Métrique en Ligne
VOL_2/VOL25
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT IV
Argument
Jeanne et Dunois combattent les Anglais. Ce qui leur arrive dans le château d'Hermaphrodix.
Si j'étais roi, je voudrais être juste, 10
Dans le repos maintenir mes sujets, 10
Et tous les jours de mon empire auguste 10
Seraient marqués par de nouveaux bienfaits. 10
5 Que si j'étais contrôleur des finances, 10
Je donnerais à quelques beaux esprits, 10
Par-ci, par-là, de bonnes ordonnances : 10
Car, après tout, leur travail vaut son prix. 10
Que si j'étais archevêque à Paris, 10
10 Je tâcherais avec le moliniste 10
D'apprivoiser le rude janséniste. 10
Mais si j'aimais une jeune beauté, 10
Je ne voudrais m'éloigner d'auprès d'elle, 10
Et chaque jour une fête nouvelle, 10
15 Chassant l'ennui de l'uniformité, 10
Tiendrait son cœur en mes fers arrêté. 10
Heureux amants, que l'absence est cruelle ! 10
Que de danger on essuie en amour ! 10
On risque, hélas ! dès qu'on quitte sa belle, 10
20 D'être cocu deux ou trois fois par jour. 10
Le preux Chandos à peine avait la joie 10
De s'ébaudir sur sa nouvelle proie, 10
Que tout à coup Jeanne de rang en rang 10
Porte la mort, et fait couler le sang. 10
25 De Débora la redoutable lance 10
Perce Dildo si fatal à la France, 10
Lui qui pilla les trésors de Clairvaux, 10
Et viola les sœurs de Fontevraux. 10
D'un coup nouveau les deux yeux elle crève 10
30 A Fonkinar, digne d'aller en Grève. 10
Cet impudent, né dans les durs climats 10
De l'Hibernie, au milieu des frimas, 10
Depuis trois ans faisait l'amour en France, 10
Comme un enfant de Rome ou de Florence. 10
35 Elle terrasse et milord Halifax, 10
Et son cousin l'impertinent Borax, 10
Et Midarblou qui renia son père, 10
Et Bartonay qui fit cocu son frère. 10
A son exemple on ne voit chevalier, 10
40 Il n'est gendarme, il n'est bon écuyer, 10
Qui dix Anglais n'enfile de sa lance. 10
La mort les suit, la terreur les devance : 10
On croyait voir en ce moment affreux 10
Un dieu puissant qui combat avec eux. 10
45 Parmi le bruit de l'horrible tempête, 10
Frère Lourdis criait à pleine tête : 10
« Elle est pucelle, Anglais, frémissez tous ; 10
C'est saint Denys qui l'arme contre vous ; 10
Elle est pucelle, elle a fait des miracles ; 10
50 Contre son bras vous n'avez point d'obstacles ; 10
Vite à genoux, excréments d'Albion, 10
Demandez-lui sa bénédiction. » 10
Le fier Talbot, écumant de colère, 10
Incontinent fait empoigner le frère ; 10
55 On vous le lie, et le moine content, 10
Sans s'émouvoir, continuait criant : 10
« Je suis martyr ; Anglais, il faut me croire ; 10
Elle est pucelle ; elle aura la victoire. » 10
L'homme est crédule, et dans son faible cœur 10
60 Tout est reçu ; c'est une molle argile. 10
Mais que surtout il paraît bien facile 10
De nous surprendre et de nous faire peur ! 10
Du bon Lourdis le discours extatique 10
Fit plus d'effet sur le cœur des soldats 10
65 Que l'amazone et sa troupe héroïque 10
N'en avaient fait par l'effort de leurs bras. 10
Ce vieil instinct qui fait croire aux prodiges, 10
L'esprit d'erreur, le trouble, les vertiges, 10
La froide crainte et les illusions, 10
70 On fait tourner la tête des Bretons. 10
De ces Bretons la nation hardie 10
