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VOL_1/VOL5
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
Odes
Tragédie en trois actes
1709-1775
V
LA CHAMBRE DE JUSTICE
Établie au commencement de la régence, en 1715.
Toi dont le redoutable Alcée 8
Suivait les transports et la voix, 8
Muse, viens peindre à ma pensée 8
La France réduite aux abois. 8
5 Je me livre à ta violence ; 8
C'est trop, dans un lâche silence, 8
Nourrir d'inutiles douleurs. 8
Je vais, dans l'ardeur qui m'enflamme, 8
Flétrir le tribunal infâme 8
10 Qui met le comble à nos malheurs. 8
Une tyrannique industrie 8
Épuise aujourd'hui son savoir ; 8
Son implacable barbarie 8
Se mesure sur son pouvoir. 8
15 Le délateur, monstre exécrable, 8
Est orné d'un titre honorable, 8
A la honte de notre nom ; 8
L'esclave fait trembler son maître ; 8
Enfin nous allons voir renaître 8
20 Les temps de Claude et de Néron. 8
En vain l'Auteur de la nature 8
S'est réservé le fond des cœurs, 8
Si l'orgueilleuse créature 8
Ose en sonder les profondeurs. 8
25 Une ordonnance criminelle 8
Veut qu'en public chacun révèle 8
Les opprobres de sa maison ; 8
Et, pour couronner l'entreprise, 8
On fait d'un pays de franchise 8
30 Une immense et vaste prison. 8
Quel gouffre sous mes pas s'entr'ouvre ! 8
Quels spectres me glacent d'effroi ! 8
L'enfer ténébreux se découvre : 8
C'est Tysiphone, je la voi. 8
35 La Terreur, l'Envie, et la Rage, 8
Guident son funeste passage : 8
Des foudres partent de ses yeux ; 8
Elle tient dans ses mains perfides 8
Un tas de glaives homicides 8
40 Dont elle arme des furieux. 8
Déjà la troupe meurtrière 8
Commence ses sanglants exploits ; 8
Elle ouvre l'affreuse carrière 8
Par le renversement des lois. 8
45 Contre la force et l'imposture 8
La foi, la candeur, la droiture, 8
Sont des asiles impuissants. 8
Tout cède à l'horrible tempête ; 8
S'il tombe une coupable tête, 8
50 On égorge mille innocents. 8
Tel, sortant du mont de Sicile, 8
Un torrent de soufre enflammé 8
Engloutit un terrain fertile 8
Et son habitant alarmé ; 8
55 Tel un loup, fumant de carnage, 8
Enveloppe dans son ravage 8
Les bergers avec les troupeaux ; 8
Telle était, moins terrible encore, 8
La fatale boîte où Pandore 8
60 Cachait à nos veux tous les maux. 8
Dans cet odieux parallèle 8
Ne rencontrez-vous pas vos traits, 8
Magistrats d'un nouveau modèle, 8
Que l'enfer en courroux a faits ; 8
65 Vils partisans de la Fortune, 8
Que le cri du faible importune, 8
Par qui les bons sont abattus, 8
Chez qui la Cruauté farouche, 8
Les Préjugés au regard louche, 8
70 Tiennent la place des Vertus ? 8
Nous périssons : tout se dérange ; 8
Tous les états sont confondus. 8
Partout règne un désordre étrange : 8
On ne voit qu'hommes éperdus ; 8
75 Leurs cœurs sont fermés à la joie ; 8
Leurs biens vont devenir la proie 8
De leurs ennemis triomphants. 8
O désespoir ! notre patrie 8
N'est plus qu'une mère en furie 8
80 Qui met en pièces ses enfants. 8
Je sens que mes craintes redoublent ; 8
Le ciel s'obstine à nous punir. 8
Que d'objets affligeants me troublent ! 8
Je lis dans le sombre avenir. 8
85 Bientôt les guerres intestines, 8
Les massacres, et les rapines, 8
Deviendront les jeux des mortels. 8
On souillera le sanctuaire : 8
Les dieux d'une terre étrangère 8
90 Vont déshonorer nos autels. 8
Vieille erreur, respect chimérique, 8
Sortez de nos cœurs mutinés ; 8
Chassons le sommeil léthargique 8
Qui nous a tenus enchaînés. 8
95 Peuple ! que la flamme s'apprête ; 8
J'ai déjà, semblable au prophète, 8
Percé le mur d'iniquité : 8
Volez, détruisez l'Injustice ; 8
Saisissez au bout de la lice 8
100 La désirable Liberté. 8
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