Métrique en Ligne
VER_6/VER246
Paul VERLAINE
JADIS ET NAGUÈRE
1884
JADIS
LES UNS ET LES AUTRES
COMÉDIE
Dédiée à Théodore de Banville.
PERSONNAGES :
MYRTIL
MEZZETIN
SYLVANDRE
CORYDON
ROSALINDE
AMINTE
CHLORIS
BERGERS, MASQUES
La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin d’après-midi d’été.
Une nombreuse compagnie d’hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d’un chanteur costumé en Mezzetin, qui s’accompagne doucement sur une mandoline.
SCÈNE I
MEZZETIN, CORYDON, AMINTE
MEZZETIN
chantant.
Puisque tout n’est rien que fables, 7
Hormis d’aimer ton désir, 7
Jouis vite du loisir 7
Que te font des dieux affables. 7
5 Puisqu’à ce point se trouva 7
Facile ta destinée, 7
Puisque vers toi ramenée 7
L’Arcadie est proche, – va ! 7
Va ! le vin dans les feuillages 7
10 Fait éclater les beaux yeux 7
Et battre les cœurs joyeux 7
A l’étroit sous les corsages… 7
CORYDON
A l’exemple de la cigale nous avons 12
Chanté…
AMINTE
Si nous allions danser ?
TOUS
moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.
Nous vous suivons !
(Ils sortent à l’exception des mêmes.)
SCÈNE II
MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS
ROSALINDE
à Myrtil.
Restons.
CHLORIS
à Sylvandre.
15 Favorisé, vous pouvez dire l’être :
J’aime la danse à m’en jeter par la fenêtre, 12
Et si je ne vais pas sur l’herbette avec eux, 12
C’est bien pour vous !
(Sylvandre la presse.)
Paix là ! Que vous êtes fougueux !
(Sortent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE III
MYRTIL, ROSALINDE
ROSALINDE
Parlez-moi.
MYRTIL
De quoi voulez-vous donc que je cause ?
20 Du passé ? Cela vous ennuierait, et pour cause. 12
Du présent ? A quoi bon, puisque nous y voilà ? 12
De l’avenir ? Laissons en paix ces choses-là ! 12
ROSALINDE
Parlez-moi du passé.
MYRTIL
Pourquoi ?
ROSALINDE
C’est mon caprice.
Et fiez-vous à la mémoire adulatrice 12
25 Qui va teinter d’azur les plus mornes jadis 12
Et masque les enfers anciens en paradis. 12
MYRTIL
Soit donc ! J’évoquerai, ma chère, pour vous plaire, 12
Ce morne amour qui fut, hélas ! notre chimère, 12
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords, 12
30 Et toute la tristesse atroce dos jours morts ; 12
Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse, 12
Ces deux cœurs dévoués jusques à la bassesse 12
Et soumis l’un à l’autre, et puis, finalement, 12
Pour toute récompense et tout remerciement, 12
35 Navrés, martyrisés, bafoués l’un par l’autre, 12
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre, 12
Vos soupçons complétant l’horreur de mes soupçons, 12
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons ! 12
Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée. 12
40 Ce passé que je lis tracé comme à la craie 12
Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux, 12
Ce passé tout entier, avec ses désaveux 12
Et ses explosions de pleurs et de colère, 12
Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire ! 12
ROSALINDE
45 Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi 12
Plein d’indignation élégante ?
MYRTIL
irrité.
Merci !
ROSALINDE
Vous vous exagérez aussi par trop les choses. 12
Quoi ! pour un peu d’ennui, quelques heures moroses, 12
Vous lamenter avec ce courroux enfantin ! 12
50 Moi je rends grâce au dieu qui me fit ce destin 12
D’avoir aimé, d’aimer l’ingrat, d’aimer encore 12
L’ingrat qui tient de sots discours, et qui m’adore 12
Toujours, ainsi, qu’il sied d’ailleurs en ce pays 12
De Tendre. Oui ! Car malgré vos regards ébahis 12
55 Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre 12
Que vous gardez toujours ouverte la blessure 12
Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce cœur-là. 12
MYRTIL
attendri.
Pourtant le jour où cet amour m’ensorcela 12
Vous fut autant qu’à moi funeste, mon amie. 12
60 Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie, 12
C’est téméraire, et mieux vaudrait pieusement 12
Respecter jusqu’au bout son assoupissement 12
Qui ne peut que finir par la mort naturelle. 12
ROSALINDE
Fou ! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle ? 12
MYRTIL
sincère.