Avait alors peu de philosophie ; 10
Maints chevaliers étaient des esprits lourds : 10
Les beaux esprits ne sont que de nos jours. 10
75 Le preux Chandos, toujours plein d'assurance, 10
Criait aux siens : « Conquérants de la France, 10
Marchez à droite. » Il dit, et dans l'instant 10
On tourne à gauche, et l'on fuit en jurant. 10
Ainsi jadis dans ces plaines fécondes 10
80 Que de l'Euphrate environnent les ondes, 10
Quand des humains l'orgueil capricieux 10
Voulut bâtir près des voûtes des cieux, 10
Dieu, ne voulant d'un pareil voisinage, 10
En cent jargons transmua leur langage. 10
85 Sitôt qu'un d'eux à boire demandait, 10
Plâtre ou mortier d'abord on lui donnait ; 10
Et cette gent, de qui Dieu se moquait, 10
Se sépara, laissant là son ouvrage. 10
On sait bientôt aux remparts d'Orléans 10
90 Ce grand combat contre les assiégeants : 10
La renommée y vole à tire-d'aile, 10
Et va prônant le nom de la Pucelle. 10
Vous connaissez l'impétueuse ardeur 10
De nos Français ; ces fous sont pleins d'honneur : 10
95 Ainsi qu'au bal ils vont tous aux batailles. 10
Déjà Dunois la gloire des bâtards, 10
Dunois qu'en Grèce on aurait pris pour Mars, 10
Et La Trimouille, et La Hire, et Saintrailles, 10
Et Richemont, sont sortis des murailles, 10
100 Croyant déjà chasser les ennemis, 10
Et criant tous : « Où sont-ils ? où sont-ils ? » 10
Ils n'étaient pas bien loin :car près des portes 10
Sire Talbot, homme de très-grand sens, 10
Pour s'opposer à l'ardeur de nos gens, 10
105 En embuscade avait mis dix cohortes. 10
Sire Talbot a depuis plus d'un jour 10
Juré tout haut par saint George et l'Amour 10
Qu'il entrerait dans la ville assiégée. 10
Son âme était vivement partagée : 10
110 Du gros Louvet la superbe moitié 10
Avait pour lui plus que de l'amitié ; 10
Et ce héros, qu'un noble espoir enflamme, 10
Veut conquérir et la ville et sa dame. 10
Nos chevaliers à peine ont fait cent pas, 10
115 Que ce Talbot leur tombe sur les bras ; 10
Mais nos Français ne s'étonnèrent pas. 10
Champs d'Orléans, noble et petit théâtre 10
De ce combat terrible, opiniâtre, 10
Le sang humain dont vous fûtes couverts 10
120 Vous engraissa pour plus de cent hivers. 10
Jamais les champs de Zama, de Pharsale, 10
De Malplaquet la campagne fatale, 10
Célères lieux, couverts de tant de morts 10
N'ont vu tenter de plus hardis efforts. 10
125 Vous eussiez vu les lances hérissées, 10
L'une sur l'autre en cent tronçons cassées ; 10
Les écuyers, les chevaux renversés, 10
Dessus leurs pieds dans l'instant redressés ; 10
Le feu jaillir des coups de cimeterre, 10
130 Et du soleil redoubler la lumière ; 10
De tous côtés voler, tomber à bas, 10
Épaules, nez, mentons, pieds, jambes, bras. 10
Du haut des cieux les anges de la guerre, 10
Le fier Michel, et l'exterminateur, 10
135 Et des Persans le grand flagellateur, 10
Avaient les yeux attachés sur la terre, 10
Et regardaient ce combat plein d'horreur. 10
Michel alors prit la vaste balance 10
Où dans le ciel on pèse les humains ; 10
140 D'une main sûre il pesa les destins 10
Et les héros d'Angleterre et de France. 10
Nos chevaliers, pesés exactement, 10
Légers de poids par malheur se trouvèrent : 10
Du grand Talbot les destins l'emportèrent : 10
