Métrique en Ligne
VOL_2/VOL32
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT XI
Argument
Les Anglais violent le couvent : combat de saint George, patron d'Angleterre, contre saint Denys, patron de la France.
Je vous dirai, sans harangue inutile, 10
Que le matin nos deux charmants reclus, 10
Lassés tous deux des plaisirs défendus, 10
S'abandonnaient, l'un vers l'autre étendus, 10
5 Au doux repos d'une ivresse tranquille. 10
Un bruit affreux dérange leur sommeil. 10
De tous côtés le flambeau de la guerre, 10
L'horrible mort éclaire leur réveil ; 10
Près du couvent le sang couvrait la terre. 10
10 Cet escadrons de malandrins anglais 10
Avait battu cet escadron français. 10
Ceux-ci s'en vont au travers de la plaine, 10
Le fer en main ; ceux-là volent après, 10
Frappant, tuant, criant tous hors d'haleine : 10
15 « Mourez sur l'heure, ou rendez-nous Agnès. » 10
Mais aucun d'eux n'en savait de nouvelles. 10
Le vieux Colin, pasteur de ces cantons, 10
Leur dit : « Messieurs, en gardant mes moutons, 10
Je vis hier le miracle des belles 10
20 Qui vers le soir entrait en ce moutier. » 10
Lors les Anglais se mirent à crier : 10
« Ah ! c'est Agnès, n'en doutons point, c'est elle ; 10
Entrons, amis. » La cohorte cruelle 10
Saute à l'instant dessus ces murs bénis : 10
25 Voilà les loups au milieu des brebis. 10
Dans le dortoir, de cellule en cellule, 10
A la chapelle, à la cave, en tout lieu, 10
Ces ennemis des servantes de Dieu 10
Attaquent tout sans honte et sans scrupule. 10
30 Ah ! sœur Agnès, sœur Marton, sœur Ursule, 10
Où courez-vous, levant les mains aux cieux, 10
Le trouble au sein, la mort dans vos beaux yeux ? 10
Où fuyez-vous, colombes gémissantes ? 10
Vous embrassez, interdites, tremblantes, 10
35 Ce saint autel, asile redouté, 10
Sacré garant de votre chasteté. 10
C'est vainement, dans ce péril funeste, 10
Que vous criez à votre époux céleste : 10
A ses yeux même, à ces mêmes autels, 10
40 Tendre troupeau, vos ravisseurs cruels 10
Vont profaner la foi pure et sacrée, 10
Qu'innocemment votre bouche a jurée. 10
Je sais qu'il est des lecteurs bien mondains, 10
Gens sans pudeur, ennemis des nonnains, 10
45 Mauvais plaisants, de qui l'esprit frivole 10
Ose insulter aux filles qu'on viole : 10
Laissons-les dire. Hélas ! mes chères sœurs, 10
Qu'il est affreux pour de si jeunes cœurs, 10
Pour des beautés si simples, si timides, 10
50 De se débattre en des bras homicides ; 10
De recevoir les baisers dégoûtants 10
De ces félons de carnage fumants, 10
Qui, d'un effort détestable et farouche, 10
Les yeux en feu, le blasphème à la bouche, 10
55 Mêlant l'outrage avec la volupté, 10
Vous font l'amour avec férocité ; 10
De qui l'haleine horrible, empoisonnée, 10
La barbe dure, et la main forcenée, 10
Le corps hideux, le bras noir et sanglant, 10
60 Semblent donner la mort en caressant, 10
Et qu'on prendrait dans leurs fureurs étranges, 10
Pour des démons qui violent des anges ! 10
Déjà le crime, aux regards effrontés, 10
A fait rougir ces pudiques beautés. 10
65 Sœur Rebondi, si dévote et si sage, 10
Au fier Shipunk est tombée en partage ; 10
Le dur Barclay, l'incrédule Warton, 10
Sont tous les deux après sœur Amidon. 10
On pleure, on prie, on jure, on presse, on cogne. 10
70 Dans le tumulte on voyait sœur Besogne 10
Se débattant contre Bard et Parson : 10
Ils ignoraient que Besogne est garçon, 10
Et la pressaient sans entendre raison. 10
Aimable Agnès, dans la troupe affligée 10
75 Vous n'étiez pas pour être négligée ; 10
Et votre sort, objet charmant et doux, 10
Est à jamais de pécher malgré vous. 10
Le chef sanglant de la gent sacrilège, 10
Hardi vainqueur, vous presse et vous assiège, 10
