Métrique en Ligne
VER_8/VER529
Paul VERLAINE
BONHEUR
1891
XVIII
J’ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation, 12
L’Ilion de l’orgueil futile, la Sion 12
De la frivolité sans cœur et sans entrailles, 12
La citadelle enfin du Faux :
« Croulez, murailles
5 Ridicules et pis, remparts bêtes et pis, 12
Contrescarpes, sautez comme autant de tapis 12
Qu’un valet matinal aux fenêtres secoue, 12
Fossés que l’eau remplit, concrétez-vous en boue 12
Qu’il ne reste plus rien qu’un souvenir banal 12
10 De tout votre appareil, et que cet arsenal, 12
Chics fougueux et froids, mots secs, phrase redondante, 12
Et cætera, se rende à l’émeute grondante 12
Des sentiments enfin naturels et réels. » 12
Ah ! j’en suis revenu, des « dandysmes » « cruels» 12
15 Vrais ou faux, dans la vie (accident ou coutume) 12
Ou dans l’art ou tout bêtement dans le costume. 12
Le vêtement de son état avec le moins 12
De taches et de trous possible, apte aux besoins, 12
Aux tics, aux chics qu’il faut, le linge, mal terrible 12
20 D’empois et d’amidon, le plus fréquent possible, 12
Et souple et frais autour du corps dispos aussi, 12
Voilà pour le costume, et quant à l’art, voici : 12
L’art tout d’abord doit être et paraître sincère 12
Et clair, absolument : c’est la loi nécessaire 12
25 Et dure, n’est-ce pas, les jeunes, mais la loi ; 12
Car le public, non le premier venu, mais moi, 12
Mais mes pairs et moi, par exemple, vieux complices, 12
Nous, promoteurs de vos, de nos pauvres malices, 12
Nous autres qu’au besoin vous sauriez bien chercher, 12
30 Le vrai, le seul Public qu’il faille raccrocher, 12
Le Public, pour user de ce mot ridicule, 12
Dorénavant il bat en retraite et recule 12
Devant vos trucs un peu trop niais d’aujourd’hui, 12
Tordu par le fou rire ou navré par l’ennui. 12
35 L’art, mes enfants, c’est d’être absolument soi-même. 12
Et qui m’aime me suive, et qui me suit qu’il m’aime, 12
Et si personne n’aime ou me suit, allons seul 12
Mais traditionnel et soyons notre aïeul ! 12
Obéissons au sang qui coule dans nos veines 12
40 Et qui ne peut broncher en conjectures vaines, 12
Flux de verve gauloise et flot d’aplomb romain 12
Avec, puisqu’un peu Franc, de bon limon germain. 12
Moyennant cette allure et par cette assurance 12
Il pourra bien germer des artistes en France. 12
45 Mais, plus de vos fioritures, bons petits, 12
Ni de ce pessimisme et ni du cliquetis 12
De ce ricanement comme d’armes faussées, 12
Et ni de ce scepticisme en sottes fusées ; 12
Autrement c’est la mort et je vous le prédis 12
50 De ma voix de bonhomme, encore un peu. Jadis. 12
Foin d’un art qui blasphème et fi d’un art qui pose, 12
Et vive un vers bien simple, autrement, c’est la prose. 12
La Simplicité, — c’est d’ailleurs l’avis rara, — 12
Ô la Simplicité, tout-puissant qui l’aura 12
55 Véritable, au service, en outre, de la Vie. 12
Elle vous rend bon, franc, vous demi-déifie, 12
Que dis-je ? elle vous déifie en Jésus-Christ 12
Par l’opération du même Saint-Esprit 12
Et l’humblesse sans nom de son Eucharistie, 12
60 Sur les siècles épand l’ordre et la sympathie, 12
Règne avec la candeur et lutte par la foi, 12
Mais la foi tout de go, sans peur et sans émoi 12
Ni de ces grands raffinements des exégètes. 12
Elle trempe les cœurs, rassérène les têtes, 12
65 Enfante la vertu, met en fuite le mal 12
Et fixerait le monde en son état normal, 12
N’était la Liberté que Dieu dispense aux âmes 12
Et dont, le premier homme et nous, nous abusâmes 12
Jusqu’aux tristes excès où nous nous épuisons 12
70 Dans des complexités comme autant de prisons. 12
Et puis, c’est l’unité désirable et suprême. 12
On vit simple, comme on naît simple, comme on aime 12
Quand on aime vraiment et fort, et comme on hait 12
Et comme l’on pardonne, au bout, lorsque l’on est 12
75 Purement, nettement simple et Ton meurt de même, 12
Comme on naît, comme on vit, comme on hait, comme on aime ! 12
Car aimer c’est l’Alpha, fils, et c’est l’Oméga 12
Des simples que le Dieu simple et bon délégua 12
Pour témoigner de lui sur cette sombre terre 12
80 En attendant leur vol calme dans sa lumière. 12
Oui, d’être absolument soi-même, absolument ! 12
D’être un brave homme épris de vivre, et réclamant 12
Sa place à toi, juste soleil de tout le monde, 12
Sans plus se soucier, naïveté profonde ! 12
85 De ce tiers, l’apparat, que du fracas, ce quart, 12
Pour le costume, dans la vie et quant à l’art ; 12
Dédaigneux au superlatif de la réclame, 12
Un digne homme amoureux et frère de la Femme, 12
Élevant ses enfants pour ici-bas et pour 12
90 Leur lot gagné dûment en le meilleur Séjour, 12
Fervent de la patrie et doux aux misérables, 12
Fier pourtant, partant, aux refus inexorables 12
Devant les préjugés et la banalité 12
Assumant à l’envi ce masque dégoûté 12
95 Qui rompt la patience et provoque la claque 12
Et, pour un peu, ferait défoncer la baraque ! 12
Rude à l’orgueil tout en pitoyant l’orgueilleux, 12
Mais dur au fat et l’écrasant d’un mot joyeux 12
S’il juge toutefois qu’il en vaille la peine 12
100 Et que sa nullité soit digne de l’aubaine. 12
Oui, d’être et de mourir loin d’un siècle gourmé 12
Dans la franchise, ô vivre et mourir enfermé, 12
Et s’il nous faut, par surcroît, de posthumes socles, 12
Gloire au poète pur en ces jours de monocles ! 12
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