145 C'était du ciel un secret jugement. 10
Le Richemont se voit incontinent 10
Percé d'un trait de la hanche à la fesse ; 10
Le vieux Saintraille, au dessus du genou ; 10
Le beau La Hire, ah ! je n'ose dire où ; 10
150 Mais que je plains sa gentille maîtresse ! 10
Dans un marais La Trimouille enfoncé 10
Ne put sortir qu'avec un bras cassé : 10
Donc à la ville il fallut qu'ils revinssent 10
Tout éclopés, et qu'au lit ils se tinssent. 10
155 Voilà comment ils furent bien punis, 10
Car ils s'étaient moqués de saint Denys. 10
Comme il lui plaît, Dieu fait justice ou grâce ; 10
Quesnel l'a dit, nul ne peut en douter : 10
Or il lui plut le bâtard excepter 10
160 Des étourdis dont il punit l'audace. 10
Un chacun d'eux, laidement ajusté, 10
S'en retournait sur un brancard porté, 10
En maugréant et Jeanne et la fortune. 10
Dunois, n'ayant égratignure aucune, 10
165 Pousse aux Anglais, plus prompt que les éclairs : 10
Il fend leurs rangs, se fait jour à travers, 10
Passe, et se trouve aux lieux où la Pucelle 10
Fait tout tomber, où tout fuit devant elle. 10
Quand deux torrents, l'effroi des laboureurs, 10
170 Précipités du sommet des montagnes, 10
Mêlent leurs flots, assemblent leurs fureurs, 10
Ils vont noyer l'espoir de nos campagnes : 10
Plus dangereux étaient Jeanne et Dunois, 10
Unis ensemble, et frappant à la fois. 10
175 Dans leur ardeur si bien ils s'emportèrent, 10
Si rudement les Anglais ils chassèrent, 10
Que de leurs gens bientôt ils s'écartèrent. 10
La nuit survint ; Jeanne et l'autre héros, 10
N'entendant plus ni Français ni Chandos, 10
180 Font tous deux halte en criant : Vive France ! 10
Au coin d'un bois où régnait le silence. 10
Au clair de lune ils cherchent le chemin. 10
Ils viennent, vont, tournent, le tout en vain ; 10
Enfin rendus, ainsi que leur monture, 10
185 Mourants de faim, et lassés de chercher, 10
Ils maudissaient la fatale aventure 10
D'avoir vaincu sans savoir où coucher. 10
Tel un vaisseau sans voile, sans boussole, 10
Tournoie au gré de Neptune et d'Éole. 10
190 Un certain chien, qui passa tout auprès, 10
Pour les sauver sembla venir exprès ; 10
Le chien approche, il jappe, il leur fait fête ; 10
Virant sa queue, et portant haut sa tête, 10
Devant eux marche ; et se tournant cent fois, 10
195 Il paraissait leur dire en son patois : 10
« Venez par-là, messieurs, suivez-moi vite ; 10
Venez, vous dis-je, et vous aurez bon gîte. » 10
Nos deux héros entendirent fort bien, 10
Par ces façons ce que voulait ce chien ; 10
200 Ils suivent donc, guidés par l'espérance, 10
Et priant Dieu pour le bien de la France, 10
Et se faisant tous deux de temps en temps 10
Sur leur exploits, de très-beaux compliments. 10
Du coin lascif d'une vive prunelle, 10
205 Dunois lorgnait malgré lui la Pucelle ; 10
Mais il savait qu'à son bijou caché 10
De tout l'État le sort est attaché, 10
Et qu'à jamais la France est ruinée, 10
Si cette fleur se cueille avant l'année. 10
210 Il étouffait noblement ses désirs, 10
Et préférait l'État à ses plaisirs. 10
Et cependant, quand la rouet mal sûre 10
De l'âne saint faisait clocher l'allure, 10
Dunois ardent, Dunois officieux 10
215 De son bras droit retenait la guerrière, 10
Et Jeanne d'Arc, en clignotant des yeux 10
