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VOL_2/VOL27
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT VI
Argument
Aventure d'Agnès et de Monrose. Temple de la Renommée. Aventure tragique de Dorothée.
Quittons l'enfer, quittons ce gouffre immonde, 10
Où Grisbourdon brûle avec Lucifer : 10
Dressons mon vol aux campagnes de l'air, 10
Et revoyons ce qui se passe au monde. 10
5 Ce monde, hélas ! est bien un autre enfer. 10
Je vois partout l'innocente proscrite, 10
L'homme de bien flétri par l'hypocrite ; 10
L'esprit, le goût, les beaux-arts éperdus, 10
Sont envolés, ainsi que les vertus ; 10
10 Une rampante et lâche politique 10
Tient lieu de tout, est le mérite unique ; 10
Le zèle affreux des dangereux dévots 10
Contre le sage arme la main des sots ; 10
Et l'intérêt, ce vil roi de la terre, 10
15 Pour qui l'on fait et la paix et la guerre, 10
Triste et pensif, auprès d'un coffre-fort 10
Vend le plus faible aux crimes du plus fort. 10
Chétifs mortels, insensés et coupables, 10
De tant d'horreurs à quoi bon vous noircir ? 10
20 Ah, malheureux ! qui péchez sans plaisir, 10
Dans vos erreurs soyez plus raisonnables ; 10
Soyez au moins des pécheurs fortunés ; 10
Et, puisqu'il faut que vous soyez damnés, 10
Damnez-vous donc par des fautes aimables, 10
25 Agnès Sorel sut en user ainsi. 10
On ne lui peut reprocher en sa vie 10
Que les douceurs d'une tendre folie. 10
Je lui pardonne, et je pense qu'aussi 10
Dieu tout clément aura pris pitié d'elle : 10
30 En paradis tout saint n'est point pucelle ; 10
Le repentir est vertu du pécheur. 10
Quand Jeanne d'Arc défendait son honneur, 10
Et que du fil de sa céleste épée 10
De Grisbourdon la tête fut tranchée, 10
35 Notre âne ailé, qui dessus son harnois 10
Portait en l'air le chevalier Dunois, 10
Conçut alors le caprice profane 10
De l'éloigner, et de l'ôter à Jeanne. 10
Quelle raison en avait-il ? L'amour, 10
40 Le tendre amour, et la naissante envie 10
Dont en secret son âme était saisie. 10
L'ami lecteur apprendra quelque jour 10
Quel trait de flamme, et quel idée hardie 10
Pressait déjà ce héros d'Arcadie. 10
45 L'animal saint eut donc la fantaisie 10
De s'envoler devers la Lombardie ; 10
Le bon Denys en secret conseilla 10
Cette escapade à sa monture ailée. 10
Vous demandez, lecteur, pourquoi cela. 10
50 C'est que Denys lut dans l'âme troublée 10
De son bel âne et de son beau bâtard. 10
Tous deux brûlaient d'un feu qui tôt ou tard 10
Aurait pu nuire à la cause commune, 10
Perdre la France, et Jeanne, et sa Fortune. 10
55 Denys pensa que l'absence et le temps 10
Les guériraient de leurs amours naissants. 10
Denys encore avait en cette affaire 10
Un autre but, une bonne œuvre à faire. 10
Craignez, lecteur, de blâmer ses desseins ; 10
60 Et respectez tout ce que font les saints. 10
L'âne céleste, où Denys met sa gloire, 10
S'envola donc loin des rives de Loire, 10
Droit vers le Rhône, et Dunois stupéfait 10
A tire d'aile est porté comme un trait. 10
65 Il regardait de loin son héroïne, 10
Qui, toute nue, et le fer à la main, 10
Le cœur ému d'une fureur divine, 10
Rouge de sang se frayait un chemin. 10
Hermaphrodix veut l'arrêter en vain ; 10
70 Ses farfadets, son peuple aérien, 10
En cent façons volent sur son passage ; 10
Jeanne s'en moque, et passe avec courage. 10
Lorsqu'en un bois quelque jeune imprudent 10
Voit une ruche, et, s'approchant, admire 10
75 L'art étonnant de ce palais de cire ; 10
De toutes parts en essaim bourdonnant 10
