Métrique en Ligne
VOL_2/VOL30
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT IX
Argument
Comment La Trimouille et sire Arondel retrouvèrent leurs maîtresses en Provence, et du cas étrange advenu dans la Sainte-Baume.
Deux chevaliers qui se sont bien battus, 10
Soit à cheval, soit à la noble escrime, 10
Avec le sabre ou de longs fers pointus, 10
De pied en cap tout couverts ou tout nus, 10
5 Ont l'un pour l'autre une secrète estime ; 10
Et chacun d'eux exalte les vertus 10
Et les grands coups de son digne adversaire, 10
Lorsque surtout il n'est plus en colère. 10
Mais s'il advient, après ce beau conflit, 10
10 Quelque accident, quelque triste fortune, 10
Quelque misère à tous les deux commune, 10
Incontinent le malheur les unit : 10
L'amitié naît de leurs destins contraires, 10
Et deux héros persécutés sont frères. 10
15 C'est ce qu'on vit dans le cas si cruel 10
De La Trimouille et du triste Arondel. 10
Cet Arondel reçut de la nature 10
Une âme altière, indifférente et dure ; 10
Mais il sentit ses entrailles d'airain 10
20 Se ramollir pour le doux Poitevin : 10
Et La Trimouille, en se laissant surprendre 10
A ces beaux nœuds qui forment l'amitié, 10
Suivit son goût ; car son cœur est né tendre. 10
« Que je me sens, dit-il, fortifié, 10
25 Mon cher ami, par votre courtoisie ! 10
Ma Dorothée, hélas ! me fut ravie ; 10
Vous m'aiderez, au milieu des combats, 10
A retrouver la trace de ses pas, 10
A délivrer ce que mon cœur adore ; 10
30 J'affronterai les plus cruels trépas 10
Pour vous nantir de votre Rosamore. » 10
Les deux amants, les deux nouveaux amis, 10
Partent ensemble, et, sur un faux avis, 10
Marchent en hâte, et tirent vers Livourne. 10
35 Le ravisseur d'un autre côté tourne 10
Par un chemin justement opposé. 10
Tandis qu'ainsi le couple se fourvoie, 10
Au scélérat rien ne fut plus aisé 10
Que d'enlever sa noble et riche proie. 10
40 Il la conduit bientôt en sûreté. 10
Dans un château des chemins écarté, 10
Près de la mer, entre Rome et Gaëte, 10
Masure affreuse, exécrable retraite, 10
Où l'insolence et la rapacité, 10
45 La gourmandise et la malpropreté, 10
L'emportement de l'ivresse bruyante, 10
Les démêlés, les combats qu'elle enfante, 10
La dégoûtante et sale impureté 10
Qui de l'amour éteint les tendres flammes, 10
50 Tous les excès des plus vilaines âmes, 10
Font voir à l'œil ce qu'est le genre humain 10
Lorsqu'à lui-même il est livré sans frein. 10
Du Créateur image si parfaite. 10
Or voilà donc comme vous êtes faite ! 10
55 En arrivant, le corsaire effronté 10
Se met à table, et fait placer les belles 10
Sans compliment chacune à son côté, 10
Mange, dévore, et boit à leur santé. 10
Puis il leur dit : « Voyez, mesdemoiselles, 10
60 Qui de vous deux couche avec moi la nuit. 10
Tout m'est égal, tout m'est bon, tout me duit ; 10
Poil blond, poil noir, Anglaise, Italienne, 10
Petite ou grande, infidèle ou chrétienne, 10
Il ne m'importe ; et buvons. » A ces mots, 10
65 La rougeur monte à l'aimable visage 10
De Dorothée, elle éclate en sanglots ; 10
Sur ses beaux yeux il se forme un nuage, 10
Qui tombe en pleurs sur ce nez fait au tour, 10
Sur ce menton où l'on dit que l'Amour 10
70 Lui fit un creux, la caressant un jour ; 10
Dans la tristesse elle est ensevelie. 10
Judith l'Anglaise, un moment recueillie, 10
Et regardant le corsaire inhumain, 10
D'un air de tête et d'un souris hautain : 10
75 « Je veux, dit-elle, avoir ici la joie 10
Sur le minuit de me voir votre proie ; 10
Et l'on saura ce qu'avec un bandit 10
Peut une Anglaise alors qu'elle est au lit. » 10
A ce propos le brave Martinguerre 10