De son bras gauche étendu par derrière 10
Serrait aussi ce héros vertueux : 10
Dont il advint, tandis qu'ils chevauchèrent, 10
220 Que très-souvent leurs bouches se touchèrent, 10
Pour se parler tous les deux de plus près 10
De la patrie et de ses intérêts. 10
On m'a conté, ma belle Konismare, 10
Que Charles douze, en son humeur bizarre, 10
225 Vainqueur des rois et vainqueur de l'amour, 10
N'osa t'admettre à sa brutale cour : 10
Charles craignit de te rendre les armes ; 10
Il se sentit, il évita tes charmes. 10
Mais tenir Jeanne et ne point y toucher, 10
230 Se mettre à table, avoir faim sans manger, 10
Cette victoire était cent fois plus belle. 10
Dunois ressemble à Robert d'Arbrisselle, 10
A ce grand saint qui se plus à coucher 10
Entre les bras de deux nonnes fessues, 10
235 A caresser quatre cuisses dodues, 10
Quatre tetons, et le tout sans pécher. 10
Au point du jour apparut à leur vue 10
Un beau palais d'une vaste étendue : 10
De marbre blanc était bâti le mur ; 10
240 Une dorique et longue colonnade 10
Porte un balcon formé de jaspe pur ; 10
De porcelaine était la balustrade. 10
Nos paladins, enchantés, éblouis, 10
Crurent entrer tout droit en paradis. 10
245 Le chien aboie : aussitôt vingt trompettes 10
Se font entendre, et quarante estafiers, 10
A pourpoints d'or, à brillantes braguettes, 10
Viennent s'offrir à nos deux chevaliers. 10
Très-galamment deux jeunes écuyers 10
250 Dans le palais par la main les conduisent ; 10
Dans des bains d'or filles les introduisent 10
Honnêtement ; puis lavés, essuyés, 10
D'un déjeuner amplement festoyés, 10
Dans de beaux lits brodés ils se couchèrent, 10
255 Et jusqu'au soir en héros ils ronflèrent. 10
Il faut savoir que le maître et seigneur 10
De ce logis, digne d'un empereur, 10
Était le fils de l'un de ces génies, 10
Des vastes cieux habitants éternels, 10
260 De qui souvent les grandeurs infinies 10
S'humanisaient chez les faibles mortels. 10
Or cet esprit, mêlant sa chair divine 10
Avec la chair d'une bénédictine, 10
En avait eu le noble Hermaphrodix, 10
265 Grand nécromant, et le très-digne fils 10
De cet incube et de la mère Alix. 10
Le jour qu'il eut quatorze ans accomplis, 10
Son géniteur, descendant de sa sphère, 10
Lui dit : « Enfant, tu me dois la lumière ; 10
270 Je viens te voir, tu peux former des vœux ; 10
Souhaite, parle, et je te rends heureux. » 10
Hermaphrodix, né très-voluptueux, 10
Et digne en tout de sa noble origine, 10
Dit : « Je me sens de race bien divine, 10
275 Car je rassemble en moi tous les désirs, 10
Et je voudrais avoir tous les plaisirs. 10
De voluptés rassasiez mon âme ; 10
Je veux aimer comme homme et comme femme, 10
Être la nuit du sexe féminin, 10
280 Et tout le jour du sexe masculin. » 10
L'incube dit : Tel sera ton destin ; 10
Et dès ce jour la ribaude figure 10
Jouit des droits de sa double nature : 10
Ainsi Platon, le confident des dieux, 10
285 A prétendu que nos premiers aïeux, 10
D'un pur limon pétri des mains divines 10
Nés tous parfaits et nommés androgynes, 10
Également des deux sexes pourvus, 10
Se suffisaient par leurs propres vertus. 10
290 Hermaphrodix était bien au-dessus : 10
Car se donner du plaisir à soi-même, 10
Ce n'est pas là le sort le plus divin ; 10
