Métrique en Ligne
VOL_2/VOL26
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT V
Argument
Le cordelier Grisbourdon, qui avait voulu violer Jeanne, est en enfer très-justement. Il raconte son aventure aux diables.
O mes amis ! vivons en bons chrétiens ! 10
C'est le parti, croyez-moi, qu'il faut prendre. 10
A son devoir il faut enfin se rendre. 10
Dans mon printemps j'ai hanté des vauriens ; 10
5 A leurs désirs ils se livraient en proie, 10
Souvent au bal, jamais dans le saint lieu, 10
Soupant, couchant chez des filles de joie, 10
Et se moquant des serviteurs de Dieu. 10
Qu'arrive-t-il ? la Mort, la Mort fatale, 10
10 Au nez camard, à la tranchante faux, 10
Vient visiter nos diseurs de bons mots ; 10
La Fièvre ardente, à la marche inégale, 10
Fille du Styx, huissière d'Atropos, 10
Porte le trouble en leurs petits cerveaux : 10
15 A leur chevet une garde, un notaire, 10
Viennent leur dire : « Allons, il faut partir ; 10
Où voulez-vous, monsieur, qu'on vous enterre ? » 10
Lors un tardif et faible repentir 10
Sort à regret de leur mourante bouche. 10
20 L'un à son aide appelle saint Martin, 10
L'autre saint Roch, l'autre sainte Mitouche. 10
On psalmodie, on braille du latin, 10
On les asperge, hélas ! le tout en vain. 10
Aux pieds du lit se tapit le malin, 10
25 Ouvrant la griffe ; et lorsque l'âme échappe 10
Du corps chétif, au passage il la happe, 10
Puis vous la porte au fin fond des enfers, 10
Digne séjour de ces esprits pervers. 10
Mon cher lecteur, il est temps de te dire, 10
30 Qu'un jour Satan, seigneur du sombre empire, 10
A ses vassaux donnait un grand régal. 10
Il était fête au manoir infernal : 10
On avait fait une énorme recrue, 10
Et les démons buvaient la bienvenue 10
35 D'un certain pape, et d'un gros cardinal, 10
D'un roi du Nord, de quatorze chanoines, 10
Trois intendants, deux conseillers, vingt moines, 10
Tous frais venus du séjour des mortels, 10
Et dévolus aux brasiers éternels. 10
40 Le roi cornu de la huaille noire 10
Se déridait au milieu de ses pairs ; 10
On s'enivrait du nectar des enfers, 10
On fredonnait quelques chansons à boire, 10
Lorsqu'à la porte il s'élève un grand cri : 10
45 « Ah ! bonjour donc, vous voilà, vous voici ; 10
C'est lui, messieurs, c'est le grand émissaire ; 10
C'est Grisbourdon, notre féal ami ; 10
Entrez, entrez, et chauffez-vous ici : 10
Et bras dessus et bras dessous, beau père, 10
50 Beau Grisbourdon, docteur de Lucifer, 10
Fils de Satan, apôtre de l'enfer ! » 10
On vous l'embrasse, on le baise, on le serre ; 10
On vous le porte, en moins d'un tour de main, 10
Toujours baisé, vers le lieu du festin. 10
55 Satan se lève et lui dit : « Fils du diable, 10
O des frapparts ornement véritable, 10
Certes sitôt je n'espérais te voir ; 10
Chez les humains tu m'étais nécessaire. 10
Qui mieux que toi peuplait notre manoir ? 10
60 Par toi la France était mon séminaire ; 10
En te voyant, je perd tout mon espoir. 10
Mais du destin la volonté soit faite ! 10
Bois avec nous, et prend place à ma draite. » 10
Le cordelier, plein d'une sainte horreur, 10
65 Baise à genoux l'ergot de son seigneur ; 10
Puis d'un air morne il jette au loin la vue 10
Sur cette vaste et brûlante étendue, 10
Séjour de feu qu'habitent pour jamais 10
L'affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits ; 10