80 Et les soldats, soumis dans leur fureur, 10
Avec respect lui cédaient cet honneur. 10
Le juste ciel, en ses décrets sévères, 10
Met quelquefois un terme à nos misères. 10
Car dans le temps que messieurs d'Albion 10
85 Avaient placé l'abomination 10
Tout au milieu de la sainte Sion, 10
Du haut des cieux, le patron de la France, 10
Le bon Denys, propice à l'innocence, 10
Crut échapper aux soupçons inquiets 10
90 Du fier saint George, ennemi des Français. 10
Du Paradis il vint en diligence. 10
Mais, pour descendre au terrestre séjour, 10
Plus ne monta sur un rayon du jour ; 10
Sa marche alors aurait paru trop claire. 10
95 Il s'en alla vers le dieu du mystère ; 10
Dieu sage et fin, grand ennemi du bruit, 10
Qui partout vole et ne va que de nuit ; 10
Il favorise (et certes c'est dommage) 10
Force fripons, mais il conduit le sage : 10
100 Il est sans cesse à l'église, à la cour ; 10
Au temps jadis il a guidé l'Amour. 10
Il mit d'abord au milieu d'un nuage 10
Le bon Denys ; puis il fit le voyage 10
Par un chemin solitaire, écarté, 10
105 Parlant tout bas, et marchant de côté. 10
Des bons Français le protecteur fidèle 10
Non loin de Blois rencontra la Pucelle, 10
Qui sur le dos de son gros muletier 10
Gagnait pays par un petit sentier, 10
110 En priant Dieu qu'une heureuse aventure 10
Lui fît enfin retrouver son armure. 10
Tout du plus loin que saint Denys la vit, 10
D'un ton bénin le bon patron lui dit : 10
« O ma Pucelle, ô vierge destinée 10
115 A protéger les filles et les rois, 10
Viens secourir la pudeur aux abois, 10
Viens réprimer la rage forcenée, 10
Viens ; que ce bras vengeur des fleurs de lis 10
Soit le sauveur de mes tendrons bénis : 10
120 Vois ce couvent, le temps presse, on viole ; 10
Viens, ma Pucelle ! » Il dit, et Jeanne y vole. 10
Le cher patron, lui servant d'écuyer, 10
A coup de fouet hâtait le muletier. 10
Vous voici, Jeanne, au milieu des infâmes 10
125 Qui tourmentaient ces vénérables dames. 10
Jeanne était nue ; un Anglais impudent 10
Vers cet objet tourne soudain la tête ; 10
Il la convoite ; il pense fermement 10
Qu'elle venait pour être de la fête. 10
130 Vers elle il court, et sur sa nudité 10
Il va cherchant la sale volupté. 10
On lui répond d'un coup de cimeterre 10
Droit sur le nez. L'infâme roule à terre, 10
Jurant ce mot des Français révéré, 10
135 Mot énergique, au plaisir consacré, 10
Mot que souvent le profane vulgaire 10
Indignement prononce en sa colère. 10
Jeanne, à ses pieds foulant son corps sanglant, 10
Criait tout haut à ce peuple méchant : 10
140 « Cessez, cruels ; cessez, troupe profane ; 10
O violeurs, craignez Dieu, craignez Jeanne ! » 10
Ces mécréants, au grand œuvre attachés, 10
N'écoutaient rien, sur leurs nonnains juchés : 10
Tels des ânons broutent des fleurs naissantes 10
145 Malgré les cris du maître et des servantes. 10
Jeanne, qui voit leurs impudents travaux, 10
De grande horreur saintement transportée, 10
Invoquant Dieu, de Denys assistée, 10
Le fer en main, vole de dos en dos, 10
150 De nuque en nuque, et d'échine en échine, 10
Frappant, perçant de sa pique divine, 10
Pourfendant l'un alors qu'il commençait ; 10
Dépêchant l'autre alors qu'il finissait, 10
Et moissonnant la cohorte félonne ; 10
155 Si que chacun fut percé sur sa nonne, 10
Et perdant l'âme au fort de son désir, 10
Allait au diable en mourant de plaisir. 10
Isâc Warton, dont la lubrique rage 10
Avait pressé son détestable ouvrage, 10
160 Ce dur Warton fut le seul écuyer 10
Qui de sa nonne osa se délier, 10
Et droit en pied, reprenant son armure 10
Attendit Jeanne, et changea de posture. 10
O vous, grand saint, protecteur de l'État, 10
165 Bon saint Denys, témoin de ce combat, 10