Il est plus beau d'en donner au prochain, 10
Et deux à deux est le bonheur suprême. 10
295 Ses courtisans disaient que tout à tour 10
C'était Vénus, c'était le tendre Amour : 10
De tous côtés ils luis cherchaient des filles, 10
Des bacheliers ou des veuves gentilles. 10
Hermaphrodix avait oublié net 10
300 De demander un don plus nécessaire, 10
Un don sans quoi nul plaisir n'est parfait, 10
Un don charmant ; eh quoi ? celui de plaire. 10
Dieu, pour punir cet effréné paillard, 10
Le fit plus laid que Samuel Bernard ; 10
305 Jamais ses yeux ne firent de conquêtes ; 10
C'est vainement qu'il prodiguait les fêtes, 10
Les longs repas, les danses, les concerts ; 10
Quelquefois même il composait des vers. 10
Mais quand un jour il tenait une belle, 10
310 Et quand la nuit sa vanité femelle 10
Se soumettait à quelque audacieux, 10
Le ciel alors trahissait tous ses vœux ; 10
Il recevait pour toutes embrassades, 10
Mépris, dégoûts, injures, rebuffades : 10
315 Le juste ciel lui faisait bien sentir 10
Que les grandeurs ne sont pas du plaisir. 10
« Quoi ! disait-il, la moindre chambrière 10
Tient son galant étendu sur son sein ; 10
Un lieutenant trouve une conseillère ; 10
320 Dans un moutier un moine a sa nonnain : 10
Et moi, génie, et riche, et souverain, 10
Je suis le seul dans la machine ronde 10
Privé d'un bien dont jouit tout le monde ! » 10
Lors il jura, par les quatre éléments, 10
325 Qu'il punirait les garçons et les belles 10
Qui n'auraient pas pour lui des sentiments, 10
Et qu'il ferait des exemples sanglants 10
Des cœurs ingrats, et surtout des cruelles. 10
Il recevait en roi les survenants ; 10
330 Et de Saba la reine basanée, 10
Et Thalestris dans la Perse amenée, 10
Avaient reçu des moins riches présents 10
Des deux grands rois qui brûlèrent pour elles, 10
Qu'il n'en faisait aux chevaliers errants, 10
335 Aux bacheliers, aux gentes demoiselles. 10
Mais si quelqu'un d'un esprit trop rétif 10
Manquait pour lui d'un peu de complaisance, 10
S'il lui faisait la moindre résistance, 10
Il était sûr d'être empalé tout vif. 10
340 Le soir venu, monseigneur étant femme, 10
Quatre huissiers de la part de madame, 10
Viennent prier notre aimable bâtard 10
De vouloir bien descendre sur le tard 10
Dans l'entre-sol, tandis qu'en compagnie 10
345 Jeanne soupait avec cérémonie. 10
Le beau Dunois tout parfumé descend 10
Au cabinet où le souper l'attend. 10
Tel que jadis la sœur de Ptolémée, 10
De tout plaisir noblement affamée, 10
350 Sut en donner à ces Romains fameux, 10
A ces héros fiers et voluptueux, 10
Au grand César, au brave ivrogne Antoine ; 10
Tel que moi-même en ai fait chez un moine, 10
Vainqueur heureux de ses pesants rivaux, 10
355 Quand on l'élut roi tondu de Clairvaux ; 10
Ou tel encore, aux voûtes éternelles, 10
Si l'on en croit frère Orphée et Nason, 10
Et frère Homère, Hésiode, Platon, 10
Le dieu des dieux, patron des infidèles, 10
360 Loin de Junon soupe avec Sémélé, 10
Avec Isis, Europe, ou Danaé ; 10
Les plats sont mis sur la table divine 10
Des belles mains de la tendre Euphrosine, 10
Et de Thalie, et de la jeune Églé, 10
365 Qui, comme on sait, sont là-haut les trois Grâces, 10
Dont nos pédants suivent si peu les traces ; 10
