Métrique en Ligne
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Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE MODERNE
Madame de Soubise
Poème du XVIIe siècle
À M. Antony Deschamps.
Le 24 du mesme mois s'exploita l'execution
tant souhaitée, qui delivra la chrestienté
d'un nombre de pestes, au moyen desquelles
le diable se faisoit fort de la destruire,
attendu que deux ou trois qui en reschappèrent
font encore autant de mal.Ce jour apporta
merveilleux allegement et soulas à l'Église
(La vraye et entiere histoire des troubles,
par
le frere de Laval.)
I
« ARQUEBUSIERS ! chargez ma coulevrine ! 10
Les lansquenets passent ! sur leur poitrine 10
Je vois enfin la croix rouge, la croix 10
Double, et tracée avec du sang, je crois ! 10
5 Il est trop tard ; le bourdon Notre-Dame 10
Ne m'avait donc éveillé qu'à demi ? 10
Nous avons bu trop longtemps, sur mon âme ! 10
Mais nous buvions à saint Barthélemy. 10
II
« Donnez une épée, 5
10 Et la mieux trempée, 5
Et mes pistolets, 5
Et mes chapelets. 5
Déjà le jour brille 5
Sur le Louvre noir ; 5
15 On va tout savoir : 5
― Dites à ma fille 5
De venir tout voir. » 5
III
Le baron parle ainsi par la fenêtre ; 10
C'est bien sa voix qu'on ne peut méconnaître ; 10
20 Courez, varlets, échansons, écuyers, 10
Suisses, piqueux, pages, arbalétriers ! 10
Voici venir madame Marie-Anne, 10
Elle descend l'escalier de la tour ; 10
Jusqu'aux pavés baissez la pertuisane, 10
25 Et que chacun la salue à son tour. 10
IV
Une haquenée 5
Est seule amenée, 5
Tant elle a d'effroi 5
Du noir palefroi. 5
30 Mais son père monte 5
Le beau destrier. 5
Ferme à l'étrier : 5
« N'avez-vous pas honte 5
Dit-il, de crier ! 5
V
35 « Vous descendez des hauts barons, ma mie ; 10
Dans ma lignée, on note d'infamie 10
Femme qui pleure, et ce, par la raison 10
Qu'il en peut naître un lâche en ma maison. 10
Levez la tête et baissez votre voile ; 10
40 Partons. Varlets, faites sonner le cor. 10
Sous ce brouillard la Seine me dévoile 10
Ses flots rougis… Je veux voir plus encor. 10
VI
« La voyez-vous croître 5
La tour du vieux cloître ? 5
45 Et le grand mur noir 5
Du royal manoir ? 5
Entrons dans le Louvre. 5
Vous tremblez, je croi 5
Au son du beffroi ? 5
50 La fenêtre s'ouvre, 5
Saluez le roi. » 5
VII
Le vieux baron, en signant sa poitrine, 10
Va visiter la reine Catherine ; 10
Sa fille reste, et dans la cour s'assied : 10
55 Mais sur un corps elle heurte son pied : 10
« Je vis encor, je vis encor, madame ; 10
Arrêtez-vous et donnez-moi la main ; 10
En me sauvant, vous sauverez mon âme ; 10
Car j'entendrai la messe dès demain. 10
VIII
60 ― Huguenot profane, 5
Lui dit Marie-Anne, 5
Sur ton corselet 5
Mets mon chapelet. 5
Tu prieras la Vierge, 5
65 Je prierai le roi. 5
Prends ce palefroi, 5
Surtout prends un cierge, 5
Et viens avec moi. » 5
IX
Marie ordonne à tout son équipage 10
70 De l'emporter dans le manteau d'un page, 10
Lui fait ôter ses baudriers trop lourds, 10
Jette sur lui sa cape de velours, 10
Attache un voile avec une relique 10
Sur sa blessure, et dit, sans s'émouvoir : 10
75 « Ce gentilhomme est un bon catholique, 10
Et dans l'église il vous le fera voir. » 10
X
Murs de Saint-Eustache ! 5
Quel peuple s'attache 5
A vos escaliers, 5
80 A vos noirs piliers, 5
Traînant sur la claie 5
Ces morts sans cercueil, 5
La fureur dans l'œil, 5
Et formant la haie 5
85 De l'autel au seuil ? 5
XI
Dieu fasse grâce à l'année où nous sommes ! 10
Ce sont vraiment des femmes et des hommes ; 10
Leur foule entonne unTe Deum en chœur, 10
Et dans le sang trempe et dévoue un cœur, 10
90 Cœur d'amiral arraché dans la rue, 10
Cœur gangrené du schisme de Calvin. 10
On boit, on mange, on rit ; la foule accrue 10
Se l'offre et dit : « C'est le pain et le vin. » 10
XII
Un moine qui masque 5
95 Son front sous un casque 5
Lit au maître-autel 5
Le livre immortel ; 5
Il chante au pupitre, 5
Et sa main trois fois, 5
100 En faisant la croix, 5
Jette sur l'épître 5
Le sang de ses doigts. 5
XIII
« Place ! dit-il ; tenons notre promesse 10
D'épargner ceux qui viennent à la messe. 10
105 Place ! je vois arriver deux enfants : 10
Ne tuez pas encor, je le défends ; 10
Tant qu'ils sont là, je les ai sous ma garde. 10
Saint Paul a dit : « Le temple est fait pour tous. » 10
Chacun son lot, le dedans me regarde ; 10
110 Mais, une fois dehors, ils sont à vous. 10
XIV
― Je viens sans mon père ; 5
Mais en vous j'espère 5
(Dit Anne deux fois, 5
D'une faible voix) ; 5
115 Il est chez la reine ; 5
Moi, j'accours ici 5
Demander merci 5
Pour ce capitaine 5
Qui vous prie aussi. » 5
XV
120 Le blessé dit : « Il n'est plus temps, madame ; 10
Mon corps n'est pas sauvé, mais bien mon âme ; 10
Si vous voulez, donnez-moi votre main, 10
Et je mourrai catholique et romain ; 10
Épousez-moi, je suis duc de Soubise. 10
125 Vous n'aurez pas à vous en repentir : 10
C'est pour un jour. Hélas ! dans votre église 10
Je suis entré, mais pour n'en plus sortir. 10
XVI
« Je sens fuir mon âme ! 5
Êtes-vous ma femme ? 5
130 ― Hélas ! dit-elle, oui, » 5
Se baissant vers lui. 5
Un mot les marie. 5
Ses yeux, par l'effort 5
D'un dernier transport, 5
135 Regardent Marie ; 5
Puis il tombe mort. 5
XVII
Ce fut ainsi qu'Anne devint duchesse ; 10
Elle donna le fief et sa richesse 10
A l'ordre saint des frères de Jésus 10
140 Et leur légua ses propres biens en sus. 10
Un faible corps qu'un esprit troublé ronge 10
Résiste peu, mais ne vit pas longtemps : 10
Dans le couvent des nonnes, en Saintonge, 10
Elle mourut vierge et veuve à vingt ans. 10
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