Métrique en Ligne
VIV_3/VIV78
Renée VIVIEN
Évocations
1903
LA CONQUE
Passants, je me souviens du crépuscule vert 12
Où glissent lentement les ombres sous-marines, 12
Où les algues de jade au calice entr’ouvert 12
Étreignent de leurs bras fluides les ruines 12
5 Des vaisseaux autrefois pesants d’ivoire et d’or. 12
Je me souviens du soir où la nacre s’irise, 12
Où dorment les anneaux, étincelants encor, 12
Que donnaient à la mer ses époux de Venise. 12
Passants, je me souviens du mystique travail 12
10 Des vivants jardins qui recèlent, virginales, 12
L’anémone et la mousse et la fleur du corail 12
Dont l’effort des remous avive les pétales, 12
Rose animale et rouge éclose dans la nuit. 12
Je me souviens d’avoir bu l’odeur de la brume 12
15 Et d’avoir contemplé le sillage qui fuit 12
En laissant sur les flots une neige d’écume. 12
Je me souviens d’avoir vu, sur l’azur changeant 12
Des vagues, refleurir les astres du phosphore. 12
Mon lit d’amour était le doux sable d’argent. 12
20 Je me souviens d’avoir frôlé le madrépore 12
En ses palais, d’avoir vu les lambeaux empreints 12
De sel, qui furent des bannières déployées, 12
D’avoir pleuré les yeux et les cheveux éteints 12
Et les membres meurtris des Amantes noyées… 12
25 J’ai connu les frissons de leur baiser amer. 12
Dans mon cœur chante encor la musique illusoire 12
De l’Océan. — Je garde en ma frêle mémoire 12
Le murmure et l’haleine et l’âme de la mer. 12
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