Sur mon badaud s'en vient fondre avec rage, 10
Un peuple ailé lui couvre le visage : 10
L'homme piqué court à tort, à travers ; 10
80 De ses deux mains il frappe, il se démène, 10
Dissipe, tue, écrase par centaine 10
Cette canaille habitante des airs. 10
C'était ainsi que la Pucelle fière 10
Chassait au loin cette foule légère. 10
85 A ses genoux le chétif muletier, 10
Craignant pour soi le sort du cordelier, 10
Tremble et s'écrie : « O Pucelle ! ô ma mie ! 10
Dans l'écurie autrefois tant servie ! 10
Quelle furie ! épargne au moins ma vie ; 10
90 Que les honneurs ne changent point tes mœurs ! 10
Tu vois mes pleurs, ah, Jeanne ! je me meurs. » 10
Jeanne répond : « Faquin, je te fais grâce ; 10
Dans ton vil sang, de fange tout chargé, 10
Ce fer divin ne sera point plongé. 10
95 Végète encor, et que ta lourde masse 10
Ait à l'instant l'honneur de me porter : 10
Je ne te puis en mulet translater ; 10
Mais ne m'importe ici de ta figure ; 10
Homme ou mulet, tu seras ma monture. 10
100 Dunois m'a pris l'âne qui fut pour moi, 10
Et je prétends le retrouver en toi. 10
Çà, qu'on se courbe. Elle dit, et la bête 10
Baisse à l'instant sa chauve et lourde tête, 10
Marche des mains, et Jeanne sur son dos 10
105 Va dans les champs affronter les héros. 10
Pour le génie, il jura par son père 10
De tourmenter toujours les bons Français ; 10
Son cœur navré pencha vers les Anglais ; 10
Il se promit, dans sa juste colère, 10
110 De se venger du tour qu'on lui jouait, 10
De bien punir tout Français indiscret 10
Qui pour son dam passerait sur sa terre. 10
Il fait bâtir au plus vite un château 10
D'un goût bizarre, et tout à fait nouveau, 10
115 Un labyrinthe, un piège où sa vengeance 10
Veut attraper les héros de la France. 10
Mais que devint la belle Agnès Sorel ? 10
Vous souvient-il de son trouble cruel ? 10
Comme elle fut interdite, éperdue, 10
120 Quand Jean Chandos l'embrassait toute nue ? 10
Ce Jean Chandos s'élança de ses bras 10
Très-brusquement, et courut aux combats. 10
La belle Agnès crut sortir d'embarras. 10
De son danger encor toute surprise, 10
125 Elle jurait de n'être jamais prise 10
A l'avenir en un semblable cas. 10
Au bon roi Charle elle jurait tout bas 10
D'aimer toujours ce roi qui n'aime qu'elle, 10
De respecter ce tendre et doux lien, 10
130 Et de mourir plutôt qu'être infidèle : 10
Mais il ne faut jamais jurer de rien. 10
Dans ce fracas, dans ce trouble effroyable, 10
D'un camp surpris tumulte inséparable, 10
Quand chacun court, officier et soldat, 10
135 Que l'un s'enfuit et que l'autre combat, 10
Que les valets, fripons suivant l'armée, 10
Pillent le camp, de peur des ennemis : 10
Parmi les cris, la poudre et la fumée, 10
La belle Agnès, se voyant sans habits, 10
140 Du grand Chandos entre en la garde-robe ; 10
Puis avisant chemise, mules, robe, 10
Saisit le tout en tremblant et sans bruit ; 10
Même elle prend jusqu'au bonnet de nuit. 10
Tout vint à point : car de bonne fortune 10
145 Elle aperçut une jument bai-brune, 10
Bride à la bouche et selle sur le dos, 10
Que l'on devait amener à Chandos. 10
Un écuyer, vieil ivrogne intrépide, 10
Tout en dormant la tenait par la bride. 10
150 L'adroite Agnès s'en va subtilement 10
Oter la bride à l'écuyer dormant ; 10
Puis, se servant de certaine escabelle, 10
Y pose un pied, monte, se met en selle, 10
Pique et s'en va, croyant gagner les bois, 10
155 Pleine de crainte et de joie à la fois. 10
L'ami Bonneau court à pied dans la plaine, 10