Le doux nectar est servi par Hébé, 10
Et par l'enfant du fondateur du Troie, 10
Qui dans Ida par un aigle enlevé 10
370 De son seigneur en secret fait la joie : 10
Ainsi soupa madame Hermaphrodix 10
Avec Dunois, juste entre neuf et dix. 10
Madame avait prodigué la parure : 10
Les diamants surchargeaient sa coiffure ; 10
375 Son gros cou jaune, et ses deux bras carrés, 10
Sont de rubis, de perles entourés ; 10
Elle en était encor plus effroyable. 10
Elle le presse au sortir de la table : 10
Dunois trembla pour la première fois. 10
380 Des chevaliers c'était le plus courtois : 10
Il eût voulu de quelque politesse 10
Payer au moins les soins de son hôtesse ; 10
Et du tendron contemplant la laideur, 10
Il se disait : « J'en aurai plus d'honneur. » 10
385 Il n'en eut point : le plus brillant courage 10
Peut quelquefois essuyer cet outrage. 10
Hermaphrodix, en son affliction, 10
Eut pour Dunois quelque compassion ; 10
Car en secret son âme était flattée 10
390 De grands efforts du triste champion. 10
Sa probité, sa bonne intention 10
Fut cette fois pour le fait réputée. 10
« Demain, dit-elle, on pourra vous offrir 10
Votre revanche. Allez, faites en sorte 10
395 Que votre amour sur vos respects l'emporte, 10
Et soyez prêt, seigneur, à mieux servir. » 10
Déjà du jour la belle avant-courrière 10
De l'orient entr'ouvrait la barrière : 10
Or vous savez que cet instant préfix 10
400 En cavalier changeait Hermaphrodix. 10
Alors brûlant d'une flamme nouvelle 10
Il s'en va droit au lit de la Pucelle, 10
Les rideaux tire, et lui fourrant au sein 10
Sans compliment son impudente main, 10
405 Et lui donnant un baiser immodeste, 10
Attente en maître à sa pudeur céleste : 10
Plus il s'agite, et plus il devint laid. 10
Jeanne, qu'anime une chrétienne rage, 10
D'un bras nerveux lui détache un soufflet 10
410 A poing fermé sur son vilain visage. 10
Ainsi j'ai vu, dans mes fertiles champs, 10
Sur un pré vert, une de mes cavales, 10
Au poil de tigre, aux taches inégales, 10
Aux pieds légers, aux jarrets bondissants, 10
415 Réprimander d'une fière ruade 10
Un bourriquet de sa croupe amoureux, 10
Qui dans sa lourde et grossière embrassade 10
Dressait l'oreille, et se croyait heureux. 10
Jeanne en cela fit sans doute une faute ; 10
420 Elle devait des égards à son hôte. 10
De la pudeur je prends les intérêts ; 10
Cette vertu n'est point chez moi bannie : 10
Mais quand un prince, et surtout un génie, 10
De vous baiser a quelque douce envie, 10
425 Il ne faut pas lui donner des soufflets. 10
Le fils d'Alix, quoiqu'il fût des plus laids, 10
N'avait point vu de femme assez hardie 10
Pour l'oser battre en son propre palais. 10
Il crie, on vient ; ses pages, ses valets, 10
430 Gardes, lutins, à ses ordres sont prêts : 10
L'un d'eux lui dit que la fière Pucelle 10
Envers Dunois n'était pas si cruelle. 10
O calomnie ! affreux poison des cours, 10
Discours malins, faux rapports, médisance, 10
435 Serpents maudits, sifflerez-vous toujours 10
Chez les amants comme à la cour de France ? 10
Notre tyran, doublement outragé, 10
Sans nul délai voulut être vengé. 10
Il prononça la sentence fatale : 10
440 « Allez, dit-il, amis, qu'on les empale. » 10
On obéit ; on fit incontinent 10
