Métrique en Ligne
VER_6/VER264
Paul VERLAINE
JADIS ET NAGUÈRE
1884
NAGUÈRE
LA GRACE
A Armand Silvestre.
Un cachot. Une femme à genoux, en prière. 12
Une tête de mort est gisante par terre, 12
Et parle, d’un ton aigre et douloureux aussi. 12
D’une lampe au plafond tombe un rayon transi. 12
5 « Dame Reine… – Encor toi, Satan ! – Madame Reine… 12
– « O Seigneur, faites mon oreille assez sereine 12
Pour ouïr sans l’écouter ce que dit le Malin ! » 12
– « Ah ! ce fut un vaillant et galant châtelain 12
« Que votre époux ! Toujours en guerre ou bien en fête ; 12
10 « (Hélas ! j’en puis parler puisque je suis sa tête), 12
« Il vous aima, mais moins encore qu’il n’eût dû. 12
« Que de vertu gâtée et que de temps perdu 12
« En vains tournois, en cours d’amour loin de sa dame 12
« Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme ! » 12
15 – « O Seigneur, écartez ce calice de moi ! » 12
– « Comme ils s’aimèrent ! Ils s’étaient juré leur foi 12
« De s’épouser sitôt que serait mort le maître, 12
« Et le tuèrent dans son sommeil d’un coup traître. » 12
« – Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli, 12
20 « J’eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli, 12
« Vins au roi, dévoilant l’attentat effroyable, 12
« Et pour mieux déjouer la malice du diable, 12
« J’obtins qu’on m’apportât en ma juste prison 12
« La tête de l’époux occis en trahison : 12
25 « Par ainsi le remords, devant ce triste reste, 12
« Me met toujours aux yeux mon action funeste. 12
« Et la ferveur de mon repentir s’en accroît, 12
« O Jésus ! Mais voici : le Malin qui se voit 12
« Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête, 12
30 « S’en vient-il pas loger dans cette pauvre tête 12
« Et me tenir de faux propos insidieux ? 12
« O Seigneur, tendez-moi vos secours précieux ! » 12
– « Ce n’est pas le démon, ma Reine, c’est moi-même, 12
« Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême, 12
35 « Votre époux qui, damné (car j’étais en mourant 12
« En état de péché mortel), vers vous se rend, 12
« O Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête 12
« Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète 12
« Effroyable de son amour épouvanté. » 12
40 – « O blasphème hideux, mensonge détesté ! 12
« Monsieur Jésus, mon maître adorable, exorcise 12
« Ce chef horrible et le vide de la hantise 12
« Diabolique qui n’en fait qu’un instrument 12
« Où souffle Belzébuth fallacieusement, 12
45 « Comme dans une flûte on joue un air perfide ! » 12
– « O douleur, une erreur lamentable te guide, 12
« Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry ! » 12
– « Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari ! 12
« A mon secours, les Saints, à l’aide, Notre-Dame ! » 12
50 – « Je suis Henry, du moins, Reine, je suis son âme, 12
« Qui, par sa volonté, plus forte que l’enfer, 12
« Ayant su transgresser toute porte de fer 12
« Et de flamme, et braver leur impure cohorte, 12
« Hélas ! vient pour te dire avec cette voix morte 12
55 « Qu’il est d’autres amours encor que ceux d’ici. 12
« Tout immatériels et sans autre souci 12
« Qu’eux-mêmes, des amours d’âmes et de pensées. 12
« Ah ! que leur fait le Ciel ou l’Enfer. Enlacées, 12
« Les âmes, elles n’ont qu’elles-mêmes pour but ! 12
60 « L’enfer pour elles, c’est que leur amour mourût, 12
« Et leur amour de son essence est immortelle ! 12
« Hélas ! moi, je ne puis te suivre aux deux, cruelle 12
« Et seule peine en ma damnation. Mais toi, 12
« Damne-toi ! Pousserons heureux à deux, la loi 12
65 « Des âmes, je le dis, c’est l’alme indifférence 12
« Pour la félicité comme pour la souffrance 12
« Si l’amour partagé leur fait d’intimes cieux. 12
« Viens afin que l’enfer, jaloux, voie, envieux, 12
« Deux damnés ajouter, comme on double un délice, 12
70 « Tous les feux de l’amour à tous ceux du supplice, 12
« Et se sourire en un baiser perpétuel ! » 12
– Ame de mon époux, tu sais qu’il est réel 12
« Le repentir qui fait qu’en ce moment j’espère 12
« En la miséricorde ineffable du Père 12
75 « Et du Fils et du Saint-Esprit ! Depuis un mois 12
« Que j’expie, attendant la mort que je te dois, 12