Alors, mourons !
ROSALINDE
65 Vivons plutôt ! Fût-ce à tout prix !
Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris, 12
Qui ne sont, je le sais, qu’un dépit éphémère, 12
Et cet orgueil qui rend votre parole amère, 12
J’en veux faire litière à mon amour têtu, 12
70 Et je vous aimerai quand même, m’entends-tu ? 12
MYRTIL
Vous êtes mutinée…
ROSALINDE
Allons, laissez-vous faire !
MYRTIL
cédant.
Donc, il le faut !
ROSALINDE
Venez cueillir la primevère
De l’amour renaissant timide après l’hiver. 12
Quittez ce front chagrin, souriez comme hier 12
75 A ma tendresse entière et grande, encor qu’ancienne ! 12
MYRTIL
Ah ! toujours tu m’auras mené, magicienne ! 12
(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE IV
SYLVANDRE, CHLORIS
CHLORIS
courant.
Non !
SYLVANDRE
Si !
CHLORIS
Je ne veux pas…
SYLVANDRE
Sylvandre, la baisant sur la nuque.
Dites : je ne veux plus !
(La tenant embrassée.)
Mais voici, j’ai fixé vos vœux irrésolus 12
Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle. 12
CHLORIS
80 Fi ! l’action vilaine ! Au moins rougissez d’elle ! 12
Mais non ! Il rit, il rit !
(Pleurnichant pour rire.)
Ah, oh, hi, que c’est mal !
SYLVANDRE
Tarare ! mais le seul état vraiment normal, 12
C’est le nôtre, c’est, fous l’un de l’autre, gais, libres, 12
Jeunes, et méprisant tous autres équilibres 12
85 Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux, 12
D’avoir deux cœurs pour un, et, chère âme, un pour deux ! 12
CHLORIS
Que voilà donc, Monsieur l’amant, de beau langage ! 12
Vous êtes procureur ou poète, je gage, 12
Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément. 12
SYLVANDRE
90 Vous vous moquez avec un babil très charmant, 12
Et me voici deux fois épris de ma conquête : 12
Tant d’éclat en vos yeux jolis, et dans la tête 12
Tant d’esprit ! Du plus fin encore, s’il vous plaît. 12
CHLORIS
Et si je vous trouvais par hasard bête et laid, 12
95 Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture ? 12
SYLVANDRE
Alors, n’eussiez-vous pas arrêté l’aventure 12
De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût 12
Conçu par vous, à mon détriment, après tout ? 12
CHLORIS
O la fatuité des hommes qu’on n’évince 12
100 Pas sur-le-champ ! Allez, allez, la preuve est mince 12
Que vous invoquez là d’un penchant présumé 12
De mon cœur pour le vôtre, aspirant bien-aimé. 12
– Au fait, chacun de nous vainement déblatère 12
Et, tenez, je vous vais dire mon caractère, 12
105 Pour qu’étant à la fin bien au courant de moi 12
Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi, 12
Sachez donc…
SYLVANDRE
Que je meure ici, ma toute belle,
Si j’exige…
CHLORIS
– Sachez d’abord vous taire. – Or celle
Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis. 12
110 J’aime les jours légers et les frivoles nuits ; 12
J’aime un ruban qui m’aille, un amant qui me plaise, 12
Pour les bien détester après tout à mon aise. 12
Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n’ai pas 12
Naguère tout à fait traité de haut en bas, 12
115 Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore, 12
Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore ! 12
SYLVANDRE
souriant.
Dans le doute…
CHLORIS
coquette, s’enfuyant.
« Abstiens-toi », dit l’autre. Je m’abstiens.
SYLVANDRE
presque naïf.
Ah ! c’en est trop, je souffre et m’en vais pleurer.
CHLORIS
touchée, mais gaie.
Viens,
Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle 12
120 Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle 12
Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici 12
Tous deux bien amoureux, – car je vous aime aussi, – 12
Là ! voilà le gros mot lâché ! Mais…
SYLVANDRE
O cruelle
Réticence !
CHLORIS
Attendez la fin, pauvre cervelle.
125 Mais, dirai-je, malgré tous nos transports et tous 12
Nos serments mutuels, solennels, et jaloux 12
D’être éternels, un dieu malicieux préside 12
Aux autels de Paphos –
(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)
C’est un fait – et de Gnide.
