Métrique en Ligne
VIG_1/VIG30
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
La Bouteille à la mer
Conseil à un jeune homme inconnu
――――――
I
Courage, ô faible enfant de qui ma solitude 12
Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez 12
Sous mes yeux ombragés du camail de l'étude. 12
Oubliez les enfants par la mort arrêtés ; 12
5 Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre ; 12
De l'œuvre d'avenir saintement idolâtre, 12
Enfin, oubliez l'homme en vous-même. ― Écoutez : 12
II
Quand un grave marin voit que le vent l'emporte 12
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont, 12
10 Que dans son grand duel la mer est la plus forte 12
Et que par des calculs l'esprit en vain répond ; 12
Que le courant l'écrase et le roule en sa course, 12
Qu'il est sans gouvernail et, partant, sans ressource, 12
Il se croise les bras dans un calme profond. 12
III
15 Il voit les masses d'eau, les toise et les mesure, 12
Les méprise en sachant qu'il en est écrasé, 12
Soumet son âme au poids de la matière impure 12
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé. 12
― A de certains moments, l'âme est sans résistance ; 12
20 Mais le penseur s'isole et n'attend d'assistance 12
Que de la forte foi dont il est embrasé. 12
IV
― Dans les heures du soir, le jeune Capitaine 12
A fait ce qu'il a pu pour le salut des siens. 12
Nul vaisseau n'apparaît sur la vague lointaine, 12
25 La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens. 12
― Il se résigne, il prie, il se recueille, il pense 12
A Celui qui soutient les pôles et balance 12
L'équateur hérissé des longs méridiens. 12
V
Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre 12
30 Recueille du travail le pieux monument. 12
C'est le journal savant, le calcul solitaire, 12
Plus rare que la perle et que le diamant, 12
C'est la carte des flots faite dans la tempête, 12
La carte de l'écueil qui va briser sa tête : 12
35 Aux voyageurs futurs sublime testament. 12
VI
Il écrit : « Aujourd'hui, le courant nous entraîne, 12
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu. 12
Le courant porte à l'est. Notre mort est certaine : 12
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu. 12
40 ― Ci-joint est mon journal, portant quelques études 12
Des constellations des hautes latitudes. 12
Qu'il aborde, si c'est la volonté de Dieu ! » 12
VII
Puis, immobile et froid, comme le cap des brumes 12
Qui sert de sentinelle au détroit Magellan, 12
45 Sombre comme ces rocs au front chargé d'écumes,1 12
Ces pics noirs dont chacun porte un deuil castillan, 12
Il ouvre une bouteille et la choisit très forte, 12
Tandis que son vaisseau que le courant emporte 12
Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan. 12
VIII
50 Il tient dans une main cette vieille compagne, 12
Ferme, de l'autre main, son flanc noir et terni. 12
Le cachet porte encor le blason de Champagne : 12
De la mousse de Reims son col vert est jauni. 12
D'un regard, le marin en soi-même rappelle 12
55 Quel jour il assembla l'équipage autour d'elle, 12
Pour porter un grand toste au pavillon béni. 12
IX
On avait mis en panne, et c'était grande fête : 12
Chaque homme sur son mât tenait le verre en main ; 12
Chacun à son signal se découvrit la tête, 12
60 Et répondit d'en haut par un hourra soudain. 12
Le soleil souriant dorait les voiles blanches ; 12
L'air ému répétait ces voix mâles et franches, 12
Ce noble appel de l'homme à son pays lointain. 12
X
Après le cri de tous, chacun rêve en silence. 12
65 Dans la mousse d'Aï luit l'éclair d'un bonheur ; 12
Tout au fond de son verre il aperçoit la France. 12
La France est pour chacun ce qu'y laissa son cœur : 12
L'un y voit son vieux père assis au coin de l'âtre, 12
Comptant ses jours d'absence ; à la table du pâtre, 12
70 Il voit sa chaise vide à côté de sa sœur. 12
XI
Un autre y voit Paris, où sa fille penchée 12
Marque avec les compas tous les souffles de l'air, 12
Ternit de pleurs la glace où l'aiguille est cachée, 12
Et cherche à ramener l'aimant avec le fer. 12
75 Un autre y voit Marseille. Une femme se lève, 12
Court au port et lui tend un mouchoir de la grève, 12
Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer. 12
XII
Ô superstition des amours ineffables, 12
Murmures de nos cœurs qui nous semblez des voix, 12
80 Calculs de la science, ô décevantes fables ! 12
Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois ? 12
Pourquoi vers l'horizon nous tendre ainsi des pièges ? 12
Espérances roulant comme roulent les neiges ; 12
Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts ! 12
XIII
85 Où sont-ils à présent ? où sont ces trois cents braves ? 12
Renversés par le vent dans les courants maudits, 12
Aux harpons indiens ils portent pour épaves 12
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis. 12
Les savants officiers, la hache à la ceinture, 12
90 Ont péri les premiers en coupant la mâture : 12