« En ce cachot trop doux encor, nue et par terre, 12
« Le crime monstrueux et l’infâme adultère, 12
« N’ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant, 12
80 « O mon Henry, pleuré des siècles cet instant 12
« Où j’ai pu méconnaître en toi celui qu’on aime ? 12
« Va, j’ai revu, superbe et doux, toujours le même, 12
« Ton regard qui parlait délicieusement, 12
« Et j’entends, et c’est là mon plus dur châtiment, 12
85 « Ta noble voix, et je me souviens des caresses ! 12
« Or si tu m’as absous et si tu t’intéresses 12
« A mon salut, du haut des cieux, ô cher souci, 12
« Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci 12
« Qui blasphème et vomit d’affreuses hérésies ! » 12
90 – « Je te dis que je suis damné ! Tu t’extasies 12
« En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis 12
« Qu’il te faut rebrousser chemin du Paradis, 12
« Vain séjour du bonheur banal et solitaire 12
« Pour l’amour avec moi ! Les amours de la terre 12
95 « Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents : 12
« L’âme veille, les sens se taisent somnolents, 12
« Le cœur qui se repose et le sang qui s’affaire 12
« Font dans tout l’être comme une douce faiblesse. 12
« Plus de désirs fiévreux, plus d’élans énervants, 12
100 « On est des frères et des sœurs et des enfants, 12
« On pleure d’une intime et profonde allégresse, 12
« On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse 12
« De vivre et de sentir pour s’aimer au delà, 12
« Et c’est l’éternité que je t’offre, prends-la ! 12
105 « Au milieu des tourments nous serons dans la joie, 12
« Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie, 12
« Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour. 12
« Non, les Anges n’auront dans leur morne séjour 12
« Rien de pareil à ces délices inouïes ! » – 12
110 La Comtesse est debout, paumes épanouies. 12
Elle fait le grand cri des amours surhumains, 12
Puis se penche et saisit avec ses pâles mains 12
La tête qui, merveille ! a l’aspect de sourire. 12
Un fantôme de vie et de chair semble luire 12
115 Sur le hideux objet qui rayonne à présent 12
Dans un nimbe languissamment phosphorescent. 12
Un halo clair, semblable à des cheveux d’aurore, 12
Tremble au sommet et semble au vent flotter encore 12
Parmi le chant des cors à travers la forêt. 12
120 Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait 12
De grands regrets de flamme et noirs. Le trou farouche 12
Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, ta bouche, 12
Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants 12
De lèvres qu’auréole un duvet de vingt ans, 12
125 Et qui pour un baiser se tendent savoureuses… 12
Et la Comtesse à la façon des amoureuses 12
Tient la tête terrible amplement, une main 12
Derrière et l’autre sur le front, pâle, en chemin 12
D’aller vers le baiser spectral, l’âme tendue, 12
130 Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue 12
Au fond de ce regard vague qu’elle a devant… 12
Soudain elle recule, et d’un geste rêvant 12
(O femmes, vous avez ces allures de faire !) 12
Elle laisse tomber la tête qui profère 12
135 Une plainte, et, roulant, sonnant creux et longtemps : 12
– « Mon Dieu, mon Dieu, pitié ! Mes péchés pénitents 12
« Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence, 12
« O ne les souffre pas criant en vain ! O lance 12
« L’éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil ! 12
140 « Vois que mon âme est faible en ce dolent exil ! 12
« Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette ! 12
« O que je meure ! »
Avec le bruit d’un corps qu’on jette,
La Comtesse à l’instant tombe morte, et voici : 12
Son âme en blanc linceul, par l’espace éclairci 12
145 D’une douce clarté d’or blond qui flue et vibre 12
Monte au plafond ouvert désormais à l’air libre 12
Et d’une ascension lente va vers les cieux. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La tête est là dardant en l’air ses sombres yeux 12
Et sautèle dans des attitudes étranges : 12
150 Telles dans les Assomptions des têtes d’anges, 12
Et la bouche vomit un gémissement long, 12
Et des orbites vont coulant de pleurs de plomb. 12
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