Métrique en Ligne
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Émile VERHAEREN
LES FLAMANDES
1883
LES PLAINES
Partout, d'herbes en Mai, d'orges en Juillet pleines, 12
De lieue en lieue, au loin, depuis le sable ardent 12
Et les marais sur la Campine s'étendant, 12
Des plaines, jusqu'aux mers du Nord, partout des plaines ! 12
5 Autour du plus petit village, où le clocher, 12
Aigretté d'un coq d'or et reluisant d'ardoises, 12
Grandit, sur des maisons hautes de quatre toises, 12
Auprès du bourg pêcheur et du bourg maraîcher, 12
Toujours, si large et loin que se porte la vue, 12
10 Là-bas, où des bœufs noirs beuglent dans les terreaux, 12
Où des charges de foin passent par tombereaux, 12
Et plus loin encor, où quelque voile entrevue, 12
Toute rouge, sur fond diaphane et vermeil, 12
Fait deviner les flots, la chanson matinière 12
15 Des marins qui s'en vont au large, et la rivière 12
Que sabrent les rayons lamés d'or du soleil, 12
Partout, soit champ d'avoine, où sont les marjolaines, 12
Coins de seigle, carrés de lins, arpents de prés, 12
Partout, bien au-delà des horizons pourprés, 12
20 La verte immensité des plaines et des plaines ! 12
I
Sous les premiers ciels bleus du printemps, au soleil. 12
Dans la chaleur dorée à neuf, elles tressaillent, 12
Landes grises encor et lourdes au réveil, 12
Et ne se doutant pas que les sèves travaillent, 12
25 Tellement le sol tarde à secouer l'hiver. 12
Même, quand les vergers dressent les houppes blanches 12
De leurs pommiers, que la feuille, papillon vert, 12
S'est attachée et bat de l'aile au long des branches, 12
Quelques terreaux là-bas boudent compacts et nus. 12
30 L'eau des fossés déborde et les terres sont sales, 12
L'orée et le sentier boueux, les bois chenus, 12
Bien que Mars ait craché ses poumons en rafales. 12
Pourtant l'on voit déjà des groupes de fermiers, 12
Avec leurs lourds chevaux, lustrés de blancheurs crues, 12
35 Dans les champs, divisés par cases de damiers, 12
Couper le sol massif, au tranchant des charrues. 12
Déjà l'on sème. Un grand vieillard, qui va rêvant, 12
Semoir autour des reins, jette à pleines poignées 12
Les graines d'or, qu'abat un brusque coup de vent. 12
40 Les sillons sont à point ; les bêches alignées 12
Reluisent d'un feu blanc sous les coups du soleil, 12
Et Mai paraît, le mois des fleurs aromatiques, 12
Et servantes et gars, en rustique appareil. 12
Habits usés, bras nus, sabots au bout des piques, 12
45 Qui de l'aurore au soir fatiguent les labours. 12
Voici : les champs sont pleins, les fermes délaissées, 12
On en remet la garde aux chiens veilleurs des cours, 12
La glèbe, avec des mains calleuses, convulsées, 12
Avec fièvre, avec joie, avec acharnement, 12
50 La glèbe, pied par pied, coin par coin, est conquise ; 12
Partout la lutte et la sueur, le groupement 12
Des efforts arrachant la récolte promise : 12
Femmes sarclant le lin, hommes tassant l'engrais, 12
Chevaux traînant la herse à travers les cultures, 12
55 Pendant qu'autour, flattés de soleil de vents frais, 12
Les trèfles verts, les foins en fleur, les emblavures, 12
Les taillis, que l'on voit bondir sous le vent clair, 12
Les jardins, les enclos, les vergers, les fleurettes, 12
Roulent leur bonne odeur excitante dans l'air, 12
60 Où chante, ailes au vent, un millier d'alouettes. 12
II
Sous les éclats cuivrés et flambants du soleil 12
Languit la frondaison des chênes, sur les routes 12
Un sable jaune et fin cuit dans un clair sommeil, 12
Au ras des fossés verts les mousses sèchent toutes. 12
65 Une atmosphère ardente encercle la moisson ; 12
D'âcres vapeurs, venant de marais noirs, enfument 12
Tout l'espace enfermé dans le vaste horizon, 12
Où les orges aux feux méridiens s'allument. 12
Alors par au dessus des champs, un large vent, 12
70 Un vent du Sud, traînant, voluptueux, oppresse, 12
Avec le va-et-vient de son souffle énervant, 12
La campagne vautrée en sa lourde paresse. 12
Un tressaillement d'or court au ras des moissons, 12