Ainsi de ces trois cents il n'en reste que dix ! 12
XIV
Le Capitaine encor jette un regard au pôle 12
Dont il vient d'explorer les détroits inconnus. 12
L'eau monte à ses genoux et frappe son épaule ; 12
95 Il peut lever au ciel l'un de ses deux bras nus. 12
Son navire est coulé, sa vie est révolue : 12
Il lance la Bouteille à la mer, et salue 12
Les jours de l'avenir qui pour lui sont venus. 12
XV
Il sourit en songeant que ce fragile verre 12
100 Portera sa pensée et son nom jusqu'au port ; 12
Que d'une île inconnue il agrandit la terre ; 12
Qu'il marque un nouvel astre et le confie au sort ; 12
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées 12
De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées, 12
105 Et qu'avec un flacon il a vaincu la mort. 12
XVI
Tout est dit. A présent, que Dieu lui soit en aide ! 12
Sur le brick englouti l'onde a pris son niveau. 12
Au large flot de l'est le flot de l'ouest succède, 12
Et la Bouteille y roule en son vaste berceau. 12
110 Seule dans l'Océan, la frêle passagère 12
N'a pas pour se guider une brise légère ; 12
― Mais elle vient de l'arche et porte le rameau. 12
XVII
Les courants l'emportaient, les glaçons la retiennent 12
Et la couvrent des plis d'un épais manteau blanc. 12
115 Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent 12
La flairer avec crainte, et passent en soufflant. 12
Elle attend que l'été, changeant ses destinées, 12
Vienne ouvrir le rempart des glaces obstinées, 12
Et vers la ligne ardente elle monte en roulant. 12
XVIII
120 Un jour, tout était calme et la mer Pacifique, 12
Par ses vagues d'azur, d'or et de diamant, 12
Renvoyait ses splendeurs au soleil du tropique. 12
Un navire y passait majestueusement, 12
Il a vu la Bouteille aux gens de mer sacrée : 12
125 Il couvre de signaux sa flamme diaprée, 12
Lance un canot en mer et s'arrête un moment. 12
XIX
Mais on entend au loin le canon des corsaires ; 12
Le Négrier va fuir s'il peut prendre le vent. 12
Alerte ! et coulez bas ces sombres adversaires ! 12
130 Noyez or et bourreaux du couchant au levant ! 12
La Frégate reprend ses canots et les jette 12
En son sein, comme fait la sarigue inquiète, 12
Et par voile et vapeur vole et roule en avant. 12
XX
Seule dans l'Océan, seule toujours ! ― Perdue 12
135 Comme un point invisible en un mouvant désert, 12
L'aventurière passe errant dans l'étendue, 12
Et voit tel cap secret qui n'est pas découvert. 12
Tremblante voyageuse à flotter condamnée, 12
Elle sent sur son col que depuis une année 12
140 L'algue et les goémons lui font un manteau vert. 12
XXI
Un soir enfin, les vents qui soufflent des Florides 12
L'entraînent vers la France et ses bords pluvieux. 12
Un pêcheur accroupi sous des rochers arides 12
Tire dans ses filets le flacon précieux. 12
145 Il court, cherche un savant et lui montre sa prise, 12
Et, sans l'oser ouvrir, demande qu'on lui dise 12
Quel est cet élixir noir et mystérieux. 12
XXII
Quel est cet élixir ? Pêcheur, c'est la science, 12
C'est l'élixir divin que boivent les esprits, 12
150 Trésor de la pensée et de l'expérience ; 12
Et si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris 12
L'or qui toujours serpente aux veines du Mexique, 12
Les diamants de l'Inde et les perles d'Afrique, 12
Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix. 12
XXIII
155 Regarde. ― Quelle joie ardente et sérieuse ! 12
Une gloire de plus luit sur la nation. 12
Le canon tout-puissant et la cloche pieuse 12
Font sur les toits tremblants bondir l'émotion. 12
Aux héros du savoir plus qu'à ceux des batailles 12
160 On va faire aujourd'hui de grandes funérailles. 12
Lis ce mot sur les murs : « Commémoration ! » 12
XXIV
Souvenir éternel ! gloire à la découverte 12
Dans l'homme ou la nature, égaux en profondeur, 12
Dans le Juste et le Bien, source à peine entr'ouverte, 12
165 Dans l'Art inépuisable, abîme de splendeur ! 12
Qu'importe oubli, morsure, injustice insensée, 12
Glaces et tourbillons de notre traversée ? 12
Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur. 12
XXV
Cet arbre est le plus beau de la terre promise, 12
170 C'est votre phare à tous. Penseurs laborieux ! 12
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise 12
Pour tout trésor scellé du cachet précieux. 12
L'or pur doit surnager, et sa gloire est certaine ; 12
Dites en souriant comme ce capitaine : 12
175 « Qu'il aborde, si c'est la volonté des Dieux ! » 12
XXVI
Le vrai Dieu, le Dieu fort, est le Dieu des idées. 12
Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort, 12
Répandons le Savoir en fécondes ondées ; 12
Puis, recueillant le fruit tel que de l'âme il sort, 12
180 Tout empreint du parfum des saintes solitudes, 12
Jetons l'œuvre à la mer, la mer des multitudes : 12
― Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port. 12
Les pics San-Diego, San-Ildefonso.
logo du CRISCO logo de l'université