Métrique en Ligne
VIG_1/VIG17
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE MODERNE
Le Bal
Poème
――――――
La harpe tremble encore et la flûte soupire, 12
Car la valse bondit dans son sphérique empire, 12
Des couples passagers éblouissent les yeux, 12
Volent entrelacés en cercles gracieux, 12
5 Suspendent des repos balancés en mesure, 12
Aux reflets d'une glace admirent leur parure, 12
Repartent ; puis, troublés par leur groupe riant, 12
Dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant. 12
La danseuse, enivrée aux transports de la fête, 12
10 Sème et foule en passant les bouquets de sa tête, 12
Au bras qui la soutient se livre, et, pâlissant, 12
Tourne, les yeux baissés sur un sein frémissant. 12
――――――
Courez, jeunes beautés, formez la double danse. 12
Entendez-vous l'archet du bal joyeux, 10
15 Jeunes beautés ? Bientôt la légère cadence 12
Toutes va, tout à coup, vous mêler à mes yeux. 12
――――――
Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d'albâtre 12
Liez au blanc muguet l'hyacinthe bleuâtre. 12
Et que vos pas moelleux, délices d'un amant, 12
20 Sur le chêne poli glissent légèrement ; 12
Dansez, car dès demain vos mères exigeantes 12
A vos jeunes travaux vous diront négligentes ; 12
L'aiguille détestée aura fui de vos doigts, 12
Ou, de la mélodie interrompant les lois, 12
25 Sur l'instrument mobile, harmonieux ivoire, 12
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ; 12
Demain, sous l'humble habit du jour laborieux, 12
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux… 12
Ils chercheront en vain, sur la feuille indocile, 12
30 De ses simples discours le sens clair et facile ; 12
Loin du papier noirci, votre esprit égaré, 12
Partant, seul et léger, vers le bal adoré, 12
Laissera de vos yeux l'indécise prunelle 12
Recommencer vingt fois une page éternelle. 12
35 Prolongez, s'il se peut, oh ! prolongez la nuit, 12
Qui d'un pas diligent plus que vos pas s'enfuit ! 12
Le signal est donné, l'archet frémit encore : 12
Élancez-vous, liez ces pas nouveaux 10
Que l'Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore, 12
40 Qui d'une molle chaîne imitent les anneaux. 12
――――――
Dansez, un soir encore usez de votre vie : 12
L'étincelante nuit d'un long jour est suivie ; 12
A l'orchestre brillant le silence fatal 12
Succède, et les dégoûts aux doux propos du bal. 12
45 Ah ! reculez le jour où, surveillantes mères, 12
Vous saurez du berceau les angoisses amères : 12
Car, dès que de l'enfant le cri s'est élevé, 12
Adieu, plaisir, long voile à demi relevé, 12
Et parure éclatante, et beaux joyaux des fêtes, 12
50 Et le soir, en passant, les riantes conquêtes 12
Sous les ormes, le soir, aux heures de l'amour, 12
Quand les feux suspendus ont rallumé le jour. 12
Mais, aux yeux maternels, les veilles inquiètes 12
Ne manquèrent jamais, ni les peines muettes 12
55 Que dédaigne l'époux, que l'enfant méconnaît, 12
Et dont le souvenir dans les songes renaît. 12
Ainsi, toute au berceau qui la tient asservie, 12
La mère avec ses pleurs voit s'écouler sa vie. 12
Rappelez les plaisirs, ils fuiront votre voix, 12
60 Et leurs chaînes de fleurs se rompront sous vos doigts. 12
――――――
Ensemble, à pas légers, traversez la carrière ; 12
Que votre main touche une heureuse main, 10
Et que vos pieds savants à leur place première 12
Reviennent, balancés dans leur double chemin. 12
――――――
65 Dansez : un jour, hélas ! ô reines éphémères ! 12
De votre jeune empire auront fui les chimères. 12
Rien n'occupera plus vos cœurs désenchantés, 12
Que des rêves d'amour bien vite épouvantés, 12
Et le regret lointain de ces fraîches années 12
70 Qu'un souffle a fait mourir, en moins de temps fanées 12
Que la rose et l'œillet, l'honneur de votre front ; 12
Et du temps indompté lorsque viendra l'affront, 12
Quelles seront alors vos tardives alarmes ? 12
Un teint, déjà flétri, pâlira sous les larmes, 12
75 Les larmes à présent, doux trésors des amours, 12
Les larmes, contre l'âge, inutile secours : 12
Car les ans maladifs, avec un doigt de glace, 12
Des chagrins dans vos cœurs auront marqué la place, 12
La morose vieillesse… Ô légères beautés ! 12
80 Dansez, multipliez vos pas précipités, 12
Et dans les blanches mains les mains entrelacées, 12
Et les regards de feu, les guirlandes froissées, 12
Et le rire éclatant, cri des joyeux loisirs, 12
Et que la salle au loin tremble de vos plaisirs. 12
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