Métrique en Ligne
VER_6/VER265
Paul VERLAINE
JADIS ET NAGUÈRE
1884
NAGUÈRE
L’IMPÉNITENCE FINALE
A Catulle Mendès.
La petite marquise Osine est toute belle, 12
Elle pourrait aller grossir la ribambelle 12
Des folles de Watteau sous leur chapeau de fleurs 12
Et de soleil, mais comme on dit, elle aime ailleurs. 12
5 Parisienne en tout, spirituelle et bonne 12
Et mauvaise à ne rien redouter de personne, 12
Avec cet air mi-faux qui fait que l’on vous croit, 12
C’est un ange fait pour le monde qu’elle voit, 12
Un ange blond, et même on dit qu’il a des ailes. 12
10 Vingt soupirants, brûlés du feu des meilleurs zèles 12
Avaient en vain quêté leur main à ses seize ans, 12
Quand le pauvre marquis, quittant ses paysans 12
Comme il avait quitté son escadron, vint faire 12
Escale au Jockey ; vous connaissez son affaire 12
15 Avec la grosse Emma de qui – l’eussions-nous cru ? 12
Le bon garçon était absolument féru, 12
Son désespoir après le départ de la grue, 12
Le duel avec Gontran, c’est vieux comme la rue ; 12
Bref il vit la petite un jour dans un salon, 12
20 S’en éprit tout d’un coup comme un fou ; même l’on 12
Dit qu’il en oublia si bien son infidèle 12
Qu’on le voyait le jour d’ensuite avec Adèle. 12
Temps et mœurs ! La petite (on sait tout aux Oiseaux) 12
Connaissait le roman du cher, et jusques aux 12
25 Moindres chapitres : elle en conçut de l’estime. 12
Aussi quand le marquis offrit sa légitime 12
Et sa main contre sa menotte, elle dit : Oui, 12
Avec un franc parler d’allégresse inouï. 12
Les parents, voyant sans horreur ce mariage 12
30 (Le marquis était riche et pouvait passer sage), 12
Signèrent au contrat avec laisser-aller. 12
Elle qui voyait là quelqu’un à consoler 12
Ouït la messe dans une ferveur profonde. 12
Elle le consola deux ans. Deux ans du monde ! 12
Mais tout passe !
35 Si bien qu’un jour elle attendait
Un autre et que cet autre atrocement tardait, 12
De dépit la voilà soudain qui s’agenouille 12
Devant l’image d’une Vierge à la quenouille 12
Qui se trouvait là, dans cette chambre en garni, 12
40 Demandant à Marie, en un trouble infini, 12
Pardon de son péché si grand, si cher encore, 12
Bien qu’elle croie au fond du cœur qu’elle l’abhorre. 12
Comme elle relevait son front d’entre ses mains, 12
Elle vit Jésus-Christ avec les traits humains 12
45 Et les habits qu’il a dans les tableaux d’église. 12
Sévère, il regardait tristement la marquise, 12
La vision flottait blanche dans un jour bleu 12
Dont les ondes, voilant l’apparence du lieu, 12
Semblaient envelopper d’une atmosphère élue 12
50 Osine qui semblait d’extase irrésolue 12
Et qui balbutiait des exclamations. 12
Des accords assoupis de harpe de Sions 12
Célestes descendaient et montaient par la chambre, 12
Et des parfums d’encens, de cinnamome et d’ambre. 12
55 Fluaient, et le parquet retentissait des pas 12
Mystérieux de pieds que l’on ne voyait pas, 12
Tandis qu’autour c’était, en cadences soyeuses, 12
Un grand frémissement d’ailes mystérieuses 12
La marquise restait à genoux, attendant, 12
60 Toute admiration peureuse, cependant. 12
Et le Sauveur parla :
« Ma fille, le temps passe,
Et ce n’est pas toujours le moment de la grâce. 12
Profitez de cette heure, ou c’en est fait de vous. » 12
La vision cessa.
