Métrique en Ligne
VHR_3/VHR69
Émile VERHAEREN
LES SOIRS
1887
LES SOIRS
LES MALADES
Blafards et seuls, ils sont, les sceptiques malades, 12
Aigus de tous leurs maux. Ils regardent le soir 12
Se faire dans leur chambre et grandir les façades. 12
Une église près d’eux lève son clocher noir. 12
5 Heure morte, là-bas, quelque part, en province, 12
En une ville éteinte, au fond d’un coin désert, 12
Où s’endeuillent des murs et des porches, dont grince 12
Le gond monumental, ainsi qu’un poing de fer. 12
Blafards et seuls, les malades hiératiques, 12
10 Pareils à de vieux loups mornes, fixent la mort ; 12
Ils ont mâché la vie et ses jours identiques 12
Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort. 12
Mais aujourd’hui, serrés dans le pâle cynisme 12
De leur dégoût, ils ont l’esprit inquiété : 12
15 « Si le bonheur régnait dans ce mâle égoïsme, 12
« Souffrir pour soi, tout seul, mais par sa volonté ? 12
« Ils ont banalement aimé comme les autres 12
« Les autres ; ils ont cru benoîtement aux deuils, 12
« À la souffrance, à des gestes prêcheurs d’apôtres ; 12
20 « Imbéciles, ils ont eu peur de leurs orgueils. 12
« Ils discutent combien la cruauté rapproche 12
« Mieux que l’amour ; combien ils se sont abusés 12
« À pavoiser l’ingratitude et le reproche ; 12
« Combien de pleurs, pour quelques yeux qu’ils ont baisés ! 12
25 « Vides, les îles d’or, là-bas, dans l’or des brumes, 12
« Où les rêves assis sous leur manteau vermeil, 12
« Avec de longs doigts d’or effeuillaient aux écumes, 12
« Les ors silencieux qui pleuvaient du soleil. 12
« Cassés, les mâts d’orgueil, flasques, les grandes voiles ! 12
30 « Laissez la barque aller et s’éteindre les ports ; 12
« Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles, 13
« Leurs bras immensément en feu — les feux sont morts ! » 12
Blafards et seuls, les malades hiératiques, 12
Pareils à de vieux loups mornes, fixent la mort ; 12
35 Ils ont mâché la vie et ses jours identiques 12
Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort. 12
Et maintenant, leur corps ? — cage d’os pour les fièvres 12
Et leurs ongles de bois heurtant leurs fronts ardents, 12
Et leur hargne des yeux et leur minceur de lèvres 12
40 Et comme un sable amer, toujours, entre leurs dents. 12
Et le regret les prend et le désir posthume : 12
« De s’en aller revivre en un monde nouveau 12
« Dont le couchant, pareil à un trépied qui fume, 12
« Dresse le Dieu d’ébène et d’os en leur cerveau. 12
45 « Là-bas, en des lointains d’hystérie et de flamme 12
« Et d’écume livide et de rauque fureur, 12
« Où l’on peut abolir férocement son âme, 12
« Férocement joyeux, son âme et tout son cœur. » 12
Blafards et seuls, ils sont les tragiques malades 12
50 Aigus de tous leurs maux. Ils regardent les feux 12
Mourir parmi la ville et les pâles façades 12
Comme de grands linceuils venir au devant d’eux. 12
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