Daignez redire à ma muse fidèle 10
Ce qu'à vos yeux fit alors ma Pucelle. 10
Jeanne d'abord frémit, s'émerveilla : 10
« Mon cher Denys ! mon saint ! que vois-je là ? 10
170 Mon corselet, mon armure céleste, 10
Ce beau présent que tu m'avais donné, 10
Brille à mes yeux au dos de ce damné ! 10
Il a mon casque, il a ma soubreveste. » 10
Il était vrai ; la Jeanne avait raison : 10
175 La belle Agnès, en troquant de jupon, 10
De cette armure en secret habillée, 10
Par Jean Chandos fut bientôt dépouillée. 10
Isâc Warton, écuyer de Chandos, 10
Prit cette armure et s'en couvrit le dos. 10
180 O Jeanne d'Arc ! ô fleur des héroïnes ! 10
Tu combattais pour des armes divines, 10
Pour ton grand roi si longtemps outragé, 10
Pour la pudeur de cent bénédictines, 10
Pour saint Denys de leur honneur chargé. 10
185 Denys la voit qui donne avec audace 10
Cent coups de sabre à sa propre cuirasse, 10
A son armet d'une aigrette ombragé. 10
Au mont Etna, dans leur forge brûlante, 10
Du noir Vulcain les borgnes compagnons 10
190 Font retentir l'enclume étincelante 10
Sous des marteaux moins pesants et moins prompts, 10
En préparant au maître du tonnerre 10
Son gros canon trop bravé sur la terre. 10
Le fier Anglais, de fer enharnaché, 10
195 Recule un pas ; son âme est stupéfaite, 10
Quand il se voit si rudement touché 10
Par une jeune et fringante brunette. 10
La voyant nue, il sentit des remords ; 10
Sa main tremblait de blesser ce beau corps. 10
200 Il se défend, et combat en arrière, 10
De l'ennemie admirant les trésors, 10
Et se moquant de sa vertu guerrière. 10
Saint George alors du sein du paradis, 10
Ne voyant plus son confrère Denys, 10
205 Se douta bien que le saint de la France 10
Portait aux siens sa divine assistance. 10
Il promenait ses regards inquiets 10
Dans les recoins du céleste palais. 10
Sans balancer aussitôt il demande 10
210 Son beau cheval connu dans la Légende. 10
Le cheval vint ; George le bien monté, 10
La lance au poing, et le sabre au côté, 10
Va parcourant cet effroyable espace 10
Que des humains veut mesurer l'audace ; 10
215 Ces cieux divers, ces globes lumineux 10
Que fait tourner René le songe-creux 10
Dans un amas de subtile poussière, 10
Beaux tourbillons que l'on ne prouve guère, 10
Et que Newton, rêveur bien plus fameux, 10
220 Fait tournoyer sans boussole et sans guide 10
Autour du rien, tout au travers du vide. 10
George, enflammé de dépit et d'orgueil, 10
Franchit ce vide, arrive en un clin d'œil 10
Devers les lieux arrosés par la Loire, 10
225 Où saint Denys croyait chanter victoire. 10
Ainsi l'on voit dans la profonde nuit 10
Une comète, en sa longue carrière, 10
Étinceler d'une horrible lumière : 10
On voit sa queue, et le peuple frémit ; 10
230 Le pape en tremble, et la terre étonnée 10
Croit que les vins vont manquer cette année. 10
Tout du plus loin que saint George aperçut 10
Monsieur Denys, de colère, il s'émut ; 10
Et, brandissant sa lance meurtrière, 10
235 Il dit ces mots dans le vrai goût d'Homère : 10
« Denys, Denys ! rival faible et hargneux, 10
Timide appui d'un parti malheureux, 10
Tu descends donc en secret sur la terre 10
Pour égorger mes héros d'Angleterre ! 10
240 Crois-tu changer les ordres du destin, 10
Avec ton âne et ton bras féminin ? 10
Ne crains-tu pas que ma juste vengeance 10
Punisse enfin, toi, ta fille, et la France ? 10
Ton triste chef, branlant sur ton cou tors, 10
245 S'est vu déjà séparé de ton corps : 10
Je veux t'ôter, aux yeux de ton Église, 10
Ta tête chauve en son lieu mal remise, 10
Et t'envoyer vers les murs de Paris, 10
Digne patron des badauds attendris, 10
250 Dans ton faubourg, où l'on chôme ta fête, 10
