Métrique en Ligne
VER_9/VER373
Paul VERLAINE
PARALLÈLEMENT
1889
LŒTI ET ERRABUNDI
LES courses furent intrépides 8
(Comme aujourd’hui le repos pèse !) 8
Par les steamers et les rapides. 8
(Que me veut cet at home obèse ?) 8
5 Nous allions, – vous en souvient-il, 8
Voyageur où ça disparu ? – 8
Filant légers dans l’air subtil, 8
Deux spectres joyeux, on eût cru ! 8
Car les passions satisfaites 8
10 Insolemment outre mesure 8
Mettaient dans nos têtes des fêtes 8
Et dans nos sens, que tout rassure, 8
Tout, la jeunesse, l’amitié, 8
Et nos cœurs, ah ! que dégagés 8
15 Des femmes prises en pitié 8
Et du dernier des préjugés, 8
Laissant la crainte de l’orgie 8
Et le scrupule au bon ermite, 8
Puisque quand la borne est franchie 8
20 Ponsard ne veut plus de limite. 8
Entre autres blâmables excès, 8
Je crois que nous bûmes de tout, 8
Depuis les plus grands vins français 8
Jusqu’à ce faro, jusqu’au stout. 8
25 En passant par les eaux-de-vie 8
Qu’on cite comme redoutables, 8
L’âme au septième ciel ravie, 8
Le corps, plus humble, sous les tables. 8
Des paysages, des cités 8
30 Posaient pour nos yeux jamais las ; 8
Nos belles curiosités 8
Eussent mangé tous les atlas. 8
Fleuves et monts, bronzes et marbres, 8
Les couchants d’or, l’aube magique, 8
35 L’Angleterre, mère des arbres, 8
Fille des Beffrois, la Belgique, 8
La mer, terrible et douce au point, – 8
Brochaient sur le roman très cher 8
Que ne discontinuait point 8
40 Notre âme, – et quid de notre chair ?… – 8
Le roman de vivre à deux hommes 8
Mieux que non pas d’époux modèles, 8
Chacun au tas versant des sommes 8
De sentiments forts et fidèles. 8
45 L’envie aux yeux de basilic 8
Censurait ce mode d’écot ; 8
Nous dînions du blâme public 8
Et soupions du même fricot. 8
La misère aussi faisait rage 8
50 Par des fois dans le phalanstère : 8
On ripostait par le courage, 8
La joie et les pommes de terre. 8
Scandaleux sans savoir pourquoi 8
(Peut-être que c’était trop beau), 8
55 Mais notre couple restait coi 8
Comme deux bon porte-drapeau, 8
Cois dans l’orgueil d’être plus libres 8
Que les plus libres de ce monde, 8
Sourd aux gros mots de tous calibres, 8
60 Inaccessible au rire immonde. 8
Nous avions laissé sans émoi 8
Tous impédiments dans Paris, 8
Lui quelques sots bernés, et moi 8
Certaine princesse Souris, 8
65 Une sotte qui tourna pire… 8
Puis soudain tomba notre gloire, 8
Tels, nous, des maréchaux d’empire 8
Déchus en brigands de la Loire. 8
Mais déchus volontairement ! 8
70 C’était une permission, 8
Pour parler militairement, 8
Que notre séparation, 8
Permission sous nos semelles, 8
Et depuis combien de campagnes ! 8
75 Pardonnâtes-vous aux femelles ? 8
Moi j’ai peu revu ces campagnes, 8
Assez toutefois pour souffrir. 8
Ah ! quel cœur faible que mon cœur ! 8
Mais mieux vaut souffrir que mourir, 8
80 Et surtout mourir de langueur. 8
On vous dit mort, vous. Que le diable 8
Emporte avec qui la colporte 8
La nouvelle irrémédiable 8
Qui vient ainsi battre ma porte ! 8
85 Je n’y veux rien croire. Mort, vous, 8
Toi, dieu parmi les demi-dieux ! 8
Ceux qui le disent sont des fous. 8
Mort, mon grand péché radieux, 8
Tout ce passé brûlant encore 8
90 Dans mes veines et ma cervelle 8
Et qui rayonne et qui fulgore 8
Sur ma ferveur toujours nouvelle ! 8
Mort tout ce triomphe inouï 8
Retentissant sans frein ni fin 8
95 Sur l’air jamais évanoui 8
Que bat mon cœur qui fut divin ! 8
Quoi, le miraculeux poème 8
Et la toute-philosophie, 8
Et ma patrie et ma bohème 8
100 Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie ! 8
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