En maudissant sa pesante bedaine, 10
Ce beau voyage, et la guerre, et la cour, 10
Et les Anglais, et Sorel, et l'amour. 10
160 Or de Chandos le très-fidèle page 10
(Monrose était le nom du personnage), 10
Qui revenait ce matin d'un message, 10
Voyant de loin tout ce qui se passait, 10
Cette jument qui vers le bois courait, 10
165 Et de Chandos la robe et le bonnet, 10
Devinant mal ce que ce pouvait être, 10
Crut fermement que c'était son cher maître, 10
Qui loin du camp demi-nu s'enfuyait. 10
Épouvanté de l'étrange aventure, 10
170 D'un coup de fouet il hâte sa monture, 10
Galope, et crie : « Ah, mon maître ! ah, seigneur ! 10
Vous poursuit-on ? Charlot est-il vainqueur ? 10
Où courez-vous ? Je vais partout vous suivre : 10
Si vous mourez, je cesserai de vivre. » 10
175 Il dit, et vole, et le vent emportait 10
Lui, son cheval, et tout ce qu'il disait. 10
La belle Agnès, qui se croit poursuivie, 10
Court dans le bois, au péril de sa vie ; 10
Le page y vole, et plus elle s'enfuit, 10
180 Plus notre Anglais avec ardeur la suit. 10
La jument bronche, et la belle éperdue, 10
Jetant un cri dont retentit la nue, 10
Tombe à côté sur la terre étendue. 10
Le page arrive, aussi prompt que les vents ; 10
185 Mais il perdit l'usage de ses sens, 10
Quand cette robe ouverte et voltigeante 10
Lui découvrit une beauté touchante, 10
Un sein d'albâtre, et les charmants trésors 10
Dont la nature enrichissait son corps. 10
190 Bel Adonis, telle fut ta surprise, 10
Quand la maîtresse et de Mars et d'Anchise, 10
Du haut des cieux, le soir, au coin d'un bois, 10
S'offrit à toi pour la première fois. 10
Vénus sans doute avait plus de parure ; 10
195 Une jument n'avait point renversé 10
Son corps divin, de fatigue harassé ; 10
Bonnet de nuit n'était point sa coiffure ; 10
Son cul d'ivoire était sans meurtrissure : 10
Mais Adonis, à ces attraits tout nus, 10
200 Balancerait entre Agnès et Vénus. 10
Le jeune Anglais se sentit l'âme atteinte 10
D'un feu mêlé de respect et de crainte ; 10
Il prend Agnès, et l'embrasse en tremblant : 10
« Hélas ! dit-il, seriez-vous point blessée ? » 10
205 Agnès sur lui tourne un œil languissant, 10
Et d'une voix timide, embarrassée, 10
En soupirant elle lui parle ainsi : 10
« Qui que tu sois qui me poursuis ici, 10
Si tu n'as point un cœur né pour le crime, 10
210 N'abuse point du malheur qui m'opprime ; 10
Jeune étranger, conserve mon honneur, 10
Sois mon appui, sois mon libérateur. » 10
Elle ne put en dire davantage : 10
Elle pleura, détourna son visage, 10
215 Triste, confuse, et tout bas promettant 10
D'être fidèle au bon roi son amant. 10
Monrose ému fut un temps en silence ; 10
Puis il lui dit d'un ton tendre et touchant : 10
« O de ce monde adorable ornement, 10
220 Que sur les cœurs vous avez de puissance ! 10
Je suis à vous, comptez sur mon secours ; 10
Vous disposez de mon cœur, de mes jours, 10
De tout mon sang ; ayez tant d'indulgence 10
Que d'accepter que j'ose vous servir : 10
225 Je n'en veux point une autre récompense ; 10
C'est être heureux que de vous secourir. » 10
Il tire alors un flacon d'eau des carmes ; 10
Sa main timide en arrose ses charmes, 10
Et les endroits de roses et de lis 10
230 Qu'avaient la selle et la chute meurtris. 10
La belle Agnès rougissait sans colère, 10
Ne trouvait point sa main trop téméraire, 10
Et le lorgnait sans bien savoir pourquoi, 10
Jurant toujours d'être fidèle au roi. 10
235 Le page ayant employé sa bouteille 10
