Métrique en Ligne
VIC_2/VIC49
Gabriel VICAIRE
A LA BONNE FRANQUETTE
1892
La Journée de Javotte
A Charles Guillon
I
Dans son grand lit rose 5
Aux nœuds de satin, 5
Depuis le matin 5
Javotte repose. 5
5 Souple comme un gant, 5
Vague comme un songe, 5
Frissonne et s’allonge 5
Son corps élégant. 5
Autour de ses hanches 5
10 Au contour léger, 5
Semblent voltiger 5
Mille roses blanches. 5
Sous ses cheveux d’or 5
A peine on devine 5
15 Sa tête divine, 5
Toute pure encor. 5
A quoi rêve-t-elle, 5
La naïve enfant ? 5
A quelque bouffant 5
20 De folle dentelle ; 5
A tant de mignons 5
Qui disent : « Je t’aime, » 5
Sans qu’on tienne même 5
A savoir leurs noms ; 5
25 A sa robe à queue ; 5
A son beau carlin ; 5
Peut-être au moulin 5
Qui battait l’eau bleue, 5
Au temps où, dit-on, 5
30 Fillette champêtre, 5
Elle menait paître 5
L’âne et le mouton ! 5
Maintenant des perles 5
Brillent à ses doigts. 5
35 Adieu, dans les bois, 5
La chanson des merles. 5
Le lit de gala 5
Garde, en sa paresse, 5
Un air d’allégresse 5
40 Et de tralala. 5
Çà et là des ruches, 5
Des chiffons brodés, 5
Le cornet aux dés, 5
La cage aux perruches ; 5
45 Sous un cotillon 5
Une boîte à mouches, 5
De minces babouches 5
A la Cendrillon ; 5
Un bout de mitaine, 5
50 Des bas, un collier, 5
Don du chevalier 5
De la Prétantaine ; 5
Le cœur éploré, 5
Deux amants de Sèvres 5
55 Unissent leurs lèvres 5
De biscuit doré ; 5
L’empereur de Chine, 5
Heureux et vermeil, 5
S’esclaffe, un soleil 5
60 Au bas de l’échine, 5
Et tout à l’entour, 5
Fine comme l’ambre, 5
Rôde par la chambre 5
Une odeur d’amour. 5
II
65 Les heures légères 5
Passent en dansant ; 5
Tel un chœur décent 5
D’accortes bergères. 5
Un flot de galants 5
70 Accourt à l’offrande, 5
Et chacun demande 5
La belle aux seins blancs. 5
Écoliers imberbes 5
Comme des nonnains, 5
75 Géants, petits nains, 5
Cavaliers superbes, 5
Vieux beaux, obstinés 5
Diseurs de sornettes, 5
Avec des lunettes 5
80 Et la goutte au nez, 5
Gros financiers, dignes 5
D’être un jour pendus, 5
Moinillons dodus 5
Toujours dans les vignes, 5
85 Suppôts de la loi 5
En robes à traîne, 5
Pages de la Reine, 5
Écuyers du Roi, 5
Maîtres de musique 5
90 Experts en douceurs, 5
Graves professeurs 5
De métaphysique, 5
Tout ce monde rit, 5
Tourne, s’émoustille, 5
95 Babille, frétille, 5
Court après l’esprit. 5
Et voici vingt reîtres, 5
Armés jusqu’aux dents, 5
Qui font les fendants 5
100 Et parlent en maîtres. 5
Tous, jeunes ou vieux, 5
Ont même assurance ; 5
La même espérance 5
Flambe dans leurs yeux. 5
105 « Ô nymphe guerrière, 5
Toujours combattant, 5
Secoue, en chantant, 5
L’or de ta crinière. 5
« Jette-moi gaiment 5
110 Les fleurs de ta couche. 5
Je veux, sur ta bouche, 5
Mourir en t’aimant. 5
« Fais de ton esclave 5