Tous les apprêts de ce grand châtiment. 10
Jeanne et Dunois, l'honneur de la patrie, 10
S'en vont mourir au printemps de leur vie. 10
445 Le beau bâtard est garrotté tout nu, 10
Pour être assis sur un bâton pointu. 10
Au même instant, une troupe profane 10
Mène au poteau la belle et fière Jeanne ; 10
Et ses soufflets, ainsi que ses appas, 10
450 Seront punis par un affreux trépas. 10
De sa chemise aussitôt dépouillée, 10
De coups de fouet en passant flagellée, 10
Elle est livrée aux cruels empaleurs. 10
Le beau Dunois, soumis à leurs fureurs, 10
455 N'attendant plus que son heure dernière, 10
Faisait à Dieu sa dévote prière ; 10
Mais une œillade impérieuse et fière 10
De temps en temps étonnait les bourreaux, 10
Et ses regards disaient : « C'est un héros. » 10
460 Mais quand Dunois eut vu son héroïne, 10
Des fleurs de lis vengeresse divine, 10
Prête à subir cette effroyable mort, 10
Il déplora l'inconstance du sort : 10
De la Pucelle il parcourait les charmes ; 10
465 Et regardant les funestes apprêts 10
De ce trépas, il répandit des larmes, 10
Que pour lui-même il ne versa jamais. 10
Non moins superbe et non moins charitable, 10
Jeanne, aux frayeurs toujours impénétrable, 10
470 Languissamment le beau bâtard lorgnait, 10
Et pour lui seul son grand cœur gémissait. 10
Leur nudité, leur beauté, leur jeunesse, 10
En dépit d'eux réveillaient leur tendresse. 10
Ce feu si doux, si discret, et si beau, 10
475 Ne s'échappait qu'au bord de leur tombeau ; 10
Et cependant l'animal amphibie, 10
A son dépit joignant la jalousie, 10
Faisait aux siens l'effroyable signal 10
Qu'on empalât le couple déloyal. 10
480 Dans ce moment, une voix de tonnerre, 10
Qui fit trembler et les airs et la terre, 10
Crie : « Arrêtez, gardez-vous d'empaler, 10
N'empalez pas. » Ces mots font reculer 10
Les fiers licteurs. On regarde, on avise 10
485 Sous le portail un grand homme d'Église, 10
Coiffé d'un froc, les reins ceints d'un cordon : 10
On reconnut le père Grisbourdon. 10
Ainsi qu'un chien dans la forêt voisine, 10
Ayant senti d'une adroite narine 10
490 Le doux fumet, et tous ces petits corps 10
Sortant au loin de quelque cerf dix-corps, 10
Il le poursuit d'une course légère, 10
Et sans le voir, par l'odorat mené, 10
Franchit fossés, se glisse en la bruyère, 10
495 Par d'autres cerfs il n'est point détourné : 10
Ainsi le fils de saint François d'Assise, 10
Porté toujours par son lourd muletier, 10
De la Pucelle a suivi le sentier, 10
Courant sans cesse, et ne lâchant point prise. 10
500 En arrivant, il cria : « Fils d'Alix, 10
Au nom du diable, et par les eaux du Styx, 10
Par le démon, qui fut ton digne père, 10
Par le psautier de sœur Alix ta mère, 10
Sauve le jour à l'objet de mes vœux ; 10
505 Regarde-moi, je viens payer pour deux. 10
Si ce guerrier et si cette pucelle 10
Ont mérité ton indignation, 10
Je tiendrai lieu de ce couple rebelle ; 10
Tu sais quelle est ma réputation. 10
510 Tu vois de plus cet animal insigne, 10
Ce mien mulet, de me porter si digne ; 10
Je t'en fais don, c'est pour toi qu'il est fait ; 10
Et tu diras : « Tel moine, tel mulet. » 10
Laissons aller ce gendarme profane ; 10
515 Qu'on le délie, et qu'on nous laisse Jeanne ; 10
