 10
Le plus comblé des plus douces faveurs, 10
A pu frapper sa maîtresse charmante ! 10
165 Ce fer mortel, cette lame sanglante 10
Perçait ce cœur, ce siège des amours, 10
Qui pour lui seul fut embrasé toujours : 10
Elle chancelle, elle tombe expirante, 10
Nommant encor La Trimouille… et la mort, 10
170 L'affreuse mort déjà s'emparait d'elle : 10
Elle le sent ; elle fait un effort, 10
Rouvre les yeux qu'une nuit éternelle 10
Allait fermer ; et de sa faible main, 10
De son amant touchant encor le sein, 10
175 Et lui jurant une ardeur immortelle, 10
Elle exhalait son âme et ses sanglots ; 10
Et « J'aime… J'aime… » étaient les derniers mots 10
Que prononça cette amante fidèle. 10
C'était en vain. Son La Trimouille, hélas ! 10
180 N'entendait rien. Les ombres du trépas 10
L'environnaient ; il est tombé près d'elle 10
Sans connaissance : il était dans ses bras 10
Teint de son sang, et ne le sentait pas. 10
A ce spectacle épouvantable et tendre, 10
185 Paul Tirconel demeura quelque temps 10
Glacé d'horreur ; l'usage de ses sens 10
Fut suspendu. Tel on nous fait entendre 10
Que cet Atlas, que rien ne put toucher, 10
Prit autrefois la forme d'un rocher. 10
190 Mais la pitié que l'aimable nature 10
Mit de sa main dans le fond de nos cœurs 10
Pour adoucir les humaines fureurs, 10
Se fit sentir à cette âme si dure : 10
Il secourut Dorothée ; il trouva 10
195 Deux beaux portraits tous deux en miniature, 10
Que Dorothée avec soin conserva 10
Dans tous les temps et dans toute aventure. 10
On voit dans l'un La Trimouille aux yeux bleus, 10
Aux cheveux blonds ; les traits de son visage 10
200 Sont fiers et doux : la grâce et le courage 10
Y sont mêlés par un accord heureux. 10
Tirconel dit : « Il est digne qu'on l'aime. » 10
Mais que dit-il, lorsqu'au second portrait 10
Il aperçut qu'on l'avait peint lui-même ? 10
205 Il se contemple, il se voit trait pour trait. 10
Quelle surprise ! en son âme il rappelle 10
Que vers Milan voyageant autrefois, 10
Il a connu Carminetta la belle, 10
Noble et galante, aux Anglais peu cruelle ; 10
210 Et qu'en partant au bout de quelques mois, 10
La laissant grosse, il eut la complaisance 10
De lui donner, pour adoucir l'absence, 10
Ce beau portrait que du Lombard Bélin 10
La main savante a mis sur le vélin. 10
215 De Dorothée, hélas ! elle fut mère ; 10
Tout est connu : Tirconel est son père 10
Il était froid, indifférent, hautain, 10
Mais généreux, et dans le fond humain. 10
Quand la douleur à de tels caractères 10
220 Fait éprouver ses atteintes amères, 10
Ses traits sur eux font des impressions 10
Qui n'entrent point dans les cœurs ordinaires, 10
Trop aisément ouverts aux passions. 10
L'acier, l'airain plus fortement s'allume 10
225 Que les roseaux qu'un feu léger consume. 10
Ce dur Anglais voit sa fille à ses pieds, 10
De son beau sang la mort s'est assouvie ; 10
Il la contemple, et ses yeux sont noyés 10
Des premiers pleurs qu'il versa de sa vie. 10
230 Il l'en arrose, il l'embrasse cent fois, 10
De hurlements il étonne les bois, 10
Et, maudissant la fortune et la guerre, 10
Tombe à la fin sans haleine et sans voix. 10
A ces accents tu rouvris la paupière, 10
235 Tu vis le jour, La Trimouille, et soudain 10
Tu détestas ce reste de lumière. 10
Il retira son arme meurtrière 10
Qui traversait cet adorable sein ; 10
Sur l'herbe rouge il pose la poignée, 10
240 Puis sur la pointe avec force élancé, 10
