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Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE ANTIQUE
ANTIQUITÉ BIBLIQUE
La Femme adultère
Poème
L'adultère attend le soir, et se dit :
aucun œil ne me verra ; et il se cache le visage,
car la lumière est pour lui comme la mort.
Job, chap. XXIV, V. 15-17.
I
« — Mon lit est parfumé d'aloès et de myrrhe ; 12
L'odorant cinnamome et le nard de Palmyre 12
Ont chez moi de l'Égypte embaumé les tapis. 12
J'ai placé sur mon front et l'or et le lapis ; 12
5 Venez, mon bien-aimé, m'enivrer de délices 12
Jusqu'à l'heure où le jour appelle aux sacrifices. 12
Aujourd'hui que l'époux n'est plus dans la cité, 12
Au nocturne bonheur soyez donc invité ; 12
Il est allé bien loin. » ― C'était ainsi dans l'ombre, 12
10 Sur les toits aplanis et sous l'oranger sombre, 12
Qu'une femme parlait, et son bras abaissé 12
Montrait la porte étroite à l'amant empressé. 12
Il a franchi le seuil où le cèdre s'entr'ouvre, 12
Et qu'un verrou secret rapidement recouvre ; 12
15 Puis ces mots ont frappé le cyprès des lambris : 12
« Voilà ces yeux si purs dont mes yeux sont épris ! 12
Votre front est semblable au lis de la vallée ; 12
De vos lèvres toujours la rose est exhalée. 12
Que votre voix est douce et douces vos amours ! 12
20 Oh ! quittez ces colliers et ces brillants atours ! 12
― Non ; ma main veut tarir cette humide rosée 12
Que l'air sur vos cheveux a longtemps déposée : 12
C'est pour moi que ce front s'est glacé sous la nuit ! 12
― Mais ce cœur est brûlant, et l'amour l'a conduit. 12
25 Me voici devant vous, ô belle entre les belles ! 12
Qu'importent les dangers ? que sont les nuits cruelles 12
Quand du palmier d'amour le fruit va se cueillir, 12
Quand sous mes doigts tremblants je le sens tressaillir ? 12
― Oui… Mais d'où vient ce cri, puis ces pas sur la pierre ? 12
30 ― C'est un des fils d'Aaron qui sonne la prière. 12
Eh quoi ! vous palissez ! Que le feu du baiser 12
Consume nos amours qu'il peut seul apaiser, 12
Qu'il vienne remplacer cette crainte farouche, 12
Et fermer au refus la pourpre de ta bouche !… » 12
35 On n'entendit plus rien, et les feux abrégés 12
Dans les lampes d'airain moururent négligés. 12
――――――
II
Quand le soleil levant embrasa la campagne 12
Et les verts oliviers de la sainte montagne, 12
A cette heure paisible où les chameaux poudreux 12
40 Apportent du désert leur tribut aux Hébreux ; 12
Tandis que, de sa tente ouvrant la blanche toile, 12
Le pasteur qui de l'aube a vu pâlir l'étoile 12
Appelle sa famille au lever solennel, 12
Et salue en ses chants le jour et l'Éternel ; 12
45 Le séducteur, content du succès de son crime, 12
Fuit l'ennui des plaisirs et sa jeune victime. 12
Seule, elle reste assise, et son front sans couleur 12
Du remords qui s'approche a déjà la pâleur : 12
Elle veut retenir cette nuit, sa complice, 12
50 Et la première aurore est son premier supplice : 12
Elle vit tout ensemble et la faute et le lieu, 12
S'étonna d'elle-même et douta de son Dieu. 12
Elle joignit les mains, immobile et muette, 12
Ses yeux toujours fixés sur la porte secrète ; 12
55 Et semblable à la mort, seulement quelques pleurs 12
Montraient encor sa vie en montrant ses douleurs. 12
Telle Sodome a vu cette femme imprudente 12
Frappée au jour où Dieu versa la pluie ardente, 12
Et, brûlant d'un seul feu deux peuples détestés, 12
60 Éteignit leurs palais dans des flots empestés : 12
Elle voulut, bravant la céleste défense, 12
Voir une fois encor les lieux de son enfance, 12
Ou, peut-être, écoutant un cœur ambitieux, 12
Surprendre d'un regard le grand secret des cieux ; 12
65 Mais son pied tout à coup, à la fuite inhabile, 12
Se fixe ; elle pâlit sous un sel immobile, 12
Et le juste vieillard, en marchant vers Ségor, 12
N'entendit plus ses pas qu'il écoutait encor. 12
――――――
Tel est le front glacé de la Juive infidèle. 12
70 Mais quel est cet enfant qui paraît auprès d'elle ? 12
Il voit des pleurs, il pleure, et, d'un geste incertain, 12
Demande, comme hier, le baiser du matin. 12
Sur ses pieds chancelants il s'avance, et, timide, 12
