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VIG_1/VIG12
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE MODERNE
Le Malheur
Suivi du Suicide impie, 8
A travers les piles cités, 8
Le Malheur rôde, il nous épie, 8
Près de nos seuils épouvantés. 8
5 Alors il demande sa proie ; 8
La jeunesse, au sein de la joie, 8
L'entend, soupire et se flétrit ; 8
Comme au temps où la feuille tombe, 8
Le vieillard descend dans la tombe, 8
10 Privé du feu qui le nourrit. 8
Où fuir ? Sur le seuil de ma porte 8
Le Malheur, un jour, s'est assis ; 8
Et, depuis ce jour, je l'emporte 8
A travers mes jours obscurcis. 8
15 Au soleil, et dans les ténèbres, 8
En tous lieux ses ailes funèbres 8
Me couvrent comme un noir manteau 8
De mes douleurs ses bras avides 8
M'enlacent ; et ses mains livides 8
20 Sur mon cœur tiennent le couteau. 8
J'ai jeté ma vie aux délices, 8
Je souris à la volupté ; 8
Et les insensés, mes complices ; 8
Admirent ma félicité. 8
25 Moi-même, crédule à ma joie, 8
J'enivre mon cœur, je me noie 8
Aux torrents d'un riant orgueil ; 8
Mais le Malheur devant ma face 8
A passé : le rire s'efface, 8
30 Et mon front a repris son deuil. 8
En vain je redemande aux fêtes 8
Leurs premiers éblouissements, 8
De mon cœur les molles défaites 8
Et les vagues enchantements : 8
35 Le spectre se mêle à la danse ; 8
Retombant avec la cadence, 8
Il tâche le sol de ses pleurs, 8
Et, de mes yeux trompant l'attente, 8
Passe sa tête dégoûtante 8
40 Parmi les fronts ornés de fleurs. 8
Il me parle dans le silence, 8
Et mes nuits entendent sa voix ; 8
Dans les arbres il se balance 8
Quand je cherche la paix des bois, 8
45 Près de mon oreille il soupire ; 8
On dirait qu'un mortel expire : 8
Mon cœur se serre épouvanté. 8
Vers les astres mon œil se lève, 8
Mais il y voit pendre le glaive 8
50 De l'antique fatalité. 8
Sur mes mains ma tête penchée 8
Croit trouver l'innocent sommeil. 8
Mais, hélas ! elle m'est cachée, 8
Sa fleur au calice vermeil. 8
55 Pour toujours elle m'est ravie, 8
La douce absence de la vie ; 8
Ce bain qui rafraîchit les jours, 8
Cette mort de l'âme affligée, 8
Chaque nuit à tous partagée, 8
60 Le sommeil m'a fui pour toujours. 8
Ah ! puisqu'une éternelle veille 8
Brûle mes yeux toujours ouverts, 8
Viens, ô Gloire ! ai-je dit ; réveille 8
Ma sombre vie au bruit des vers. 8
65 Fais qu'au moins mon pied périssable 8
Laisse une empreinte sur le sable. » 8
La Gloire a dit : « Fils de douleur, 8
Où veux-tu que je te conduise ? 8
Tremble ; si je t'immortalise, 8
70 J'immortalise le Malheur. » 8
Malheur ! oh ! quel jour favorable 8
De ta rage sera vainqueur ? 8
Quelle main forte et secourable 8
Pourra t'arracher de mon cœur, 8
75 Et dans cette fournaise ardente, 8
Pour moi noblement imprudente, 8
N'hésitant pas à se plonger, 8
Osera chercher dans la flamme, 8
Avec force y saisir mon âme, 8
80 Et l'emporter loin du danger ? 8
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