Métrique en Ligne
VER_9/VER364
Paul VERLAINE
PARALLÈLEMENT
1889
PROLOGUE SUPPRIMÉ A UN LIVRE D’« INVECTIVES »
MES femmes, toutes ! et ce n’est pas effrayant ! 12
A peu près, en trente ans ! neuf, ainsi que les Muses, 12
Je vous évoque et vous invoque, chœur riant, 12
Au seuil de ce recueil où, mon fiel, tu t’amuses. 12
5 Neuf environ ! Sans m’occuper du casuel, 12
Des amours de raccroc, des baisers de rencontre, 12
Neuf que j’aimais et qui m’aimaient, – si c’est réel, 12
Ou que non pas, qu’importe à ce Fiel qui se montre ? – 12
Je vous évoque, corps si choyés, chères chairs, 12
10 Seins adorés, regards où les miens vinrent vivre 12
Et mourir, et tous les trésors encor plus chers, 12
Je vous invoque au seuil, mesdames, de mon livre : 12
Toi qui fus blondinette et mignarde aux yeux bleus ; 12
Vous mes deux brunes, l’une grasse et grande, et l’autre 12
15 Imperceptible avec, toutes deux, de doux yeux 12
De velours sombre, d’où coulait cette âme vôtre ; 12
Et ô rouquine en fleur qui mis ton rose et blanc 12
Incendie ès mon cœur, plutôt noir, qui s’embrase 12
A ton étreinte, bras très frais, souple et dur flanc, 12
20 Et l’or mystérieux du vase pour l’extase. 12
Et vous autres, Parisiennes à l’excès, 12
Toutes de musc abandonné sur ma prière 12
(Car je déteste les parfums et je ne sais 12
Rien de meilleur à respirer que l’odeur fière 12
25 Et saine de la femme seule que l’on eut 12
Pour le moment sur le moment), et vous, le reste 12
Qu’on, sinon très gentil, très moralement, eut 12
D’un geste franc, bon, et leste, sinon céleste. 12
Je vous atteste, sœurs aimables de mon corps, 12
30 Qu’on fut injuste à mon endroit, et que je souffre 12
A cause de cette faiblesse, fleur du corps, 12
Perte de l’âme, qui, parait-il, mène au gouffre ; 12
Au gouffre où les malins, les matois, les « peinards » 12
Comme autant de démons d’enfer, un enfer bête 12
35 Et d’autant plus méchant dans ses ennuis traînards, 12
Accueillent d’escroquerie âpre le poète… 12
O mes chères, soyez mes muses, en ce nid 12
Encore bienséant d’un pamphlet qui s’essore. 12
Soyez à ce pauvret que la haine bénit 12
40 Le rire du soleil et les pleurs de l’aurore. 12
Donnez force et virilité, par le bonheur 12
Que vous donniez jadis à ma longue jeunesse, 12
Pour que je parle bien, et comme à votre honneur 12
Et comme en votre honneur, et pour que je renaisse. 12
45 En quelque sorte à la Vigueur, non celle-là 12
Que nous déployions en des ères plus propices, 12
Mais à celle qu’il faut, au temps où nous voilà, 12
Contre les scélérats, les sots et les complices. 12
O mes femmes, soyez mes muses, voulez-vous ? 12
50 Soyez même un petit comme un lot d’Érynnies 12
Pour rendre plus méchants mes vers encor trop doux 12
A l’adresse de ce vil tas d’ignominies : 12
Telle contemporaine et tel contemporain 12
Dont j’ai trop éprouvé la haine et la rancune, 12
55 Martial et non Juvénal, et non d’airain, 12
Mais de poivre et de sel, la mienne de rancune. 12
Mes vers seront méchants, du moins je m’en prévaux, 12
Comme la gale et comme un hallier de vermine. 12
Et comme tout… Et sus aux griefs vrais ou faux 12
60 Qui m’agacent… Muses, or, sus à la vermine ! 12
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