De sa mère ose enfin presser la joue humide. 12
75 Qu'un baiser serait doux ! elle veut l'essayer ; 12
Mais l'époux, dans le fils, la revient effrayer ; 12
Devant ce lit, ces murs et ces voûtes sacrées, 12
Du secret conjugal encore pénétrées, 12
Où vient de retentir un amour criminel, 12
80 Hélas ! elle rougit de l'amour maternel, 12
Et tremble de poser, dans cette chambre austère, 12
Sur une bouche pure une lèvre adultère. 12
Elle voulut parler, mais les sons de sa voix, 12
Sourds et demi-formés, moururent à la fois, 12
85 Et sa parole éteinte et vaine fut suivie 12
D'un soupir qui sembla le dernier de sa vie. 12
Elle repousse alors son enfant étonné, 12
Tant la honte a rempli son cœur désordonné ! 12
Elle entr'ouvre le seuil, mais là tombe abattue, 12
90 Telle que de sa base une blanche statue. 12
――――――
III
Ce jour-là, des remparts, on voyait revenir 12
Un voyageur parti pour la ville de Tyr. 12
Sa suite et ses chevaux montraient son opulence ; 12
Guidés nonchalamment par le fer d'une lance, 12
95 Fléchissaient sous leur poids, et l'onagre rayé, 12
Et l'indolent chameau, par son guide effrayé ; 12
Et douze serviteurs, suivant l'étroite voie, 12
Courbaient leurs fronts brûlés sous la pourpre et la soie ; 12
Et le maître disait : « Maintenant, Séphora 12
100 Cherche dans l'horizon si l'époux reviendra ; 12
Elle pleure, elle dit : « Il est bien loin encore ! 12
« Des feux du jour pourtant le désert se colore ! 12
« Et du côté de Tyr je ne l'aperçois pas. » 12
Mais elle va courir au-devant de mes pas ; 12
105 Et je dirai : « Tenez, livrez-vous à la joie ! 12
« Ces présents sont pour vous, et la pourpre et la soie, 12
« Et les moelleux tapis, et l'ambre précieux, 12
« Et l'acier des miroirs que souhaitaient vos yeux. » 12
Voila ce qu'il disait, et de Sion la sainte 12
110 Traversait à grands pas la tortueuse enceinte. 12
IV
Tout Juda cependant, aux fêtes introduit, 12
Vers le temple, en courant, se pressait à grand bruit : 12
Les vieillards, les enfants, les femmes affligées, 12
Dans les longs repentirs et les larmes plongées, 12
115 Et celles que frappait un mal secret et lent, 12
Et l'aveugle aux longs cris, et le boiteux tremblant, 12
Et le lépreux impur, le dégoût de la terre, 12
Tous, de leurs maux guéris racontant le mystère, 12
Aux pieds de leur Sauveur l'adoraient prosternés. 12
120 Lui, né dans les douleurs, roi des infortunés, 12
D'une féconde main prodiguait les miracles, 12
Et de sa voix sortait une source d'oracles : 12
De la vie avec l'homme il partageait l'ennui, 12
Venait trouver le pauvre et s'égalait à lui. 12
125 Quelques hommes, formés à sa divine école, 12
Nés simples et grossiers, mais forts de sa parole, 12
Le suivaient lentement, et son front sérieux 12
Portait les feux divins en bandeaux glorieux. 12
――――――
Par ses cheveux épars une femme entraînée, 12
130 Qu'entoure avec clameur la foule déchaînée, 12
Paraît : ses yeux brûlants au ciel sont dirigés, 12
Ses yeux, car de longs fers ses bras nus sont chargés. 12
Devant le Fils de l'Homme on l'amène en tumulte. 12
Puis, provoquant l'erreur et méditant l'insulte, 12
135 Les scribes assemblés s'avancent, et l'un d'eux : 12
« Maître, dit-il, jugez de ce péché hideux ; 12
Cette femme adultère est coupable et surprise : 12
Que doit faire Israël de la loi de Moïse ? » 12
Et l'épouse infidèle attendait, et ses yeux 12
140 Semblaient chercher encor quelque autre dans ces lieux ; 12
Et la pierre à la main, la foule sanguinaire 12
S'appelait, la montrait : « C'est la femme adultère ! 12
Lapidez-la : déjà le séducteur est mort ! » 12
Et la femme pleura. ― Mais le juge d'abord : 12
145 « Qu'un homme d'entre vous, dit-il, jette une pierre 12
S'il se croît sans péché, qu'il jette la première ! » 12
Il dit, et, s'écartant des mobiles Hébreux, 12
Apaisés par ces mots et déjà moins nombreux, 12
Son doigt mystérieux, sur l'arène légère, 12
150 Écrivait une langue aux hommes étrangère, 12
En caractères saints dans le Ciel retracés… 12
Quand il se releva, tous s'étaient dispersés. 12
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