Ce que tu voudras, 5
115 Je veux, en tes bras, 5
Mourir comme un brave. » 5
Et plus d’un juron 5
De France ou d’Espagne 5
Tout bas accompagne 5
120 L’amoureux ronron. 5
Mais la porte est close. 5
Chut ! chut ! pas de bruit ! 5
Il fait encor nuit 5
Dans le grand lit rose. 5
III
125 Au soir cependant, 5
N’est-ce pas merveille ? 5
Javotte s’éveille, 5
S’éveille en boudant. 5
« Oh ! quelle existence ! 5
130 Mieux vaudrait, je crois, 5
Seulette en un bois, 5
Faire pénitence. 5
« Bonsoir aux amours ! 5
Je suis fatiguée 5
135 D’être toujours gaie, 5
De rire toujours. 5
« Que de sérénades 5
Et de beaux serments ! 5
Que de compliments 5
140 Fades, fades, fades ! 5
« Un printemps caché 5
Fleurit mon visage, 5
Et sous mon corsage 5
Amour est niché. 5
145 « Je suis plus jolie 5
Que le mois d’Avril ; 5
Chacun, paraît-il, 5
M’aime à la folie. 5
« Fi ! qu’on est moqueur 5
150 Au pays du Tendre ! 5
Comment laisser prendre 5
Un peu de son cœur ? 5
« Viens donc çà, Nanon, 5
Petite servante ; 5
155 De ta main savante 5
Lisse mon chignon. 5
« Ma joue est blêmie ; 5
C’est quelque vapeur. 5
Suis-je à faire peur ? 5
160 Qu’en dis-tu, ma mie ? 5
« Et quoi de nouveau ? 5
Que dit-on en ville ? 5
‒ Monsieur de Saint-Gille 5
Pleure comme un veau. 5
165 « C’est à fendre l’âme ; 5
Il se meurt… ‒ Bon, bon ! 5
Foin de ce barbon ! 5
Quoi de plus ? ‒ Madame, 5
« Trois grands avocats 5
170 Débarquent du coche, 5
L’œil en fleur, la poche 5
Pleine de ducats. 5
‒ Fi ! je n’aime guère 5
Ces robins crottés. 5
175 ‒ Alors, écoutez 5
Un homme de guerre. 5
« J’en connais plus d’un 5
Qui perdit la tête 5
En vous… ‒ Grande bête, 5
180 Rien n’est si commun ! 5
‒ Le sieur d’Amourette, 5
Votre beau cousin, 5
A fait un dizain 5
Sur votre levrette. 5
185 ‒ Des vers ? ah ! Dieu non ; 5
La belle fadaise ! 5
Sais-tu rien qui plaise ? 5
Cherche encor, Nanon. » 5
IV
Soudain, à la porte 5
190 On frappe en vainqueur. 5
« Eh ! c’est toi, mon cœur, 5
Le diable m’emporte ! 5
« Entre donc, l’abbé, 5
Tu te fais attendre ; 5
195 Hâte-toi de prendre 5
Ta place au jubé ! » 5
En perruque blonde 5
Et petit collet, 5
Entre un prestolet, 5
200 Le plus gai du monde. 5
Jusqu’au bout des doigts 5
Mobile et fantasque, 5
C’est le petit masque 5
Le mieux fait qui soit. 5
205 Pas une dévote 5
N’a si fin caquet, 5
C’est le perroquet 5
De dame Javotte. 5
« Friande, bonjour, 5
210 Bonjour, ma déesse. » 5
La belle, en liesse, 5
Rit comme un amour. 5
Sous sa chemisette 5
Bouffante à dessein, 5
215 Pointe un bout de sein. 5
L’aimable amusette ! 5
Et lui, folichon, 5
Dit cent bagatelles, 5
Fripe les dentelles, 5
220 Flaire le manchon. 5
Ô grâces câlines 5
Et tableau charmant ! 5
Tous deux gentiment 5
Croquent des pralines. 5
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