70 Trône éternel, où sied l'esprit immonde, 10
Abîme immense où s'engloutit le monde ; 10
Sépulcre où gît la docte antiquité, 10
Esprit, amour, savoir, grâce, beauté, 10
Et cette foule immortelle, innombrable, 10
75 D'enfants du ciel, créés tous pour le diable. 10
Tu sais, lecteur, qu'en ces feux dévorants 10
Les meilleurs rois sont avec les tyrans. 10
Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle ; 10
Ce bon Trajan, des princes le modèle ; 10
80 Ce doux Titus, l'amour de l'univers ; 10
Les deux Catons, ces fléaux des pervers ; 10
Ce Scipion, maître de son courage, 10
Lui qui vainquit et l'amour et Carthage. 10
Vous y grillez, docte et savant Platon, 10
85 Divin Homère, éloquent Cicéron ; 10
Et vous, Socrate, enfant de la sagesse, 10
Martyr de Dieu dans la profane Grèce ; 10
Juste Aristide, et vertueux Solon : 10
Tous malheureux morts sans confession. 10
90 Mais ce qui plus étonna Grisbourdon, 10
Ce fut de voir en la chaudière grande 10
Certains quidams, saints ou rois, dont le nom 10
Orne l'histoire, et pare la légende. 10
Un des premiers était le roi Clovis. 10
95 Je vois d'abord mon lecteur qui s'étonne 10
Qu'un si grand roi, qui tout son peuple a mis 10
Dans le chemin du benoît paradis, 10
N'ait pu jouir du salut qu'il nous donne. 10
Ah ! qui croirait qu'un premier roi chrétien 10
100 Fût en effet damné comme un païen ? 10
Mais mon lecteur se souviendra très-bien. 10
Qu'être lavé de cette eau salutaire 10
Ne suffit pas, quand le cœur est gâté. 10
Or ce Clovis, dans le crime empâté 10
105 Portait un cœur inhumain, sanguinaire ; 10
Et saint Remi ne put laver jamais 10
Ce Roi des Francs, gangrené de forfaits. 10
Parmi ces grands, ces souverains du monde, 10
Ensevelis dans cette nuit profonde, 10
110 On discernait le fameux Constantin. 10
« Est-il bien vrai ? criait avec surprise 10
Le moine gris : ô rigueur ! ô destin ! 10
Quoi ! ce héros fondateur de l'Église, 10
Qui de la terre a chassé les faux dieux, 10
115 Est descendu dans l'enfer avec eux ? » 10
Lors Constantin dit ces propres paroles : 10
« J'ai renversé le culte des idoles ; 10
Sur les débris de leurs temples fumants, 10
Au Dieu du ciel j'ai prodigué l'encens : 10
120 Mais tous mes soins pour sa grandeur suprême 10
N'eurent jamais d'autre objet que moi-même ; 10
Les saints autels n'étaient à mes regards 10
Qu'un marchepied du trône de Césars. 10
L'ambition, les fureurs, les délices, 10
125 Étaient mes dieux, avaient mes sacrifices. 10
L'or des chrétiens, leurs intrigues, leur sang, 10
Ont cimenté ma fortune et mon rang. 10
Pour conserver cette grandeur si chère, 10
J'ai massacré mon malheureux beau-père. 10
130 Dans les plaisirs et dans le sang plongé, 10
Faible et barbare, en ma fureur jalouse, 10
Ivre d'amour, et de soupçons rongé, 10
Je fis périr mon fils et mon épouse. 10
O Grisbourdon, ne sois plus étonné 10
135 Si comme toi Constantin est damné ! » 10
Le révérend de plus en plus admire 10
Tous les secrets du ténébreux empire. 10
Il voit partout de grands prédicateurs, 10
Riches prélats, casuistes, docteurs, 10
140 Moines d'Espagne, et nonnains d'Italie. 10
De tous les rois il voit les confesseurs, 10
De nos beautés il voit les directeurs : 10
Le paradis ils ont eu dans leur vie. 10
Il aperçut dans le fond d'un dortoir 10
145 Certain frocard moitié blanc, moitié noir, 10