Oui certes, il est doux
65 Le roman d’un premier amant. L’âme s’essaie, 12
C’est un jeune coureur à la première haie. 12
C’est si mignard qu’on croit à peine que c’est mal. 12
Quelque chose d’étonnamment matutinal. 12
On sort du mariage habitueux. C’est comme 12
70 Qui dirait la lueur aurorale de l’homme, 12
Et les baisers parmi cette fraîche clarté 12
Sonnent comme des cris d’alouette en été, 12
O le premier amant ! Souvenez-vous, mesdames ? 12
Vagissant et timide élancement des âmes 12
75 Vers le fruit défendu qu’un soupir révéla… 12
Mais le second amant d’une femme, voilà ! 12
On a tout su. La faute est bien délibérée 12
Et c’est bien un nouvel état que l’on se crée, 12
Un autre mariage à soi-même avoué. 12
80 Plus de retour possible au foyer bafoué. 12
Le mari, débonnaire ou non, fait bonne garde 12
Et dissimule mal. Déjà rit et bavarde 12
Le monde hostile et qui sévirait au besoin. 12
Ah ! que l’aise de l’autre intrigue se fait loin, 12
85 Mais aussi cette fois comme on vit, comme on aime. 12
Tout le cœur est éclos en une fleur suprême. 12
Ah ! c’est bon ! Et l’on jette à ce feu tout remords, 12
On ne vit que pour lui, tous autres soins sont morts. 12
On est à lui, on n’est qu’à lui, c’est pour la vie, 12
90 Ce sera pour après la vie, et l’on défie 12
Les lois humaines et divines, car on est 12
Folle de corps et d’âme, et l’on ne reconnaît 12
Plus rien, et l’on ne sait plus rien, sinon qu’on l’aime ! 12
Or cet amant était justement le deuxième 12
95 De la marquise, ce qui fait qu’un jour après, 12
– O sans malice et presque avec quelques regrets, – 12
Elle le revoyait pour le revoir encore. 12
Quant au miracle, comme une odeur s’évapore 12
Elle n’y pensa plus bientôt que vaguement. 12
100 Un matin, elle était dans son jardin charmant, 12
Un matin de printemps, un jardin de plaisance. 12
Les fleurs vraiment semblaient saluer sa présence, 12
Et frémissaient au vent léger, et s’inclinaient 12
Et les feuillages, verts tendrement, lui donnaient 12
105 L’aubade d’un timide et délicat ramage 12
Et les petits oiseaux volant à son passage, 12
Pépiaient à plaisir dans l’air tout embaumé 12
Des feuilles, des bourgeons et des gommes de mai. 12
Elle pensait à lui ; sa vue errait, distraite, 12
110 A travers l’ombre jeune et la pompe discrète 12
D’un grand rosier bercé d’un mouvement câlin, 12
Quand elle vit Jésus en vêtement de lin 12
Qui marchait, écartant les branches de l’arbuste 12
Et la couvait d’un long regard triste. Et le Juste 12
115 Pleurait. Et en tout un instant s’évanouit. 12
Elle se recueillait.
Soudain un petit bruit
Se fit. On lui portait en secret une lettre, 12
Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être 12
Un rendez-vous.
Elle ne put la déchirer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
120 Marquis, pauvre marquis, qu’avez-vous à pleurer 12
Au chevet de ce lit de blanche mousseline ? 12
Elle est malade, bien malade.
« Sœur Aline,
A-t-elle un peu dormi ? »
– « Mal, Monsieur le marquis. »
« Et le marquis pleurait.
« Elle est ainsi depuis
125 « Deux heures, somnolente et calme. Mais que dire 12
« De la nuit ? Ah ! Monsieur le marquis, quel délire ? 12
« Elle vous appelait, vous demandait pardon 12
« Sans cesse, encor, toujours, et tirait le cordon 12
« De sa sonnette. »
Et le marquis frappait sa tête
130 De ses deux poings et, fou dans sa douleur muette, 12
Marchait à grands pas sourds sur les tapis épais. 12
(Dès qu’elle fut malade, elle n’eut pas de paix 12
Qu’elle n’eût avoué ses fautes au pauvre homme 12
Qui pardonna.) La sœur reprit pâle : « Elle eut comme 12
135 « Un rêve, un rêve affreux, Elle voyait Jésus, 12
« Terrible sur la nue et qui marchait dessus, 12
« Un glaive dans la main droite et du la main gauche 12
Qui ramait lentement comme une faux qui fauche, 12
Écartant sa prière, et passait furieux. » 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
140 Un prêtre saluant les assistants des yeux, 12
Entre.
Elle dort.
O ses paupières violettes !
O ses petites mains qui tremblent maigrelettes ! 12
O tout son corps perdu dans des draps étouffants ! 12
Regardez, elle meurt de la mort des enfants. 12
145 Et le prêtre anxieux se penche à son oreille. 12
Elle s’agite un peu, la voilà qui s’éveille, 12
Elle voudrait parler, la voilà qui s’endort 12
Plus pâle.
Et le marquis : « Est-ce déjà la mort ? »
Et le docteur lui prend les deux mains et sort vite, 12
150 On l’enterrait hier matin. Pauvre petite ! 12
logo du CRISCO logo de l'université