La terre sent l'assaut du rut monter en elle, 12
75 Son sol générateur vibrer de longs frissons, 12
Et son ventre gonfler de chaleur éternelle. 12
De partout sort le flot des germes fécondants, 12
Condensés en nuage épaissi dé poussières 12
Et qui descend baigner d'amour les blés ardents. 12
80 On dirait voir fumer de géantes braisières, 12
Des débris d'incendie encor chauds. Chaque arpent, 12
Chaque tige entr'ouverte est entourée et prise, 12
Des vibrions en font l'assaut, éperdument, 12
Et l'union se fait en des moiteurs de brise. 12
III
85 Le polder moite et qui suait sa force crue, 12
Sous les midis, par coins de glaise étincelants, 12
S'étalait tel : en champs luisants de miroirs blancs 12
Taillés à chocs brutaux de pique et de charrue. 12
La Flandre — au coup de col de ses gros chevaux roux, 12
90 Bavochant de l'écume au branle de leur tête 12
Et pieds gluants — traînait son vieux travail de bête 12
Par à travers les blocs de ses lourds terreaux mous. 12
De la graisse d'humus et de labour, fondue, 12
Coulait dans le vent d'or d'automne — et lentement 12
95 Toute la plaine enflait sous ce débordement 12
De vie éparse aux quatre coins de l'étendue. 12
C'étaient, à l'angle clair d'un bois et d'un marais, 12
Des gars casseurs de terre, avec de grandes bêches ; 12
On entendait souffler leur corps d'ahans revêches 12
100 Et, d'un rythme visqueux, tomber des tas d'engrais. 12
Plus loin, les servantes tassaient les sacs, par groupes, 12
En mouchoirs roux, en sabots noirs, en jupons bleus ; 12
Et se baissaient-elles : leurs reins, pliés en deux, 12
Faisaient surgir du sol, monstrueuses, leurs croupes. 12
105 Et derrière eux l'Escaut poussait son flux vermeil, 12
Par au delà des prés et des digues masquantes, 12
Et les bateaux cinglaient, toutes voiles claquantes 12
Leur proue et leurs sabords souffletés de soleil. 12
IV
Voici les nuits, les nuits longues, les jours blafards, 12
110 Novembre emplit d'hiver, l'immense plaine morne, 12
Où tout est boue et pluie et se fond en brouillards, 12
Où nuit et jour, matin et soir, l'ouragan corne. 12
Villages et hameaux geignent au vent du Nord ; 12
L'humidité flétrit les murs de plaques vertes, 12
115 La neige tombe et pèse et lourdement endort 12
Les chaumes noirs groupant entre eux leurs dos inertes. 12
Les chiens, au seuil des cours de ferme, sont muets ; 12
Les chemins recouverts de flaques et de fanges ; 12
On travaille les lins à nonchalants poignets, 12
120 Avec la roue à bras qui ronfle dans les granges. 12
Le fleuve, à clapotis rudes, fouette son bord. 12
Dans les bouleaux, plantés en rangée équivoque 12
Sur les digues, un nid d'oiseau ballotte encor, 12
Un seul — et lentement la bise l'effiloque. 12
125 Des bruits lointains et sourds sortent des horizons, 12
Comme des grondements venus du bout des mondes, 12
Ils passent, tristes vents des funèbres saisons, 12
Et sonnent le néant dans leurs notes profondes. 12
La terre geint et crie à les subir, les bois 12
130 Ont des plaintes d'enfant, des râles et des rages, 12
A se sentir pliés et domptés sous leur poids, 12
Dans un cassement sec et brutal de branchages. 12
Ils s'acharnent au ras des champs planes et mous, 12
Cinglant les nudités scrofuleuses des terres, 12
135 La végétation pourrie — et leur remous 12
Abat sur les chemins les ormes solitaires. 12
Les sapins isolés sont coupés au jarret, 12
Ou fendus tout du long, en ligne verticale, 12
Les chênes débranchés — il faut une forêt 12
140 Pour résister aux chocs hurleurs de la rafale. 12
Et dans la plaine vide, on ne rencontre plus 12
Que sur les chemins noirs de poussifs attelages, 12
Que des voleurs, le soir, le matin, des perclus, 12
Se traînant mendier de hameaux en villages, 12
145 Que de maigres troupeaux, rentrant par bataillons, 12
Sous les soufflets du vent, avec des voix bêlantes, 12
Que d'énormes corbeaux plânants, aux ailes lentes, 12
Qu'ils agitent dans l'air ainsi que des haillons. 12
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