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VIG_1/VIG26
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
La Colère de Samson
Le désert est muet, la tente est solitaire. 12
Quel pasteur courageux la dressa sur la terre 12
Du sable et des lions ? ― La nuit n'a pas calmé 12
La fournaise du jour dont l'air est enflammé. 12
5 Un vent léger s'élève à l'horizon et ride 12
Les flots de la poussière ainsi qu'un lac limpide. 12
Le lin blanc de la tente est bercé mollement ; 12
L'œuf d'autruche, allumé, veille paisiblement, 12
Des voyageurs voilés intérieure étoile, 12
10 Et jette longuement deux ombres sur la toile. 12
L'une est grande et superbe, et l'autre est à ses pieds : 12
C'est Dalila, l'esclave, et ses bras sont liés 12
Aux genoux réunis du maître jeune et grave 12
Dont la force divine obéit à l'esclave. 12
15 Comme un doux léopard elle est souple et répand 12
Ses cheveux dénoués aux pieds de son amant. 12
Ses grands yeux, entr'ouverts comme s'ouvre l'amande, 12
Sont brûlants du plaisir que son regard demande, 12
Et jettent, par éclats, leurs mobiles lueurs. 12
20 Ses bras fins tout mouillés de tièdes sueurs, 12
Ses pieds voluptueux qui sont croisés sous elle, 12
Ses flancs, plus élancés que ceux de la gazelle, 12
Pressés de bracelets, d'anneaux, de boucles d'or, 12
Sont bruns, et, comme il sied aux filles de Hatsor, 12
25 Ses deux seins, tout chargés d'amulettes anciennes, 12
Sont chastement pressés d'étoffes syriennes. 12
Les genoux de Samson fortement sont unis 12
Comme les deux genoux du colosse Anubis. 12
Elle s'endort sans force et riante et bercée 12
30 Par la puissante main sous sa tête placée. 12
Lui murmure le chant funèbre et douloureux 12
Prononcé dans la gorge avec des mots hébreux. 12
Elle ne comprend pas la parole étrangère, 12
Mais le chant verse un somme en sa tête légère. 12
――――――
35 « Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu, 12
Se livre sur la terre, en présence de Dieu, 12
Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme, 12
Car la femme est un être impur de corps et d'âme. 12
« L'Homme a toujours besoin de caresse et d'amour, 12
40 Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour, 12
Et ce bras le premier l'engourdit, le balance 12
Et lui donne un désir d'amour et d'indolence. 12
― Troublé dans l'action, troublé dans le dessein, 12
Il rêvera partout à la chaleur du sein, 12
45 Aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore, 12
A la lèvre de feu que sa lèvre dévore, 12
Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front, 12
Et les regrets du lit, en marchant, le suivront. 12
Il ira dans la ville, et, là, les vierges folles 12
50 Le prendront dans leurs lacs aux premières paroles. 12
Plus fort il sera né, mieux il sera vaincu, 12
Car plus le fleuve est grand et plus il est ému. 12
Quand le combat que Dieu fit pour la créature 12
Et contre son semblable et contre la nature 12
55 Force l'Homme à chercher un sein où reposer, 12
Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser. 12
Mais il n'a pas encor fini toute sa tâche : 12
Vient un autre combat plus secret, traître et lâche ; 12
Sous son bras, sur son cœur se livre celui-là ; 12
60 Et, plus ou moins, la Femme est toujours DALILA. 12
« Elle rit et triomphe ; en sa froideur savante, 12
Au milieu de ses sœurs elle attend et se vante 12
De ne rien éprouver des atteintes du feu. 12
A sa plus belle amie elle en a fait l'aveu : 12
65 Elle se fait aimer sans aimer elle-même ; 12
Un maître lui fait peur. C'est le plaisir qu'elle aime : 12
L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner. 12
Un sacrifice illustre et fait pour étonner 12
Rehausse mieux que l'or, aux yeux de ses pareilles, 12
70 La beauté qui produit tant d'étranges merveilles 12
Et d'un sang précieux sait arroser ses pas. 12
― Donc, ce que j'ai voulu. Seigneur, n'existe pas ! ― 12
Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie, 12
Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie. 12
75 La Femme est, à présent, pire que dans ces temps 12
Où, voyant les humains. Dieu dit : « Je me repens ! » 12
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume, 12
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome ; 12
Et, se jetant, de loin, un regard irrité, 12
80 Les deux sexes mourront chacun de son côté. 12
« Éternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme 12
N'avait pour aliment que l'amour d'une femme, 12
Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur 12
Que mes cheveux divins n'en donnaient à mon cœur. 12
85 ― Jugez-nous. ― La voilà sur mes pieds endormie. 12
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie, 12
Et trois fois a versé des pleurs fallacieux 12
Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux ; 12
Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée 12
90 De se voir découverte ensemble et pardonnée ; 12
Car la bonté de l'Homme est forte, et sa douceur 12
Écrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur. 12
« Mais enfin je suis las. J'ai l'âme si pesante, 12
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante 12
95 Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain 12
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin. 12
Toujours voir serpenter la vipère dorée 12
Qui se traîne en sa fange et s'y croit ignorée ; 12
Toujours ce compagnon dont le cœur n'est pas sûr, 12
100 La Femme, enfant malade et douze fois impur ! 12
Toujours mettre sa force à garder sa colère 12
Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire 12
D'où le feu s'échappant irait tout dévorer ; 12
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer, 12
105 C'est trop ! Dieu, s'il le veut, peut balayer ma cendre. 12
J'ai donné mon secret, Dalila va le vendre. 12
― Qu'ils seront beaux les pieds de celui qui viendra 12
Pour m'annoncer la mort ! ― Ce qui sera, sera ! » 12
Il dit et s'endormit près d'elle jusqu'à l'heure 12
110 Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure, 12
Payant au poids de l'or chacun de ses cheveux, 12
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux, 12
Le traînèrent sanglant et chargé d'une chaîne 12
Que douze grands taureaux ne tiraient qu'avec peine, 12
115 Le placèrent debout, silencieusement, 12
Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement 12
Et deux fois, en tournant, recula sur sa base 12
Et fit pâlir deux fois ses prêtres en extase, 12
Allumèrent l'encens, dressèrent un festin 12
120 Dont le bruit s'entendait du mont le plus lointain ; 12
Et près de la génisse aux pieds du Dieu tuée 12
Placèrent Dalila, pâle prostituée, 12
Couronnée, adorée et reine du repas, 12
Mais tremblante et disant : IL NE ME VERRA PAS ! 12
――――――
125 Terre et ciel ! avez-vous tressailli d'allégresse 12
Lorsque vous avez vu la menteuse maîtresse 12
Suivre d'un œil hagard les yeux tachés de sang 12
Qui cherchaient le soleil d'un regard impuissant ? 12
Et quand enfin Samson, secouant les colonnes 12
130 Qui faisaient le soutien des immenses Pylônes, 12
Écrasa d'un seul coup, sous les débris mortels, 12
Ses trois mille ennemis, leurs dieux et leurs autels ? 12
Terre et ciel ! punissez par de telles justices 12
La trahison ourdie en des amours factices, 12
135 Et la délation du secret de nos cœurs 12
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs. 12
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