Tenir encor et rebaiser ta tête. » 10
Le bon Denys, levant les mains aux cieux, 10
Lui répondit d'un ton tendre et pieux : 10
« O grand saint George, ô mon puissant confrère 10
255 Veux-tu toujours écouter ta colère ? 10
Depuis le temps que nous sommes au ciel, 10
Ton cœur dévot est tout pétri de fiel. 10
Nous faudra-t-il, bienheureux que nous sommes, 10
Saints enchâssés, tant fêtés chez les hommes, 10
260 Nous qui devons l'exemple aux nations, 10
Nous décrier par nos divisions ? 10
Veux-tu porter une guerre cruelle 10
Dans le séjour de la paix éternelle ? 10
Jusques à quand les saints de ton pays 10
265 Mettront-ils donc le trouble en paradis ? 10
O fiers anglais, gens toujours trop hardis, 10
Le ciel un jour, à son tour en colère, 10
Se lassera de vos façons de faire ; 10
Ce ciel n'aura, grâce à vos soins jaloux, 10
270 Plus de dévots qui viennent de chez vous. 10
Malheureux saint, pieux atrabilaire ; 10
Patron maudit d'un peuple sanguinaire, 10
Sois plus traitable ; et, pour Dieu, laisse-moi 10
Sauver la France et secourir mon roi. » 10
275 A ce discours, George, bouillant de rage, 10
Sentit monter le rouge à son visage ; 10
Et, des badauds contemplant le patron, 10
Il redoubla de force et de courage, 10
Car il prenait Denys pour un poltron. 10
280 Il fond sur lui, tel qu'un puissant faucon 10
Vole de loin sur un tendre pigeon. 10
Denys recule, et prudent il appelle 10
A haute voix son âne si fidèle, 10
Son âne ailé, sa joie et son secours. 10
285 « Viens, criait-il, viens défendre mes jours. » 10
Ainsi parlant, le bon Denys oublie 10
Que jamais saint n'a pu perdre la vie. 10
Le beau grison revenait d'Italie 10
En ce moment ; et moi, conteur succinct, 10
290 J'ai déjà dit ce qui fit qu'il revint. 10
A son Denys dos et selle il présente. 10
Notre, patron sur son âne élancé, 10
Sentit soudain sa valeur renaissante. 10
Subtilement il avait ramassé 10
295 Le fer sanglant d'un Anglais trépassé ; 10
Lors, brandissant le fatal cimeterre, 10
Il pousse à George, il le presse, il le serre. 10
George indigné lui fait tomber en bref 10
Trois horions sur son malheureux chef. 10
300 Tous sont parés ; Denys garde sa tête, 10
Et de ses coups dirige la tempête 10
Sur le cheval et sur le cavalier. 10
Le feu jaillit sur l'élastique acier ; 10
Les fers croisés, et de taille et de pointe, 10
305 A tout moment vont, au fort du combat, 10
Chercher le cou, le casque, le rabat, 10
Et l'auréole, et l'endroit délicat 10
Où la cuirasse à l'aiguillette est jointe. 10
Ces vains efforts les rendaient plus ardents ; 10
310 Tous deux tenaient la victoire en suspens, 10
Quand de sa voix terrible et discordante 10
L'âne entonna son octave écorchante. 10
Le ciel en tremble ; Écho du fond des bois 10
En frémissant répète cette voix. 10
315 George pâlit : Denys d'une main leste 10
Fait une feinte, et d'un revers céleste 10
Tranche le nez du grand saint d'Albion. 10
Le bout sanglant roule sur son arçon. 10
George, sans nez, mais non pas sans courage, 10
320 Venge à l'instant l'honneur de son visage, 10
Et jurant Dieu, selon les nobles us 10
De ses Anglais, d'un coup de cimeterre 10
Coupe à Denys ce que jadis saint Pierre, 10
Certain jeudi, fit tomber à Malchus. 10
325 A ce spectacle, à la voix ampoulée 10
De l'âne saint, à ces terribles cris, 10
Tout fut ému dans les divins lambris. 10
Le beau portail de la voûte étoilée 10
S'ouvrit alors, et des arches du ciel 10
330 On vit sortir l'archange Gabriel, 10
Qui, soutenu sur ses brillantes ailes, 10
Fend doucement les plaines éternelles 10
Portant en main la verge qu'autrefois 10
Devers le Nil eut le divin Moïse, 10
335 Quand dans la mer, suspendue et soumise, 10