Portant crinière en écuelle arrondie. 10
Au fier aspect de cet animal pie, 10
Le cordelier, riant d'un ris malin, 10
Se dit tout bas : « Cet homme est jacobin. 10
150 Quel est ton nom ? » lui cria-t-il soudain. 10
L'ombre répond d'un ton mélancolique : 10
« Hélas ! mon fils, je suis saint Dominique. » 10
A ce discours, à cet auguste nom, 10
Vous eussiez vu reculer Grisbourdon ; 10
155 Il se signait, il ne pouvait le croire. 10
« Comment, dit-il, dans la caverne noire 10
Un si grand saint, un apôtre, un docteur ! 10
Vous de la foi le sacré promoteur, 10
Homme de Dieu, prêcheur évangélique, 10
160 Certes ! ici la grâce est en défaut, 10
Vous dans l'enfer ainsi qu'un hérétique ! 10
Certes ici la grâce est en défaut. 10
Pauvres humains, qu'on est trompé là-haut ! 10
Et puis allez, dans vos cérémonies, 10
165 De tous les saints chanter les litanies ! » 10
Lors repartit, avec un ton dolent, 10
Notre Espagnol au manteau noir et blanc : 10
« Ne songeons plus aux vains discours des hommes ; 10
De leurs erreurs qu'importe le fracas ? 10
170 Infortunés, tourmentés où nous sommes, 10
Loués, fêtés où nous ne sommes pas : 10
Tel sur la terre a plus d'une chapelle, 10
Qui dans l'enfer rôtit bien tristement ; 10
Et tel au monde on damne impunément, 10
175 Qui dans les cieux a la vie éternelle. 10
Pour moi, je suis dans la noire séquelle 10
Très-justement, pour avoir autrefois 10
Persécuté ces pauvres albigeois. 10
Je n'étais pas envoyé pour détruire, 10
180 Et je suis cuit pour les avoir fait cuire. » 10
Oh ! quand j'aurais une langue de fer, 10
Toujours parlant je ne pourrais suffire, 10
Mon cher lecteur, à te nombrer et dire 10
Combien de saints on rencontre en enfer. 10
185 Quand des damnés la cohorte rôtie 10
Eut assez fait au fils de saint François 10
Tous les honneurs de leur triste patrie, 10
Chacun cria d'une commune voix : 10
« Cher Grisbourdon, conte-nous, conte, conte, 10
190 Qui t'a conduit vers une fin si prompte ; 10
Conte-nous donc par quel étonnant cas 10
Ton âme dure est tombée ici bas. 10
— Messieurs, dit-il, je ne m'en défends pas ; 10
Je vous dirai mon étrange aventure ; 10
195 Elle pourra vous étonner d'abord : 10
Mais il ne faut me taxer d'imposture ; 10
On ne ment plus sitôt que l'on est mort. 10
« J'étais là haut, comme on sait, votre apôtre ; 10
Et, pour l'honneur du froc et pour le vôtre, 10
200 Je concluais l'exploit le plus galant 10
Que jamais moine ait fait hors du couvent. 10
Mon muletier, ah l'animal insigne ! 10
Ah le grand homme ! ah quel rival condigne ! 10
Mon muletier, ferme dans son devoir, 10
205 D'Hermaphrodix avait passé l'espoir. 10
J'avais aussi pour ce monstre femelle, 10
Sans vanité, prodigué tout mon zèle ; 10
Le fils d'Alix, ravi d'un tel effort, 10
Nous laissait Jeanne en vertu de l'accord. 10
210 Jeanne la forte, et Jeanne la rebelle, 10
Perdait bientôt ce grand nom de Pucelle ; 10
Entre mes bras elle se débattait , 10
Le muletier par-dessous la tenait ; 10
Hermaphrodix de bon cœur ricanait. 10
215 « Mais croirez-vous ce que je vais vous dire ? 10
L'air s'entr'ouvrit, et du haut de l'empire 10
Qu'on nomme ciel (lieux où ni vous ni moi 10
N'irons jamais, et vous savez pourquoi), 10
Je vis descendre, ô fatale merveille ! 10
220 Cet animal qui porte longue oreille, 10
Et qui jadis à Balaam parla, 10
Quand Balaam sur la montagne alla. 10