Telle est la loi qu’Amour à nos cœurs révéla. 12
130 L’on n’a pas plutôt dit ceci qu’on fait cela. 12
Plus tard on se repend, c’est vrai, mais le parjure 12
A des ailes, et comme il perdrait sa gageure 12
Celui qui poursuivrait un mensonge envolé ! 12
Qu’y faire ? Promener son souci désolé, 12
135 Bras ballants, yeux rougis, la tête décoiffée, 12
A travers monts et vaux, ainsi qu’une autre Orphée, 12
Gonfler l’air de soupirs et l’Océan de pleurs 12
Par l’indiscrétion de bavardes douleurs ? 12
Non, cent fois non ! Plutôt aimer à l’aventure 12
140 Et ne demander pas l’impossible à Nature ! 12
Nous voici, venez-vous de dire, bien épris 12
L’un et l’autre, soyons heureux, faisons mépris 12
De tout ce qui n’est pas notre douce folie ! 12
Deux cœurs pour un, un cœur pour deux… je m’y rallie, 12
145 Me voici vôtre, tienne !… Êtes-vous rassuré ? 12
Tout à l’heure j’avais mille fois tort, c’est vrai, 12
D’ainsi bouder un cœur offert de bonne grâce, 12
Et c’est moi qui reviens à vous, de guerre lasse. 12
Donc aimons-nous. Prenez mon cœur avec ma main, 12
150 Mais, pour Dieu, n’allons pas songer au lendemain, 12
Et si ce lendemain doit ne pas être aimable, 12
Sachons que tout bonheur repose sur le sable, 12
Qu’en amour il n’est pas de malhonnêtes gens, 12
Et surtout soyons-nous l’un à l’autre indulgents. 12
Cela vous plaît ?
SYLVANDRE
Cela me plairait si…
SCÈNE V
LES PRÉCÉDENTS, MYRTIL
MYRTIL
survenant.
155 Madame
A raison. Son discours serait l’épithalame 12
Que j’eusse proféré si…
CHLORIS
Cela fait deux « si »,
C’est un de trop.
MYRTIL
à Chloris.
Je pense absolument ainsi
Que vous.
CHLORIS
à Sylvandre.
Et vous, Monsieur ?
SYLVANDRE
La vérité m’oblige…
CHLORIS
au même.
Et quoi, monsieur, déjà si tiède !
MYRTIL
à Chloris.
160 L’homme-lige
Qu’il vous faut, ô Chloris, c’est moi…
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, ROSALINDE
ROSALINDE
survenant.
Salut ! je suis
Alors, puisqu’il le faut décidément, depuis 12
Tous ces étonnements où notre cœur se joue, 12
A votre chariot la cinquième roue. 12
(A Myrtil.)
165 Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux 12
Et les récents, les vrais aussi bien-que les faux. 12
MYRTIL
au bras de Chloris
et protestant comme par manière d’acquit.
Chère !
ROSALINDE
Vous n’avez pas besoin de vous défendre,
Car me voici l’amie intime de Sylvandre. 12
SYLVANDRE
ravi, surpris et léger.
O doux Charybde après un aimable Scylla ! 12
170 Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là 12
Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes 12
Dont les caprices sont bel et bien des raquettes, 12
Joueront avec mon cœur, je le crains, au volant. 12
CHLORIS
à Sylvandre.
Fat !
ROSALINDE
au même.
Ingrat !
MYRTIL
au même.
Insolent !
SYLVANDRE
à Myrtil.
Quand à cet « insolent »,
175 Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques, 12
Et, s’il est vrai que nous te vexions, tu nous choques. 12
(A Rosalinde et à Chloris.)
Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux, 12
Mais mon cœur qui se cabre aux chemins hasardeux 12
Est un méchant cheval réfractaire à la bride, 12
180 Qui devant tout péril connu s’enfuit, rapide, 12
A tous crins, s’allât-il rompre le col plus loin. 12
(A Rosalinde.)
Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin 12
Pour un voyage au bleu pays des fantaisies 12
D’un franc coursier, gourmand de provendes choisies 12
185 Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté, 12
Chevauchez à loisir ma bonne volonté. 12
MYRTIL
La déclaration est un tant soit peu roide, 12
Mais, bah ! chat échaudé craint l’eau, fût-elle froide, 12
(A Rosalinde)
N’est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien, 12
Que ce chat-là surtout, c’est moi.