D'un coup mortel il est bientôt percé, 10
Et de son sang sa maîtresse est baignée. 10
Aux cris affreux que poussa Tirconel, 10
Les écuyers, les prêtres accoururent ; 10
245 Épouvantés du spectacle cruel, 10
Ces cœurs de glace ainsi que lui s'émurent ; 10
Et Tirconel aurait suivi sans eux 10
Les deux amants au séjour ténébreux. 10
Ayant enfin de ce désordre extrême 10
250 Calmé l'horreur, et rentrant en lui-même, 10
Il fit poser ces amants malheureux 10
Sur un brancard que des lances formèrent : 10
Au camp du roi des guerriers les portèrent, 10
Et de leurs pleurs les chemins arrosèrent. 10
255 Paul Tirconel, homme en tout violent 10
Prenait toujours son parti sur-le-champ. 10
Il détesta, depuis cette aventure, 10
Et femme, et fille, et toute la nature. 10
Il monte un barbe ; et, courant sans valets, 10
260 L'œil morne et sombre, et ne parlant jamais, 10
Le cœur rongé, va dans son humeur noire 10
Droit à Paris, loin des rives de Loire. 10
En peu de jours il arrive à Calais, 10
S'embarque, et passe à sa terre natale : 10
265 C'est là qu'il prit la robe monacale 10
De saint Bruno ; c'est là qu'en son ennui 10
Il mit le ciel entre le monde et lui, 10
Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même ; 10
C'est là qu'il fit un éternel carême ; 10
270 Il y vécut sans jamais dire un mot, 10
Mais sans pouvoir jamais être dévot. 10
Quand le roi Charle, Agnès, et la guerrière, 10
Virent passer ce convoi douloureux, 10
Qu'on aperçut ces amants généreux, 10
275 Jadis si beaux et si longtemps heureux, 10
Souillés de sang et couverts de poussière, 10
Tous les esprits parurent effrayés, 10
Et tous les yeux de pleurs furent noyés. 10
On pleura moins dans la sanglante Troie, 10
280 Quand de la mort Hector devint la proie, 10
Et lorsqu'Achille, en modeste vainqueur, 10
Le fit traîner avec tant de douceur 10
Les pieds liés et la tête pendante, 10
Après son char qui volait sur les morts ; 10
285 Car Andromaque au moins était vivante, 10
Quand son époux passa les sombres bords. 10
La belle Agnès, Agnès toute tremblante, 10
Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras, 10
Et lui disait : « Mon cher amant, hélas ! 10
290 Peut-être un jour nous serons l'un et l'autre 10
Portés ainsi dans l'empire des morts : 10
Ah ! que mon âme, aussi bien que mon corps, 10
Soit à jamais unie avec la vôtre ! » 10
A ces propos, qui portaient dans les cœurs 10
295 La triste crainte et les molles douleurs, 10
Jeanne prenant ce ton mâle et terrible, 10
Organe heureux d'un courage invincible, 10
Dit : « Ce n'est point par des gémissements, 10
Par des sanglots, par des cris, par des larmes, 10
300 Qu'il faut venger ces deux nobles amants : 10
C'est par le sang : prenons demain les armes. 10
Voyez, ô roi, ces remparts d'Orléans, 10
Tristes remparts que l'Anglais environne. 10
Les champs voisins sont encor tout fumants 10
305 Du sang versé que vous-même en personne 10
Fîtes couler de vos royales mains. 10
Préparons-nous ; suivez vos grands desseins : 10
C'est ce qu'on doit à l'ombre ensanglantée 10
De La Trimouille et de sa Dorothée : 10
310 Un roi doit vaincre, et non pas soupirer. 10
Charmante Agnès, cessez de vous livrer 10
Aux mouvements d'une âme douce et bonne. 10
A son amant Agnès doit inspirer 10
Des sentiments dignes de sa couronne. » 10
315 Agnès reprit : « Ah ! laissez-moi pleurer ! » 10
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