Nous demandons tous deux pour digne prix 10
Cette beauté dont nos cœurs sont épris. » 10
Jeanne écoutait cet horrible langage 10
En frémissant : sa foi, son pucelage, 10
520 Ses sentiments d'amour et de grandeur, 10
Plus que la vie étaient chers à son cœur. 10
La grâce encor, du ciel ce don suprême, 10
Dans son esprit combattait Dunois même. 10
Elle pleurait, elle implorait les cieux, 10
525 Et, rougissant d'être ainsi toute nue, 10
De temps en temps fermant ses tristes yeux, 10
Ne voyant point, croyait n'être point vue. 10
Le bon Dunois était désespéré ; 10
« Quoi ! disait-il, ce pendard décloîtré 10
530 Aura ma Jeanne, et perdra ma patrie ! 10
Tout va céder à ce sorcier impie ! 10
Tandis que moi, discret jusqu'à ce jour, 10
Modestement, je cachais mon amour ! » 10
Et cependant l'offre honnête et polie 10
535 De Grisbourdon fit un très-bon effet 10
Sur les cinq sens, sur l'âme du génie. 10
Il s'adoucit, il parut satisfait. 10
« Ce soir, dit-il, vous et votre mulet 10
Tenez-vous prêts : je cède, je pardonne 10
540 A ces Français ; je vous les abandonne. » 10
Le moine gris possédait le bâton 10
Du bon Jacob, l'anneau de Salomon, 10
Sa clavicule, et la verge enchantée 10
Des conseillers sorciers de Pharaon, 10
545 Et le balais sur qui parut montée 10
Du preux Saül la sorcière édentée, 10
Quand dans Endor à ce prince imprudent 10
Elle fit voir l'âme d'un revenant. 10
Le cordelier en savait tout autant ; 10
550 Il fit un cercle, et prit de la poussière, 10
Que sur la bête il jeta par derrière, 10
En lui disant ces mots toujours puissants 10
Que Zoroastre enseignait aux Persans. 10
A ces grands mots dits en langue du diable, 10
555 O grand pouvoir ! ô merveille ineffable ! 10
Notre mulet sur deux pieds se dressa, 10
Sa tête oblongue en ronde se changea, 10
Ses longs crins noirs petits cheveux devinrent, 10
Sous son bonnet ses oreilles se tinrent. 10
560 Ainsi jadis ce sublime empereur 10
Dont Dieu punit le cœur dur et superbe, 10
Devenu bœuf, et sept ans nourri d'herbe, 10
Redevint homme, et n'en fut pas meilleur. 10
Du cintre bleu de la céleste sphère, 10
565 Denys voyait avec des yeux de père 10
De Jeanne d'Arc le déplorable cas ; 10
Il eût voulu s'élancer ici-bas, 10
Mais il était lui-même en embarras. 10
Denys s'était attiré sur les bras 10
570 Par son voyage une fâcheuse affaire. 10
Saint George était le patron d'Angleterre ; 10
Il se plaignit que monsieur saint Denys, 10
Sans aucun ordre et sans aucun avis, 10
A ses Bretons eût fait ainsi la guerre. 10
575 George et Denys, de propos en propos, 10
Piqués au vif, en vinrent aux gros mots. 10
Les saints anglais ont dans leur caractère 10
Je ne sais quoi de dur et d'insulaire : 10
On tient toujours un peu de son pays. 10
580 En vain notre âme est dans le paradis ; 10
Tout n'est pas pur, et l'accent de province 10
Ne se perd point, même à la cour du prince. 10
Mais il est temps, lecteur, de m'arrêter ; 10
Il faut fournir une longue carrière ; 10
585 J'ai peu d'haleine, et je dois vous conter 10
L'événement de tout ce grand mystère ; 10
Dire comment ce nœud se débrouilla, 10
Ce que fit Jeanne, et ce qui se passa 10
Dans les enfers, au ciel, et sur la terre. 10
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