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VOL_1/VOL15
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
Odes
Tragédie en trois actes
1709-1775
XV
SUR LA MORT
DE S. A. R. MADAME LA PRINCESSE DE BAREITH
Lorsqu'en des tourbillons de flamme et de fumée 12
Cent tonnerres d'airain, précédés des éclairs, 12
De leurs globes brûlants renversent une armée ; 12
Quand de guerriers mourants les sillons sont couverts, 12
5 Tous ceux qu'épargna la foudre, 7
Voyant rouler dans la poudre 7
Leurs compagnons massacrés, 7
Sourds à la Pitié timide, 7
Marchent d'un pas intrépide 7
10 Sur leurs membres déchirés. 7
Ces féroces humains, plus durs, plus inflexibles 12
Que l'acier qui les couvre au milieu des combats, 12
S'étonnent à la fin de devenir sensibles, 12
D'éprouver la pitié qu'ils ne connaissaient pas, 12
15 Lorsque la Mort en silence 7
D'un pas terrible s'avance 7
Vers un objet plein d'attraits, 7
Quand ces yeux qui dans les âmes 7
Lançaient les plus douces flammes 7
20 Vont s'éteindre pour jamais. 7
Une famille entière, interdite, éplorée, 12
Se presse en gémissant vers un lit de douleurs : 12
La victime l'attend, pâle, défigurée, 12
Tendant une main faible à ses amis en pleurs. 12
25 Tournant en vain la paupière 7
Vers un reste de lumière 7
Qu'elle gémit de trouver, 7
Elle présente sa tête ; 7
La faux redoutable est prête, 7
30 Et la Mort va la lever. 7
Le coup part, tout s'éteint : c'en est fait, il ne reste 12
De tant de dons heureux, de tant d'attraits si chers, 12
De ces sens animés d'une flamme céleste, 12
Qu'un cadavre glacé, la pâture des vers. 12
35 Ce spectacle lamentable, 7
Cette perte irréparable 7
Vous frappe d'un coup plus fort 7
Que cent mille funérailles 7
De ceux qui, dans les batailles, 7
40 Donnaient et souffraient la mort. 7
O Bareith ! ô vertus ! ô grâces adorées ! 12
Femme sans préjugés, sans vice, et sans erreur, 12
Quand la mort t'enleva de ces tristes contrées, 12
De ce séjour de sang, de rapine, et d'horreur, 12
45 Les nations acharnées 7
De leurs haines forcenées 7
Suspendirent les fureurs ; 7
Les discordes s'arrêtèrent ; 7
Tous les peuples s'accordèrent 7
50 A t'honorer de leurs pleurs. 7
De la douce Vertu tel est le sûr empire ; 12
Telle est la digne offrande à tes mânes sacrés. 12
Vous qui n'êtes que grands, vous qu'un flatteur admire, 12
Vous traitons-nous ainsi lorsque vous expirez ? 12
55 La mort que Dieu vous envoie 7
Est le seul moment de joie 7
Qui console nos esprits. 7
Emportez, âmes cruelles, 7
Ou nos haines éternelles, 7
60 Ou nos éternels mépris. 7
Mais toi dont la vertu fut toujours secourable, 12
Toi dans qui l'héroïsme égala la bonté, 12
Qui pensais en grand homme, en philosophe aimable, 12
Qui de ton sexe enfin n'avais que la beauté, 12
65 Si ton insensible cendre 7
Chez les morts pouvait entendre 7
Tous ces cris de notre amour, 7
Tu dirais dans ta pensée : 7
Les dieux m'ont récompensée 7
70 Quand ils m'ont ôté le jour. 7
C'est nous, tristes humains, nous qui sommes à plaindre, 12
Dans nos champs désolés et sous nos boulevards, 12
Condamnés à souffrir, condamnés à tout craindre 12
Des serpents de l'Envie et des fureurs de Mars. 12
75 Les peuples foulés gémissent, 7
Les arts, les vertus périssent, 7
On assassine les rois ; 7