ROSALINDE
190 Je ne sais rien.
MYRTIL
Et puisqu’en ce conflit où chacun se rebiffe 12
Chloris aussi veut bien m’avoir pour hippogriffe 12
De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs, 12
Me voici tout bridé, couvert d’ailleurs de fleurs 12
195 Charmantes aux odeurs puissantes et divines 12
Dont je sentirai bien tôt ou tard les épines, 12
(A Chloris)
Madame, n’est-ce pas ?
CHLORIS
Taisez-vous et m’aimez.
Adieu, Sylvandre !
ROSALINDE
Adieu, Myrtil !
MYRTIL
à Rosalinde.
Est-ce à jamais ?
SYLVANDRE
à Chloris.
C’est pour toujours !
ROSALINDE
Adieu, Myrtil !
CHLORIS
Adieu, Sylvandre !
(Sortent Sylvandre et Rosalinde).
SCÈNE VII
MYRTIL, CHLORIS
CHLORIS
200 C’est donc que vous avez de l’amour à revendre 12
Pour, le joug d’une amante irritée écarté, 12
Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté ? 12
MYRTIL
Croyez-vous qu’elle soit à ce point offensée ? 12
CHLORIS
Qui ? ma beauté ?
MYRTIL
Non. L’autre…
CHLORIS
Ah ! – J’avais la pensée
205 Bien autre part, je vous l’avoue, et m’attendais 12
A quelque madrigal un peu compliqué, mais 12
Sans doute, vous voulez parler de Rosalinde 12
Et de courroux auquel son cœur crispé se guinde… 12
N’en doutez pas, elle est vexée horriblement. 12
MYRTIL
En êtes-vous bien sûre ?
CHLORIS
210 Ah ! ça, pour un amant
Tout récemment élu, sur sa chaude supplique 12
Encore ! et clans un tel concours mélancolique 12
Malgré qu’un tant soit peu plaisant d’événements, 12
Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments 12
215 Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée, 12
Qu’à vous préoccuper d’Ariane laissée ? 12
– Mais taisons cela, quitte à plus lard en parler. – 12
Eh oui, là je vous jure, à ne vous rien céler, 12
Que Rosalinde éprise encor d’un infidèle, 12
220 Trépigne, peste, enrage, et sa rancœur est telle 12
Qu’elle m’en a pris mon Sylvandre de dépit. 12
MYRTIL
Et vous regrettez fort Sylvandre ?
CHLORIS
Mal lui prit,
Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie ? 12
MYRTIL
Et pourquoi ?
CHLORIS
Faux naïf ! je ne le dirai mie,
MYRTIL
Mais regrettez-vous fort Sylvandre ?
CHLORIS
225 M’aimez-vous,
Vous ?
MYRTIL
Vos yeux sont si beaux, votre…
CHLORIS
Êtes-vous jaloux
De Sylvandre ?
MYRTIL
très vivement.
O oui !
(Se reprenant.)
Mais au passé, chère belle.
CHLORIS
Allons, un tel aveu, bien que tardif, s’appelle 12
Une galanterie, et je l’admets ainsi 12
Donc vous m’aimez ?
MYRTIL
distrait, après un silence.
O oui !
CHLORIS
230 Quel amoureux transi
Vous seriez si d’ailleurs vous l’étiez de moi !
MYRTIL
même jeu que précédemment.
Douce
Amie !
CHLORIS
Ah ! que c’est froid ! « Douce amie ! » Il vous trousse
Un compliment banal et prend un air vainqueur ! 12
J’aurai longtemps vos « oui » de tantôt sur le cœur. 12
MYRTIL
indolemment.
Permettez…
CHLORIS
235 Mais voici Rosalinde et Sylvandre.
MYRTIL
comme réveillé en sursaut.
Rosalinde !
CHLORIS
Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre
Ainsi l’air de vos bras en façon de moulin ? 12
Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein 12
Et vidons, s’il vous plaît, ailleurs celle querelle. 12
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
SYLVANDRE, ROSALINDE
SYLVANDRE
Et voilà mon histoire en deux mots.
ROSALINDE
240 Elle est telle
Que j’y lis à l’envers l’histoire de Myrtil. 12
Par un pressentiment inquiet et subtil 12
Vous redoutez l’amour qui venait et sa lèvre 12
Aux baisers inconnus encore, et lui qu’enfièvre 12
245 Le souvenir d’un vieil amour désenlacé, 12
Stupide autant qu’ingrat, il a peur du passé, 12
Et tous deux avez tort, allez Sylvandre.
