Métrique en Ligne
VOI_1/VOI3
Vincent VOITURE
Quelques vers de Monsieur de Voiture
1650
STANCES SUR SA MAISTRESSE
rencontrée en habit de garçon
un soir du Carnaval
Je sens au profond de mon ame, 8
Brusler une nouvelle flame : 8
Et laissant les autres amours, 8
Qui tenoient mon ame en altere, 8
5 J'ayme un garçon depuis trois jours, 8
Plus beau que celuy de Cythere. 8
Si le but de cette pensée, 8
A ma conscience offensée, 8
J'en ay defia le chastiment. 8
10 Car le feu qui brusla Gomore, 8
Ne fut jamais si vehement, 8
Que celuy-là qui me devore. 8
Mais je ne croy pas que l'on blâme 8
L'amoureuse ardeur dont m'enflame 8
15 Le bel œil de ce jouvenceau ; 8
Ni qu'aymer d'un amour extréme 8
Ce que Nature a fait de beau, 8
Soit un peché contre elle-mesme. 8
un soir que j'attendois la Belle, 8
20 Qui depuis deux ans m'ensorcelle ; 8
je vis comme tombé des Cieux, 8
Ce Narcisse objet de ma flame : 8
Et dés qu'il fut devant mes yeux, 8
Je le sentis dedans mon ame. 8
25 Sa face riante et naïve, 8
Jettoit une flame si vive, 8
Et tant de rayons alentour, 8
Qu'à l'esclat de cette lumiere 8
Je doutay que ce fust l'Amour, 8
30 Avecque les yeux de sa mere. 8
Mille fleurs fraichement écloses, 8
Les lys, les œillets et les roses 8
Couvroient la neige de son teint. 8
Mais dessous ces fleurs entassées, 8
35 Le serpent dont je fus atteint, 8
Avoit ses embûches dressées. 8
Sur un front blanc comme l'yvoire, 8
Deux petits arcs de couleur noire, 8
Estoient mignardement voûtez : 8
40 D'où ce Dieu qui me fait la guerre, 8
Foulant aux pieds nos libertez, 8
Triomphoit de toute la terre. 8
Ses yeux, le Paradis des ames, 8
Pleins de ris, d'attraits, et de flames, 8
45 Faisoient de la nuit un beau jour : 8
Astres de divines puissances, 8
De qui l'Empire de l'Amour 8
Prend ses meilleures influences. 8
Sur tout, il avoit une grace, 8
50 Un je ne sçay quoy qui surpasse 8
De l'Amour les plus doux appas, 8
Un ris qui ne se peut descrire, 8
Un air que les autres n'ont pas, 8
Que l'on voit, et qu'on ne peut dire. 8
55 Parmy tant d'ennemis renduë. 8
Ma liberté mal defenduë, 8
Fut sous le joug d'un Estranger ; 8
Mon Cœur se rendit à sa suite, 8
Et dans le fort de ce danger 8
60 Ma Raison se mit à la fuite. 8
Sans le connoistre davantage, 8
Ma volonté luy fit hommage 8
De tout ce qu'elle avoit en main ; 8
Mais du meschant l'ame inconstante, 8
65 Me trompa dés le lendemain, 8
Et me frustra de mon attente. 8
Plein de dépit et de colère. 8
Soudain je m'en devois défaire : 8
Apprenant par cette leçon, 8
70 Qu'il n'avoit point d'arrest en l'ame, 8
Et que sous l'habit d'un garcon, 8
Il portoit le cœur d'une femme. 8
Toutefois, malgré cette injure, 8
j'en pris un plus heureux augure : 8
75 Et je n'eusse pû croire alors, 8
Que le Ciel, dont il fut l'ouvrage, 8
Sous le voile d'un si beau corps, 8
Eust mis un si mauvais courage. 8
Mais sa malice découverte, 8
80 S'est reconnuë avec ma perte, 8
Car depuis on ne l'a pû voir : 8
Le perfide a gagné la fuite, 8
Tenant mon cœur en son pouvoir, 8
Avec ma liberté seduite. 8
85 Gagné d'une sorciere flame, 8
J'avois mis les clefs de mon ame 8
En la garde de ce voleur : 8
Mais d'une malice funeste, 8
M'en ayant rauy le meilleur, 8
90 Il mit le feu dedans le reste. 8
Mais je l'ayme, et quoy qu'il me face, 8
le voudrois revoir cette face, 8
Ce chef-d'œuvre tant estimé, 8
Où le Ciel tout son mieux assemble : 8
95 Et depuis j'ay tousjours aymé 8
Une fille qui luy ressemble. 8
Avec les traits de son visage, 8
Elle a sa taille et son corsage, 8
Sa voix, son port, et sa façon, 8
100 Son doux ris, son adresse extréme. 8
Enfin, sous l'habit d'un garcon, 8
Je l'aurois prise pour luy-mesme. 8
Ses yeux sçavent les mesmes charmes, 8
Elle vse de pareilles armes, 8
105 Avec tous les mesmes attraits : 8
Et croy, tant elle luy ressemble, 8
Qu'elle luy touche de bien prés, 8
Et qu'ils sont alliez ensemble. 8
Elle connoist bien, la meschante, 8
110 La cause du mal qui m'enchante, 8
Et qui me retient en langueur : 8
Et, sans doute, elle pourroit dire 8
Quelque nouvelle de mon cœur, 8
Et de celuy qui le retire. 8
115 Car, sans en voir d'autre apparence, 8
Je jurerois en asseurance, 8
A voir son visage assassin, 8
Et son œillade cauteleuse, 8
Qu'elle a sa part à ce larcin, 8
120 Et qu'elle en est la receleuse. 8
Amour, petit Dieu qui disposes 8
Du reglement de toutes choses ; 8
Et qui fais entendre tes loix 8
Par toute la machine ronde : 8
125 Fay-moy justice à cette fois, 8
Toy qui fais droit à tout le monde. 8
Fay-moy raison de l'inhumaine, 8
Qui retient mon cœur à la gehesne, 8
Sans esperance d'avoir mieux ; 8
130 Mais, sur tout, ne voy pas la belle : 8
Car si tu regardes ses yeux, 8
Je sçay que tu seras pour elle. 8
La mauvaise me tient ravie 8
Mon ame, mon cœur, et ma vie, 8
135 Car chez elle se vient sauver 8
Le voleur de cette depoüille. 8
Mais j'espere tout retrouver, 8
Si tu permets que je la foüille. 8
logo du CRISCO logo de l'université