Métrique en Ligne
VIC_1/VIC14
Gabriel VICAIRE
L’Heure enchantée
1890
Jeunesse
IV
C’en est fait, c’en est fait. La rafale a soufflé, 12
Les arbres dépouillés ont incliné leur tête, 12
Le château de la Joie, hélas ! s’est écroulé. 12
Les ombrages discrets et les salles de fête 12
5 Où voltigeaient le rire et les propos galants, 12
N’entendront désormais parler que la tempête. 12
Porches enguirlandés, marbres étincelants, 12
Images de douceur et de mélancolie, 12
Endormez-vous, dans l’herbe, avec les rosiers blancs. 12
10 Celui qui vous a faits maintenant vous oublie ; 12
Votre gloire est à terre et ne peut refleurir. 12
Vous avez moins duré qu’un moment de folie ! 12
Au prochain renouveau bien des cœurs vont s’ouvrir, 12
Mais tu ne viendras plus, à l’aube, ô mon aimée, 12
15 Me dire un de ces mots dont on voudrait mourir ; 12
Je n’irai plus, craintif, à travers la ramée, 12
Éveiller d’un baiser la Belle au bois Dormant ; 12
La porte aux clous d’ivoire est à jamais fermée. 12
Pourtant j’ai retenu le vieil enchantement. 12
20 Du profond de ma nuit, l’enfant aux longues tresses 12
Se lève comme un ange au seuil du firmament. 12
La voici comme au jour des dernières tendresses, 12
Un brin de marjolaine à son corset doré ; 12
J’ai sur la bouche encor le miel de ses caresses. 12
25 Je revois la splendeur de son corps adoré, 12
Mon désespoir tressaille au souffle de sa joie, 12
Je reconnais ses yeux qui n’ont jamais pleuré. 12
Ô Jeunesse, il te faut, sous l’azur qui flamboie, 12
Dans la maison qu’endort l’arôme du jasmin, 12
30 Le doux frémissement des échelles de soie. 12
Tu n’as pas comme nous la peur du lendemain, 12
Tu restes aux pays des fêtes éternelles, 12
Ton cœur est sans pitié pour qui tombe en chemin. 12
Ah ! combien vont brûler au feu de tes prunelles ? 12
35 Dis-leur tout bas ces mots qui nous rendaient heureux, 12
Unis pour un instant leurs âmes fraternelles. 12
Laisse nonchalamment, laisse tomber sur eux 12
L’illusion céleste et le divin mensonge ; 12
Qu’une chère minute ils se croient amoureux ! 12
40 Moi, semblable à l’enfant qu’on éveille en plein songe 12
Et qui ne peut se faire à la réalité, 12
Je regarde, anxieux, ma route qui s’allonge. 12
Qui sait à quel désert, quelle morne cité 12
Aboutira soudain cette route inconnue ? 12
45 Devant ce blanc serpent je suis épouvanté. 12
Quel silence de mort dans la campagne nue ! 12
Où sont les mille voix qui, sous les chênes verts, 12
Aux matins triomphants disaient ma bienvenue ? 12
Dois-je croire à présent que le vieil univers, 12
50 Comme un tableau fané, passe et se décolore ? 12
N’est-ce pas moi, jadis, qui vis les cieux ouverts ? 12
Il faut tourner le dos au pays de l’aurore ? 12
Quels marais abhorrés trouverai-je en marchant ? 12
Quelles roses de deuil à mon soir vont éclore ? 12
55 N’importe ! Je m’en vais, je m’en vais sans un chant 12
Qui puisse réjouir mon âme désolée, 12
Je m’en vais sans espoir au-devant du couchant. 12
Mais avant d’arriver à la sombre vallée, 12
Je veux sentir encor l’odeur de tes lilas, 12
60 Jeunesse inoubliable, enfant immaculée ! 12
Je ne blasphème pas, je ne t’accuse pas. 12
Je sais trop aujourd’hui, Déesse que je pleure, 12
Quel éternel printemps doit naître sous tes pas. 12
Nous disparaissons tous et ta beauté demeure. 12
65 Immortelle, combien tu dois nous mépriser, 12
Nous dont l’enivrement ne dure pas une heure ? 12
Parfois nos cœurs chétifs ont l’air de s’embraser ; 12
Ce n’est qu’un feu de paille et la brise qui passe 12
Emporte nos ardeurs avec notre baiser. 12
70 Mais, toujours accablés du poids de ta disgrâce, 12
Comme des courtisans loin de leur souverain, 12
Nous languissons, privés du charme de ta grâce. 12
Et toujours nous revient le son du tambourin 12
Qui servait de signal à ceux de tes fidèles 12
75 Que fleurit la verveine avec le romarin. 12
Oiseau bleu, bel oiseau qui fuis à tire d’ailes, 12
Que ne peux-tu venir, ne fût-ce qu’un instant, 12
Consoler notre toit comme les hirondelles ? 12
Rien ne t’arrête, hélas ! Idéal inconstant ; 12
80 À peine voyons-nous ton ombre, ô Poésie, 12
Que vers d’autres soleils tu t’en vas en chantant. 12
Princesse du caprice et de la fantaisie, 12
Échanson de la joie, à de meilleurs que nous 12
Porte la coupe rose où mousse l’ambroisie. 12
85 Mais qu’une fois encor je tombe à tes genoux, 12
Comme l’amant qui pleure au nom de sa maîtresse 12
Et dont le triste amour ne fait pas de jaloux ; 12
Permets qu’à travers bois, ô nymphe chasseresse, 12
Je suive de bien loin le cœur de tes élus ; 12
90 Laisse-moi te bénir du fond de ma détresse 12
Jeunesse aux cheveux blonds qui ne me connais plus ! 12
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