Métrique en Ligne
VOL_1/VOL16
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
Odes
Tragédie en trois actes
1709-1775
XVI
A LA VÉRITÉ
Vérité, c'est toi que j'implore ; 8
Soutiens ma voix, dicte mes vers. 8
C'est toi qu'on craint et qu'on adore, 8
Toi qui fais trembler les pervers. 8
5 Tes yeux veillent sur la justice ; 8
Sous tes pieds tombe l'artifice, 8
Par la main du Temps abattu : 8
Témoin sacré, juge inflexible, 8
Tu mis ton trône incorruptible 8
10 Entre l'audace et la vertu. 8
Qu'un autre en sa fougue hautaine, 8
Insultant aux travaux de Mars, 8
Soit le flatteur du prince Eugène, 8
Et le Zoïle des Césars ; 8
15 Qu'en adoptant l'erreur commune, 8
Il n'impute qu'à la fortune 8
Les succès des plus grands guerriers, 8
Et que du vainqueur du Granique 8
Son éloquence satirique 8
20 Pense avoir flétri les lauriers. 8
Illustres fléaux de la terre, 8
Qui dans votre cours orageux 8
Avez renversé par la guerre 8
D'autres brigands moins courageux, 8
25 Je vous hais ; mais je vous admire : 8
Gardez cet éternel empire 8
Que la gloire a sur nos esprits ; 8
Ce sont les tyrans sans courage 8
A qui je ne dois pour hommage 8
30 Que de l'horreur et du mépris. 8
Kouli-Kan ravage l'Asie, 8
Mais en affrontant le trépas : 8
Tout mortel a droit sur sa vie ; 8
Qu'il expire sous mille bras ; 8
35 Que le brave immole le brave. 8
Le guerrier qui frappa Gustave 8
Ailleurs eût rampé sous ses lois ; 8
Et, dans ces fameuses journées 8
Au droit du glaive destinées, 8
40 Tout soldat est égal aux rois. 8
Mais que ce fourbe sanguinaire, 8
De Charles-Quint l'indigne fils, 8
Cet hypocrite atrabilaire, 8
Entouré d'esclaves hardis, 8
45 Entre les bras de sa maîtresse 8
Plongé dans la flatteuse ivresse 8
De la volupté qui l'endort, 8
Aux dangers dérobant sa tête, 8
Envoie en cent lieux la tempête, 8
50 Les fers, la discorde, et la mort : 8
Que Borgia, sous sa tiare 8
Levant un front incestueux, 8
Immole à sa fureur avare 8
Tant de citoyens vertueux, 8
55 Et que la sanglante Italie 8
Tremble, se taise, et s'humilie 8
Aux pieds de ce tyran sacré : 8
O terre ! ô peuples qu'il offense ! 8
Criez au ciel, criez vengeance ; 8
60 Armez l'univers conjuré. 8
O vous tous qui prétendez être 8
Méchants avec impunité, 8
Vous croyez n'avoir point de maître : 8
Qu'est-ce donc que la Vérité ? 8
65 S'il est un magistrat injuste, 8
Il entendra la voix auguste 8
Qui contre lui va prononcer ; 8
Il verra sa honte éternelle 8
Dans les traits d'un burin fidèle 8
70 Que le temps ne peut effacer. 8
Quel est parmi nous le barbare ? 8
Ce n'est point le brave officier 8
Qui de Champagne ou de Navarre 8
Dirige le courage altier : 8
75 C'est un pédant morne et tranquille, 8
Gonflé d'un orgueil imbécile, 8
Et qui croit avoir mérité 8
Mieux que les Molé vénérables 8
Le droit de juger ses semblables, 8
80 Pour l'avoir jadis acheté. 8
Arrête, âme atroce, âme dure, 8
Qui veux dans tes graves fureurs 8
Qu'on arrache par la torture 8
La vérité du fond des cœurs. 8
85 Torture ! usage abominable 8
Qui sauve un robuste coupable, 8
Et qui perd le faible innocent, 8
Du faîte éternel de son temple 8
La Vérité qui vous contemple 8
90 Détourne l'œil en gémissant. 8
Vérité, porte à la Mémoire, 8
Répète aux plus lointains climats 8
L'éternelle et fatale histoire 8
Du supplice affreux des Calas ; 8
95 Mais dis qu'un monarque propice, 8
En foudroyant cette injustice, 8
A vengé tes droits violés. 8
Et vous, de Thémis interprètes, 8
Méritez le rang où vous êtes ; 8
100 Aimez la justice, et tremblez. 8
Qu'il est beau, généreux d'Argence, 8
Qu'il est digne de ton grand cœur 8
De venger la faible innocence 8
Des traits du calomniateur ! 8
105 Souvent l'Amitié chancelante 8
Resserre sa pitié prudente ; 8
Son cœur glacé n'ose s'ouvrir ; 8
Son zèle est réduit à tout craindre : 8
Il est cent amis pour nous plaindre, 8
110 Et pas un pour nous secourir. 8
Quel est ce guerrier intrépide ? 8
Aux assauts je le vois voler ; 8
A la cour je le vois timide : 8
Qui sait mourir n'ose parler. 8
115 La Germanie et l'Angleterre 8
Par cent mille coups de tonnerre 8
Ne lui font pas baisser les yeux : 8
Mais un mot, un seul mot l'accable ; 8
Et ce combattant formidable 8
120 N'est qu'un esclave ambitieux. 8
Imitons les mœurs héroïques 8
De ce ministre des combats, 8
Qui de nos chevaliers antiques 8
A le cœur, la tête, et le bras ; 8
125 Qui pense et parle avec courage, 8
Qui de la Fortune volage 8
Dédaigne les dons passagers, 8
Qui foule aux pieds la calomnie, 8
Et qui sait mépriser l'envie, 8
130 Comme il méprisa les dangers. 8
logo du CRISCO logo de l'université