Tandis que l'on ose encore, 7
Dans ce siècle que j'abhorre, 7
80 Parler de mœurs et de lois ! 7
Hélas ! qui désormais dans une cour paisible 12
Retiendra sagement la Superstition, 12
Le sanglant Fanatisme, et l'Athéisme horrible, 12
Enchaînés sous les pieds de la Religion ? 12
85 Qui prendra pour son modèle 7
La loi pure et naturelle 7
Que Dieu grava dans nos cœurs ? 7
Loi sainte, aujourd'hui proscrite 7
Par la fureur hypocrite 7
90 D'ignorants persécuteurs ! 7
Des tranquilles hauteurs de la philosophie 12
Ta pitié contemplait avec des yeux sereins 12
Ces fantômes changeants du songe de la vie, 12
Tant de travaux détruits, tant de projets si vains ; 12
95 Ces factions indociles 7
Qui tourmentent dans nos villes 7
Nos citoyens obstinés ; 7
Ces intrigues si cruelles 7
Qui font des cours les plus belles 7
100 Un séjour d'infortunés. 7
Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage : 12
O combien tu plaignais l'infâme oisiveté 12
De ces esprits sans goût, sans force, et sans courage, 12
Qui meurent pleins de jours, et n'ont point existé ! 12
105 La vie est dans la pensée 7
Si l'âme n'est exercée, 7
Tout son pouvoir se détruit ; 7
Ce flambeau sans nourriture 7
N'a qu'une lueur obscure, 7
110 Plus affreuse que la nuit. 7
Illustres meurtriers, victimes mercenaires, 12
Qui, redoutant la honte et maîtrisant la peur, 12
L'un par l'autre animés aux combats sanguinaires, 12
Fuiriez si vous l'osiez, et mourez par honneur ; 12
115 Une femme, une princesse, 7
Dans sa tranquille sagesse 7
Du sort dédaignant les coups, 7
Souffrant ses maux sans se plaindre, 7
Voyant la mort sans la craindre, 7
120 Était plus brave que vous. 7
Mais qui célébrera l'amitié courageuse, 12
Première des vertus, passion des grands cœurs, 12
Feu sacré dont brûla ton âme généreuse, 12
Qui s'épurait encore au creuset des malheurs ? 12
125 Rougissez, âmes communes, 7
Dont les diverses fortunes 7
Gouvernent les sentiments, 7
Frêles vaisseaux sans boussole, 7
Qui tournez au gré d'Éole, 7
130 Plus légers que ses enfants. 7
Cependant elle meurt, et Zoïle respire ! 12
Et des lâches Séjans un lâche imitateur 12
A la vertu tremblante insulte avec empire ; 12
Et l'hypocrite en paix sourit au délateur ! 12
135 Le troupeau faible des sages, 7
Dispersé par les orages, 7
Va périr sans successeurs ; 7
Leurs noms, leurs vertus, s'oublient, 7
Et les enfers multiplient 7
140 La race des oppresseurs. 7
Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre, 12
Dans ce palais des arts où les sons de ta voix 12
Contre les préjugés osaient se faire entendre, 12
Et de l'humanité faisaient parler les droits ; 12
145 Mais, dans ta noble retraite, 7
Ta voix, loin d'être muette, 7
Redouble ses chants vainqueurs, 7
Sans flatter les faux critiques, 7
Sans craindre les fanatiques, 7
150 Sans chercher des protecteurs. 7
Vils tyrans des esprits, vous serez mes victimes, 12
Je vous verrai pleurer à mes pieds abattus ; 12
A la postérité je peindrai tous vos crimes 12
De ces mâles crayons dont j'ai peint les vertus. 12
155 Craignez ma main raffermie : 7
A l'opprobre, à l'infamie, 7
Vos noms seront consacrés, 7
Comme le sont à la gloire 7
Les enfants de la Victoire 7
160 Que ma muse a célébrés. 7
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