Métrique en Ligne
VER_7/VER304
Paul VERLAINE
AMOUR
1888
PAYSAGES
A ANATOLE MAJU
AU pays de mon père on voit des bois sans nombre, 12
Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l’ombre 12
Et la myrtile est noire au pied du chêne vert. 12
Noire de profondeur, sur l’étang découvert, 12
5 Sous la bise soufflant balsamiquement dure 12
L’eau saute à petits flots, minéralement pure. 12
Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus 12
Ont leur pacage et leur labourage autour d’eux. 12
Du bétail non pareil s’y fait des chairs friandes. 12
10 Sauvagement un peu parmi les hautes viandes ; 12
Et l’habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux. 12
Au pays de ma mère est un sol plantureux 12
Où l’homme, doux et fort, vit prince de la plaine 12
De patients travaux pour quelles moissons pleine, 12
15 Avec, rares, des bouquets d’arbres et de l’eau. 12
L’industrie a sali par place ce tableau 12
De paix patriarcale et de campagne dense 12
Et compromis jusqu’à des points cette abondance, 12
Mais l’ensemble est resté, somme toute, très bien. 12
20 Le peuple est froid et chaud, non sans un fond chrétien. 12
Belle, très au-dessus de toute la contrée, 12
Se dresse éperdument la tour démesurée 12
D’un gothique beffroi sur le ciel balancé 12
Attestant les devoirs et les droits du passé, 12
25 Et tout en haut de lui le grand lion de Flandre 12
Hurle en cris d’or dans l’air moderne : « Osez les prendre ! » 12
Le pays de mon rêve est un site charmant, 12
Qui tient des deux aspects décrits précédemment : 12
Quelque âpreté se mêle aux saveurs géorgiques. 12
30 L’amour et le loisir même sont énergiques, 12
Calmes, équilibrés sur l’ordre et le devoir. 12
La vierge en général s’abstient du nonchaloir 12
Dangereux aux vertus, et l’amant qui la presse 12
A coutume avant tout d’éviter la paresse 12
35 Où le vice puisa ses armes en tout temps. 12
Si bien qu’en mon pays tous les cœurs sont contents, 12
Sont, ou plutôt étaient.
Au cœur ou dans la tête.
La tempête est venue. Est-ce bien la tempête ? 12
En tout cas, il y eut de la grêle et du feu, 12
40 Et la misère, et comme un abandon de Dieu. 12
La mortalité fut sur les mères taries 12
Des troupeaux rebutés par l’herbe des prairies. 12
Et les jeunes sont morts après avoir langui 12
D’un sort qu’on croyait parti d’où, jeté par qui ? 12
45 Dans les champs ravagés la terre diluée 12
Comme une pire mer flotte en une buée. 12
Des arbres détrempés les oiseaux sont partis, 12
Laissant leurs nids et des squelettes de petits. 12
D’amours de fiancés, d’union des ménages 12
50 Il n’est plus question dans mes tristes parages. 12
Mais la croix des clochers doucement toujours luit, 12
Dans les cages plus d’une cloche encore bruit, 12
Et, béni signal d’espérance et de refuge, 12
L’arc-en-ciel apparaît comme après le déluge. 12
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