« Rare beauté, dit-il, je vous conseille 10
De cheminer jusques au bourg voisin : 10
Nous marcherons par ce petit chemin. 10
Dedans ce bourg nul soldat ne demeure ; 10
240 Nous y serons avant qu'il soit une heure 10
J'ai de l'argent ; et l'on vous trouvera 10
Et coiffe, et jupe, et tout ce qu'il faudra 10
Pour habiller avec plus de décence 10
Une beauté digne d'un roi de France. » 10
245 La dame errante approuva son avis ; 10
Monrose était si tendre et si soumis, 10
Était si beau, savait à tel point vivre, 10
Qu'on ne pouvait s'empêcher de le suivre. 10
Quelque censeur, interrompant le fil 10
250 De mon discours, dira : « Mais se peut-il 10
Qu'un étourdi, qu'un jeune homme, qu'un page, 10
Fût près d'Agnès respectueux et sage, 10
Qu'il ne prît point la moindre liberté ? » 10
Ah ! laissez là vos censures rigides ; 10
255 Ce page aimait ; et, si la volupté 10
Nous rend hardis, l'amour nous rend timides. 10
Agnès et lui marchaient donc vers ce bourg, 10
S'entretenant de beaux propos d'amour, 10
D'exploits de guerre et de chevalerie, 10
260 De vieux romans pleins de galanterie. 10
Notre écuyer, de cent pas en cent pas, 10
S'approchait d'elle, et baisait ses beaux bras, 10
Le tout d'un air respectueux et tendre ; 10
La belle Agnès ne savait s'en défendre : 10
265 Mais rien de plus ; ce jeune homme de bien 10
Voulait beaucoup, et ne demandait rien. 10
Dedans le bourg ils sont entrés à peine, 10
Dans un logis son écuyer la mène 10
Bien fatiguée : Agnès entre deux draps 10
270 Modestement repose ses appas. 10
Monrose court, et va tout hors d'haleine 10
Chercher partout pour dignement servir, 10
Alimenter, chauffer, coiffer, vêtir 10
Cette beauté déjà sa souveraine. 10
275 Charmant enfant dont l'amour et l'honneur 10
Ont pris plaisir à diriger le cœur, 10
Où sont les gens, dont la sagesse égale 10
Les procédés de ton âme loyale ? 10
Dans ce logis (je ne puis le nier) 10
280 De Jean Chandos logeait un aumônier. 10
Tout aumônier est plus hardi qu'un page : 10
Le scélérat, informé du voyage 10
Du beau Monrose et de la belle Agnès, 10
Et trop instruit que dans son voisinage 10
285 A quatre pas reposaient tant d'attraits, 10
Pressé soudain de son désir infâme, 10
Les yeux ardents, le sang rempli de flamme, 10
Le corps en rut, de luxure enivré, 10
Entre en jurant comme un désespéré, 10
290 Ferme la porte, et les deux rideaux tire. 10
Mais, cher lecteur, il convient de te dire 10
Ce que faisait en ce même moment 10
Le beau Dunois sur son âne volant. 10
Au haut des airs, où les Alpes chenues 10
295 Portent leur tête, et divisent les nues, 10
Vers ce rocher fendu par Annibal, 10
Fameux passage aux Romains si fatal, 10
Qui voit le ciel s'arrondir sur sa tête, 10
Et sous ses pieds se former la tempête, 10
300 Est un palais de marbre transparent, 10
Sans toit ni porte, ouvert à tout venant. 10
Tous les dedans sont des glaces fidèles ; 10
Si que chacun qui passe devant elles, 10
Ou belle ou laide, ou jeune homme ou barbon, 10
305 Peut se mirer tant qu'il lui semble bon. 10
Mille chemins mènent devers l'empire 10
De ces beaux lieux, où si bien l'on se mire ; 10
Mais ces chemins sont tous bien dangereux ; 10
Il faut franchir des abîmes affreux. 10
310 Tel, bien souvent, sur ce nouvel Olympe 10
Est arrivé sans trop savoir par où ; 10
Chacun y court ; et tandis que l'un grimpe, 10
Il en est cent qui se cassent le cou. 10
De ce palais la superbe maîtresse 10
315 Est cette vieille et bavarde déesse, 10
La Renommée, à qui dans tous les temps 10