80 D'un gros baiser la barbouille, et lui dit : 10
« J'aimai toujours les filles d'Angleterre. 10
Il la rebaise, et puis vide un grand verre, 10
En vide un autre, et mange, et boit, et rit, 10
Et chante, et jure ; et sa main effrontée 10
85 Sans nul égard se porte impudemment 10
Sur Rosamore, et puis sur Dorothée. 10
Celle-ci pleure ; et l'autre fièrement, 10
Sans s'émouvoir, sans changer de visage, 10
Laisse tout faire au rude personnage. 10
90 Enfin de table il sort en bégayant, 10
Le pied mal sûr, mais l'œil étincelant, 10
Avertissant, d'un geste de corsaire, 10
Qu'on soit fidèle aux marchés convenus ; 10
Et, rayonnant des présents de Bacchus, 10
95 Il se prépare aux combats de Cythère. 10
La Milanaise, avec des yeux confus, 10
Dit à l'Anglaise : « Oserez-vous, ma chère, 10
Du scélérat consommer le désir ? 10
Mérite-t-il qu'une beauté si fière 10
100 S'abaisse au point de donner du plaisir ? 10
— Je prétends bien lui donner autre chose, 10
Dit Rosamore ; on verra ce que j'ose : 10
Je sais venger ma gloire et mes appas ; 10
Je suis fidèle au chevalier que j'aime. 10
105 Sachez que Dieu, par sa bonté suprême, 10
M'a fait présent de deux robustes bras, 10
Et que Judith est mon nom de baptême. 10
Daignez m'attendre en cet indigne lieu, 10
Laissez-moi faire, et surtout priez Dieu. » 10
110 Puis elle part, et va la tête haute 10
Se mettre au lit à côté de son hôte. 10
La nuit couvrait d'un voile ténébreux 10
Les toits pourris de ce repaire affreux ; 10
Des malandrins la grossière cohue 10
115 Cuvait son vin, dans la grange étendue ; 10
Et Dorothée, en ces moments d'horreur, 10
Demeurait seule, et se mourait de peur. 10
Le boucanier, dans la grosse partie 10
Par où l'on pense, était tout offusqué 10
120 De la vapeur des raisins d'Italie. 10
Moins à l'amour qu'au sommeil provoqué, 10
Il va pressant d'une main engourdie 10
Les fiers appas dont son cœur est piqué ; 10
Et la Judith, prodiguant ses tendresses, 10
125 L'enveloppait, par de fausses caresses, 10
Dans les filets que lui tendait la mort. 10
Le dissolu, lassé d'un tel effort, 10
Bâille un moment, tourne la tête, et dort. 10
A son chevet pendait le cimeterre 10
130 Qui fit longtemps redouter Martinguerre. 10
Notre Bretonne aussitôt le tira, 10
En invoquant Judith et Débora, 10
Jahel, Aod, et Simon nommé Pierre, 10
Simon Barjone aux oreilles fatal, 10
135 Qu'à surpasser l'héroïne s'apprête. 10
Puis empoignant les crins de l'animal 10
De sa main gauche, et soulevant la tête, 10
La tête lourde, et le front engourdi 10
Du mécréant qui ronfle appesanti, 10
140 Elle s'ajuste, et sa droite élevée 10
Tranche le cou du brave débauché. 10
De sang, de vin la couche est abreuvée ; 10
Le large tronc, de son chef détaché, 10
Rougit le front de la noble héroïne 10
145 Par trente jets de liqueur purpurine. 10
Notre amazone alors saute du lit, 10
Portant en main cette tête sanglante, 10
Et va trouver sa compagne tremblante, 10
Qui dans ses bras tombe et s'évanouit, 10
150 Puis reprenant ses sens et son esprit : 10
« Ah ! juste Dieu ! quelle femme vous êtes ! 10
Quelle action ! quel coup, et quel danger ! 10
Où fuirons-nous ? si sur ces entrefaites 10
Quelqu'un s'éveille, on va nous égorger. 10
155 — Parlez plus bas, répliqua Rosamore ; 10
Ma mission n'est pas finie encore ; 10
Prenez courage, et marchez avec moi. » 10
L'autre reprit courage avec effroi. 10
Leurs deux amants, errant toujours loin d'elles, 10
160 Couraient partout sans avoir rien trouvé. 10
A Gêne enfin l'un et l'autre arrivé, 10
Ayant par terre en vain cherché leurs belles, 10