Quel terrible âne ! il portait une selle 10
D'un beau velours, et sur l'arçon d'icelle 10
225 Était un sabre à deux larges tranchants : 10
De chaque épaule il lui sortait une aile 10
Dont il volait, et devançait les vents. 10
A haute voix alors s'écria Jeanne : 10
« Dieu soit loué ! voici venir mon âne. » 10
230 A ce discours, je fus transi d'effroi ; 10
L'âne à l'instant ses quatre genoux plie, 10
Lève sa queue et sa tête polie, 10
Comme disant à Dunois : « Monte-moi. » 10
Dunois le monte, et l'animal s'envole 10
235 Sur notre tête, et passe, et caracole. 10
Dunois, planant le cimeterre en main, 10
Sur moi chétif fondit d'un vol soudain. 10
Mon cher Satan, mon seigneur souverain, 10
Ainsi, dit-on, lorsque tu fis la guerre 10
240 Imprudemment au maître du tonnerre, 10
Tu vis sur toi s'élancer saint Michel, 10
Vengeur fatal des injures du ciel. 10
« Réduit alors à défendre ma vie, 10
J'eus mon recours à la sorcellerie. 10
245 Je dépouillai d'un nerveux cordelier 10
Le sourcil noir et le visage altier : 10
Je pris la mine et la forme charmante 10
D'une beauté douce, fraîche, innocente ; 10
De blonds cheveux se jouaient sur mon sein ; 10
250 De gaze fine une étoffe brillante 10
Fit entrevoir une gorge naissante. 10
J'avais tout l'art du sexe féminin : 10
Je composais mes yeux et mon visage ; 10
On y voyait cette naïveté 10
255 Qui toujours trompe, et qui toujours engage. 10
Sous ce vernis un air de volupté 10
Eût des humains rendu fou le plus sage. 10
J'eusse amolli le cœur le plus sauvage ; 10
Car j'avais tout, artifice et beauté. 10
260 Mon paladin en parut enchanté. 10
J'allais périr ; ce héros invincible 10
Avait levé son braquemart terrible ; 10
Son bras étais à demi descendu, 10
Et Grisbourdon se croyait pourfendu. 10
265 Dunois regarde, il s'émeut, il s'arrête. 10
Qui de Méduse eût vu jadis la tête 10
Était en roc mué soudainement : 10
Le beau Dunois changea bien autrement. 10
Il avait l'âme avec les yeux frappée ; 10
270 Je vis tomber sa redoutable épée : 10
Je vis Dunois sentir à mon aspect 10
Beaucoup d'amour et beaucoup de respect. 10
Qui n'aurait cru que j'eusse eu la victoire ? 10
Mais voici bien le pis de mon histoire. 10
275 « Le muletier, qui pressait dans ses bras 10
De Jeanne d'Arc les robustes appas, 10
En me voyant si gentille et si belle, 10
Brûla soudain d'une flamme nouvelle. 10
Hélas ! mon cœur ne le soupçonnait pas 10
280 De convoiter des charmes délicats. 10
Un cœur grossier connaître l'inconstance ! 10
Il lâcha prise, et j'eus la préférence. 10
Il quitte Jeanne ; ah ! funeste beauté ! 10
A peine Jeanne est-elle en liberté, 10
285 Qu'elle aperçut le brillant cimeterre 10
Qu'avait Dunois laissé tomber par terre, 10
Du fer tranchant sa dextre se saisit ; 10
Et, dans l'instant que le rustre infidèle 10
Quittait pour moi la superbe Pucelle, 10
290 Par le chignon Jeanne d'Arc m'abattit, 10
Et, d'un revers, la nuque me fendit. 10
Depuis ce temps, je n'ai nulle nouvelle 10
Du muletier, de Jeanne la cruelle, 10
D'Hermaphrodix, de l'âne, de Dunois. 10
295 Puissent-ils tous être empalés cent fois ! 10
Et que le ciel, qui confond les coupables, 10
Pour mon plaisir les donne à tous les diables ! » 10
Ainsi parlait le moine avec aigreur, 10
Et tout l'enfer en rit d'assez bon cœur. 10
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