Le plus modeste a donné quelque encens. 10
Le sage dit que son cœur la méprise ; 10
Qu'il hait l'éclat que lui donne un grand nom, 10
320 Que la louange est pour l'âme un poison : 10
Le sage ment, et dit une sottise. 10
La Renommée est donc en ces hauts lieux. 10
Les courtisans dont elle est entourée, 10
Prince, pédants, guerriers, religieux, 10
325 Cohorte vaine, et de vent enivrée, 10
Vont tous priant, et criant à genoux : 10
« O Renommée ! ô puissante déesse 10
Qui savez tout, et qui parlez sans cesse, 10
Par charité, parlez un peu de nous ! » 10
330 Pour contenter leurs ardeurs indiscrètes, 10
La Renommée a toujours deux trompettes : 10
L'une, à sa bouche appliquée à propos, 10
Va célébrant les exploits des héros ; 10
L'autre est au cul, puisqu'il faut vous le dire ; 10
335 C'est celle-là qui sert à nous instruire 10
De ce fatras de volumes nouveaux, 10
Productions de plumes mercenaires, 10
Et du Parnasse insectes éphémères, 10
Qui l'un par l'autre éclipsés tour à tour, 10
340 Faits en un mois, périssent en un jour, 10
Ensevelis dans le fond des collèges, 10
Rongés des vers, eux et leurs privilèges. 10
Un vil ramas de prétendus auteurs, 10
Du vrai génie infâmes détracteurs, 10
345 Guyon, Fréron, La Beaumelle, Nonnotte, 10
Et ce rebut de la troupe bigote, 10
Ce Savatier, de la fraude instrument, 10
Qui vend sa plume, et ment pour de l'argent, 10
Tous ces marchands d'opprobre et de fumée 10
350 Osent pourtant chercher la Renommée ; 10
Couverts de fange, ils ont la vanité 10
De se montrer à la divinité. 10
A coups de fouet chassés du sanctuaire, 10
A peine encore ils ont vu son derrière. 10
355 Gentil Dunois, sur ton ânon monté, 10
En ce beau lieu tu te vis transporté. 10
Ton nom fameux, qu'avec justice on fête, 10
Était corné par la trompette honnête. 10
Tu regardas ces miroirs si polis 10
360 O quelle joie enchantait tes esprits ! 10
Car tu voyais dans ces glaces brillantes 10
De tes vertus les peintures vivantes ; 10
Non seulement des sièges, des combats, 10
Et ces exploits qui font tant de fracas, 10
365 Mais des vertus encor plus difficiles ; 10
Des malheureux, de tes bienfaits chargés, 10
Te bénissant au sein de leurs asiles ; 10
Des gens de bien à la cour protégés ; 10
Des orphelins de leurs tuteurs vengés. 10
370 Dunois ainsi, contemplant son histoire, 10
Se complaisait à jouir de sa gloire. 10
Son âne aussi, s'amusant à se voir, 10
Se pavanait de miroir en miroir. 10
On entendit, dessus ces entrefaites, 10
375 Sonner en l'air une des deux trompettes ; 10
Elle disait : « Voici l'horrible jour 10
Où dans Milan la sentence est dictée ; 10
On va brûler la belle Dorothée : 10
Pleurez, mortels, qui connaissez l'amour. 10
380 — Qui ? dit Dunois ; qu'elle est donc cette belle ? 10
Qu'a-t-elle fait ? pourquoi la brûle-t-on ? 10
Passe, après tout, si c'est une laidron ; 10
Mais dans le feu mettre un jeune tendron, 10
Par tous les saints, c'est chose trop cruelle ! 10
385 Les Milanais ont donc perdu l'esprit ? » 10
Comme il parlait, la trompette reprit : 10
« O Dorothée, ô pauvre Dorothée ! 10
En feu cuisant tu vas être jetée, 10
Si la valeur d'un chevalier loyal 10
390 Ne te recout de ce brasier fatal. » 10
A cet avis, Dunois sentit dans l'âme 10
Un prompt désir de secourir la dame ; 10
Car vous savez que, sitôt qu'il s'offrait 10
Occasion de marquer son courage, 10
395 Venger un tort, redresser quelque outrage, 10
Sans raisonner ce héros y courait. 10
« Allons, dit-il à son âne fidèle, 10