S'en vont par mer, à la merci des flots, 10
Des deux objets qui troublent leur repos 10
165 Aux quatre vents demander des nouvelles. 10
Ces quatre vents les portent tour à tour, 10
Tantôt au bord de cet heureux séjour 10
Où des chrétiens le père apostolique 10
Tient humblement les clefs du paradis ; 10
170 Tantôt au fond du golfe Adriatique, 10
Où le vieux doge est l'époux de Téthys ; 10
Puis devers Naple, au rivage fertile, 10
Où Sannazar est trop près de Virgile, 10
Ces dieux mutins, prompts, ailés, et joufflus, 10
175 Qui ne sont plus les enfants d'Orithye, 10
Sur le dos bleu des flots qu'ils ont émus, 10
Les font voguer à ces gouffres connus, 10
Où l'onde amère autrefois engloutie 10
Par la Charybde, aujourd'hui ne l'est plus ; 10
180 Où de nos jours on ne peut plus entendre 10
Les hurlements des dogues de Scylla ; 10
Où les géants écrasés sous l'Etna 10
Ne jettent plus la flamme avec la cendre ; 10
Tant l'univers avec le temps changea ! 10
185 Le couple errant, non loin de Syracuse, 10
Va saluer la fontaine Aréthuse, 10
Qui dans son sein, tout couvert de roseaux, 10
De son amant ne reçoit plus les eaux. 10
Ils ont bientôt découvert le rivage 10
190 Où florissaient Augustin et Carthage ; 10
Séjour affreux, dans nos jours infecté 10
Par les fureurs et la rapacité 10
Des musulmans, enfants de l'ignorance. 10
Enfin le ciel conduit nos chevaliers 10
195 Aux doux climats de la belle Provence. 10
Là, sur les bords couronnés d'oliviers, 10
On voit les tours de Marseille l'antique, 10
Beau monument d'un vieux peuple ionique. 10
Noble cité, grecque et libre autrefois, 10
200 Tu n'as plus rien de ce double avantage ; 10
Il est plus beau de servir sous nos rois, 10
C'est, comme on sait, un bienheureux partage. 10
Mais tes confins possèdent un trésor 10
Plus merveilleux, plus salutaire encor. 10
205 Chacun connaît la belle Magdeleine, 10
Qui de son temps ayant servi l'Amour, 10
Servit le ciel étant sur le retour, 10
Et qui pleura sa vanité mondaine. 10
Elle partit des rives du Jourdain 10
210 Pour s'en aller au pays de Provence, 10
Et se fessa longtemps par pénitence, 10
Au fond d'un creux du roc de Maximin. 10
Depuis ce temps un baume tout divin 10
Parfume l'air qu'en ces lieux on respire. 10
215 Plus d'une fille, et plus d'un pèlerin, 10
Grimpe au rocher, pour abjurer l'empire 10
Du dieu d'amour, qu'on nomme esprit malin. 10
On tient qu'un jour la pénitente juive, 10
Prête à mourir, requit une faveur 10
220 De Maximin, son pieux directeur. 10
« Obtenez-moi, si jamais il arrive 10
Que sur mon roc une paire d'amants 10
En rendez-vous viennent passer leur temps, 10
Leurs feux impurs dans tous les deux s'éteignent ; 10
225 Qu'au même instant ils s'évitent, se craignent, 10
Et qu'une forte et vive aversion 10
Soit de leurs cœurs la seule passion. » 10
Ainsi parla la sainte aventurière. 10
Son confesseur exauça sa prière. 10
230 Depuis ce temps, ces lieux sanctifiés 10
Vous font haïr les gens que vous aimiez. 10
Les paladins, ayant bien vu Marseilles, 10
Son port, sa rade, et toutes les merveilles 10
Dont les bourgeois rebattaient leurs oreilles, 10
235 Furent requis de visiter le roc, 10
Ce roc fameux, surnommé Sainte-Baume, 10
Tant célébré chez la gent porte-froc, 10
Et dont l'odeur parfumait le royaume. 10
Le beau Français y va par piété, 10
240 Le fier Anglais par curiosité. 10
En gravissant ils virent près du dôme 10
Sur les degrés dans ce roc pratiqués, 10
Des voyageurs à prier appliqués. 10
Dans cette troupe étaient deux voyageuses 10
245 L'une à genoux, mains jointes, cou tendu ; 10
L'autre debout, et des plus dédaigneuses. 10