Il engloutit les peuples et les rois. 10
« Que vois-je ici ? cria-t-il en colère ; 10
Deux saints patrons, deux enfants de lumière, 10
Du Dieu de paix confidents éternels, 10
340 Vont s'échiner comme de vils mortels ! 10
Laissez, laissez aux sots enfants des femmes 10
Les passions, et le fer, et les flammes ; 10
Abandonnez à leur profane sort 10
Les corps chétifs de ces grossières âmes, 10
345 Nés dans la fange, et formés pour la mort : 10
Mais vous, enfants, qu'au séjour de la vie 10
Le ciel nourrit de sa pure ambroisie, 10
Êtes-vous las d'être trop fortunés ? 10
Êtes-vous fous ? ciel ! une oreille, un nez ! 10
350 Vous que la grâce et la miséricorde 10
Avaient formés pour prêcher la concorde, 10
Pouvez-vous bien de je ne sais quels rois 10
En étourdis embrasser la querelle ? 10
Ou renoncez à la voûte éternelle, 10
355 Ou dans l'instant qu'on se rende à mes lois. 10
Que dans vos cœurs la charité s'éveille. 10
George insolent, ramassez cette oreille, 10
Ramassez, dis-je ; et vous, Monsieur Denys, 10
Prenez ce nez avec vos doigts bénis : 10
360 Que chaque chose en son lieu soit remise. » 10
Denys soudain va, d'une main soumise, 10
Rendre le bout du nez qu'il fit camus. 10
George à Denys rend l'oreille dévote 10
Qu'il lui coupa. Chacun des deux marmotte 10
365 A Gabriel un gentil oremus ; 10
Tout se rajuste, et chaque cartilage 10
Va se placer à l'air de son visage. 10
Sang, fibres, chair, tout se consolida ; 10
Et nul vestige aux deux saints ne resta 10
370 De nez coupé, ni d'oreille abattue ; 10
Tant les saints ont la chair ferme et dodue ! 10
Puis Gabriel d'un ton de président : 10
« Çà qu'on s'embrasse. » Il dit, et dans l'instant 10
Le doux Denys, sans fiel et sans colère, 10
375 De bonne foi baisa son adversaire : 10
Mais le fier George en l'embrassant jurait, 10
Et promettait que Denys le paierait. 10
Le bel archange, après cette embrassade, 10
Prend mes deux saints, et d'un air gracieux 10
380 A ses côtés les fait voguer aux cieux, 10
Où de nectar on leur verse rasade. 10
Peu de lecteurs croiront ce grand combat ; 10
Mais sous les murs qu'arrosait le Scamandre, 10
N'a-t-on pas vu jadis avec éclat 10
385 Les dieux armés de l'Olympe descendre ? 10
N'a-t-on pas vu chez cet Anglais Milton 10
D'anges ailés toute une légion 10
Rougir de sang les célestes campagnes, 10
Jeter au nez quatre ou cinq cents montagnes, 10
390 Et, qui pis est, avoir du gros canon ? 10
Or si jadis Michel et le démon 10
Se sont battus, messieurs Denys et George 10
Pouvaient sans doute, à plus forte raison, 10
Se rencontrer et se couper la gorge. 10
395 Mais dans le ciel si la paix revenait, 10
Il en était autrement sur la terre, 10
Séjour maudit de discorde et de guerre. 10
Le bon roi Charle en cent endroits courait, 10
Nommait Agnès, la cherchait, la pleurait. 10
400 Et cependant Jeanne la foudroyante, 10
De son épée invincible et sanglante, 10
Au fier Warton le trépas préparait : 10
Elle l'atteint vers l'énorme partie 10
Dont cet Anglais profana le couvent ; 10
405 Warton chancelle, et son glaive tranchant 10
Quitte sa main par la mort engourdie ; 10
Il tombe, et meurt en reniant les saints. 10
Le vieux troupeau des antiques nonnains, 10
Voyant aux pieds de l'amazone auguste 10
410 Le chevalier sanglant et trébuché, 10
Disant Ave, s'écriait : « Il est juste 10
Qu'on soit puni par où l'on a péché. » 10
Sœur Rebondi, qui dans la sacristie 10
A succombé sous le vainqueur impie, 10
415 Pleurait le traître en rendant grâce au ciel ; 10
Et mesurant des yeux le criminel, 10
Elle disait d'une voix charitable : 10
« Hélas ! hélas ! nul ne fut plus coupable. » 10
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