Vole à Milan, vole où l'honneur t'appelle ». 10
L'âne aussitôt ses deux ailes étend ; 10
400 Un chérubin va moins rapidement. 10
On voit déjà la ville où la justice 10
Arrangeait tout pour cet affreux supplice. 10
Dans la grand'place on élève un bûcher ; 10
Trois cents archers, gens cruels et timides, 10
405 Du mal d'autrui monstres toujours avides, 10
Rangent le peuple, empêchent d'approcher. 10
On voit partout le beau monde aux fenêtres, 10
Attendant l'heure, et déjà larmoyant ; 10
Sur un balcon, l'archevêque et ses prêtres 10
410 Observent tout d'un œil ferme et content. 10
Quatre alguazils amènent Dorothée 10
Nue en chemise, et de fers garrottée. 10
Le désespoir et la confusion, 10
Le juste excès de son affliction, 10
415 Devant ses yeux répandent un nuage ; 10
Des pleurs amers inondent son visage. 10
Elle entrevoit, d'un œil mal assuré, 10
L'affreux poteau pour la mort préparé ; 10
Et ses sanglots se faisant un passage : 10
420 « O mon amant ! ô toi qui dans mon cœur 10
Règnes encor en ces moments d'horreur !… » 10
Elle ne put en dire davantage ; 10
Et, bégayant le nom de son amant, 10
Elle tomba sans voix, sans mouvement, 10
425 Le front jauni d'une pâleur mortelle : 10
Dans cet état elle était encor belle. 10
Un scélérat, nommé Sacrogorgon, 10
De l'archevêque infâme champion, 10
La dague au poing vers le bûcher s'avance, 10
430 Le chef armé de fer et d'impudence, 10
Et dit tout haut : « Messieurs, je jure Dieu 10
Que Dorothée a mérité le feu. 10
Est-il quelqu'un qui prenne sa querelle ? 10
Est-il quelqu'un qui combatte pour elle ? 10
435 S'il en est un, que cet audacieux 10
Ose à l'instant se montrer à mes yeux ; 10
Voici de quoi lui fendre la cervelle. » 10
Disant ces mots il marche fièrement, 10
Branlant en l'air un braquemart tranchant, 10
440 Roulant les yeux, tordant sa laide bouche. 10
On frémissait à son aspect farouche, 10
Et dans la ville il n'était écuyer 10
Qui Dorothée osât justifier ; 10
Sacrogorgon venait de les confondre : 10
445 Chacun pleurait et nul n'osait répondre. 10
Le fier prélat, du haut de son balcon, 10
Encourageait le cruel champion. 10
Le beau Dunois, qui planait sur la place, 10
Fut si touché de l'insolente audace 10
450 De ce pervers ; et Dorothée en pleurs 10
Était si belle au sein de tant d'horreurs, 10
Son désespoir la rendait si touchante 10
Qu'en la voyant il la crut innocente. 10
Il saute à terre, et d'un ton élevé : 10
455 « C'est moi, dit-il, face de réprouvé, 10
Qui viens ici montrer par mon courage 10
Que Dorothée est vertueuse et sage, 10
Et que tu n'es qu'un fanfaron brutal, 10
Suppôt du crime, et menteur déloyal. 10
460 Je veux d'abord savoir de Dorothée 10
Quelle noirceur lui peut être imputée, 10
Quel est son cas, et par quel guet-apen 10
On fait brûler les belles à Milan. » 10
Il dit : le peuple, à la surprise en proie, 10
465 Poussa des cris d'espérance et de joie. 10
Sacrogorgon, qui se mourait de peur, 10
Fit comme il put semblant d'avoir du cœur. 10
Le fier prélat, sous sa mine hypocrite, 10
Ne peut cacher le trouble qui l'agite. 10
470 A Dorothée alors le beau Dunois 10
S'en vint parler d'un air humble et courtois. 10
Les yeux baissés, la belle lui raconte, 10
En soupirant, son malheur et sa honte. 10
L'âne divin, sur l'église perché, 10
475 De tout ce cas paraissait fort touché ; 10
Et de Milan les dévotes familles 10
Bénissaient Dieu, qui prend pitié des filles. 10
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