O doux objets ! moment inattendu ! 10
Ils ont tous deux reconnu leurs maîtresses ! 10
Les voilà donc, pécheurs et pécheresses 10
250 Dans ce parvis si funeste aux amours. 10
En peu de mots l'Anglaise leur raconte 10
Comment son bras, par le divin secours, 10
Sur Martinguerre a su venger sa honte. 10
Elle eut le soin, dans ce péril urgent, 10
255 De se saisir d'une bourse assez ronde 10
Qu'avait le mort, attendu que l'argent 10
Est inutile aux gens de l'autre monde. 10
Puis franchissant, dans l'horreur de la nuit, 10
Les murs mal clos de cet affreux réduit, 10
260 Le sabre au poing, vers la prochaine rive 10
Elle a conduit sa compagne craintive, 10
Elle a monté sur un léger esquif ; 10
Et réveillant matelots, capitaine, 10
En bien payant, le couple fugitif 10
265 A navigué sur la mer de Tyrrhène. 10
Enfin des vents le sort capricieux, 10
Ou bien le ciel qui fait tout pour le mieux, 10
Les met tous quatre aux pieds de Magdeleine. 10
O grand miracle ! ô vertu souveraine ! 10
270 A chaque mot que prononçait Judith, 10
De son amant le grand cœur s'affadit : 10
Ciel ! quel dégoût, et bientôt quelle haine 10
Succède aux traits du plus charmant amour ! 10
Il est payé d'un semblable retour. 10
275 Ce La Trimouille, à qui sa Dorothée 10
Parut longtemps plus belle que le jour, 10
La trouve laide, imbécile, affectée, 10
Gauche, maussade, et lui tourne le dos. 10
La belle en lui voyait le roi des sots, 10
280 Le détestait, et détournait la vue ; 10
Et Magdeleine, au milieu d'une nue, 10
Goûtait en paix la satisfaction 10
D'avoir produit cette conversion. 10
Mais Magdeleine, hélas ! fut bien déçue : 10
285 Car elle obtint des saints du paradis 10
Que tout amant venu dans son logis 10
N'aimerait plus l'objet de ses faiblesses 10
Tant qu'il serait dans ses rochers bénis ; 10
Mais dans ses vœux la sainte avait omis 10
290 De stipuler que les amants guéris 10
Ne prendraient pas de nouvelles maîtresses. 10
Saint Maximin ne prévit point le cas ; 10
Dont il advint que l'Anglaise infidèle 10
Au Poitevin tendit ses deux beaux bras, 10
295 Et qu'Arondel jouit des doux appas 10
De Dorothée, et fut enchanté d'elle. 10
L'abbé Trithème a même prétendu 10
Que Magdeleine, à ce troc imprévu, 10
Du haut des cieux s'était mise à sourire. 10
300 On peut le croire, et la justifier. 10
La vertu plaît : mais, malgré son empire, 10
On a du goût pour son premier métier. 10
Il arriva que les quatre parties 10
De Sainte-Baume à peine étaient sorties, 10
305 Que le miracle alors n'opéra plus. 10
Il n'a d'effet que dans l'auguste enceinte, 10
Et dans le creux de cette roche sainte. 10
Au bas du mont, La Trimouille confus 10
D'avoir haï quelque temps Dorothée, 10
310 Rendant justice à ses touchants attraits. 10
La retrouva plus tendre que jamais, 10
Plus que jamais elle s'en vit fêtée ; 10
Et Dorothée, en proie à sa douleur, 10
Par son amour expia son erreur 10
315 Entre les bras du héros qu'elle adore. 10
Sire Arondel reprit sa Rosamore, 10
Dont le courroux fut bientôt désarmé. 10
Chacun aima comme il avait aimé ; 10
Et je puis dire encor que Magdeleine 10
320 En les voyant leur pardonna sans peine. 10
Le dur Anglais, l'aimable Poitevin, 10
Ayant chacun leur héroïne en croupe, 10
Vers Orléans prirent leur droit chemin, 10
Tous deux brûlant de rejoindre leur troupe, 10
325 Et de venger l'honneur de leur pays. 10
Discrets amants, généreux ennemis, 10
Ils voyageaient comme de vrais amis, 10
Sans désormais se faire de querelles, 10
Ni pour leurs rois, ni même pour leurs belles. 10
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