SYLVANDRE
Dites
Qu’il a tort…
ROSALINDE
Non, tous deux, et vous n’êtes pas quittes,
Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait. 12
SYLVANDRE
250 Après tout je ne vois que très mal mon forfait, 12
Et j’ignore très bien quel sera mon martyre. 12
(Minaudant.)
A moins que votre cœur…
ROSALINDE
Vous avez tort de rire.
SYLVANDRE
Je ne ris pas, je dis posément d’une part 12
Que je ne crois point tant criminel mon départ 12
255 D’avec Chloris, coquette aimable mais sujette 12
A caution, et puis, d’autre part, je projette 12
D’être heureux avec vous qui m’avez bien voulu 12
Recueillir quand brisé, désemparé, moulu, 12
Berné par ma maîtresse et planté là par elle 12
260 J’allais probablement me brûler la cervelle 12
Si j’avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts. 12
Oui je vais vous aimer, je le veux (je le dois 12
En outre), je vais vous aimer à la folie… 12
Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie ! 12
265 Je serai votre chien féal, ton petit loup 12
Bien doux…
ROSALINDE
Vous avez tort de rire, encore un coup.
SYLVANDRE
Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore, 12
J’idolâtre ta voix si tendrement sonore ; 12
J’aime vos pieds, petits à tenir dans la main, 12
270 Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin 12
Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules. 12
Quand les grands yeux, de qui les astres sont émules, 12
Abaissent jusqu’à nous leurs aimables rayons, 12
Comparable à ces fleurs d’été que nous voyons 12
275 Tourner vers le soleil leur fidèle corolle, 12
Lors je tombe en extase et reste sans parole, 12
Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard, 12
Devant l’éclat charmant et fier de ton regard. 12
Je frémis à ton souffle exquis comme au veut l’herbe, 12
280 O ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe, 12
Et mon âme palpite au bout de tes cils d’or… 12
– A propos, croyez-vous que Chloris m’aime encor ? 12
ROSALINDE
Et si je le pensais ?
SYLVANDRE
Question saugrenue
En effet !
ROSALINDE
Voulez-vous la vérité bien nue ?
SYLVANDRE
285 Non ! Que me fait ? Je suis un sot, et me voici 12
Confus, et je vous aime uniquement.
ROSALINDE
Ainsi,
Cela vous est égal qu’il soit patent, palpable, 12
Évident que Chloris vous adore…
SYLVANDRE
Du diable
Si c’est possible ! Elle ! Elle ! Allons donc !
(Soucieux, tout à coup, à part.)
Hélas !
ROSALINDE
Quoi,
Vous en doutez ?
SYLVANDRE
290 Ce cœur volage suit sa loi,
Elle leurre à présent, Myrtil…
ROSALINDE
passionnément.
Elle le leurre.
Dites-vous ? Mais alors il l’aime !…
SYLVANDRE
Que je meure
Si je comprends ce cri jaloux !
ROSALINDE
Ah ! taisez-vous !
SYLVANDRE
Un trompeur ! une folle !
ROSALINDE
Es-tu donc pas jaloux
De Myrtil, toi, hein, dis ?
SYLVANDRE
comme frappé subitement d’une idée douloureuse.
295 Tiens ! la fâcheuse idée
Mais c’est qu’oui ! me voici l’âme tout obsédée… 12
ROSALINDE
presque joyeuse
Ah ! vous êtes jaloux aussi, je savais bien ! 12
SYLVANDRE
à part.
Feignons encor.
(A Rosalinde.)
Je vous jure qu’il n’en est rien
Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose, 12
300 Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause. 12
ROSALINDE
Trêve de compliments fastidieux. Je suis 12
Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis 12
Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques. 12
Des malheureux ce sont, il paraît, les pratiques, 12
305 Cela, dit-on, console. Or nous aimons toujours 12
Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours 12
Apparents. Entre nous la seule différence 12
C’est que l’on m’a trahie, et que votre souffrance 12
A vous vient de vous-même et n’est qu’un châtiment. 12
Ai-je tort ?
SYLVANDRE
310 Vous lisez dans mon cœur couramment,
Chère Chloris, je t’ai méchamment méconnue ! 12
Qui me rendra jamais la malice ingénue, 12
Et la gaîté si bonne, et ta grâce, et ton cœur ? 12
ROSALINDE
Et moi, par un destin bien autrement moqueur, 12
Je pleure après Myrtil infidèle…
SYLVANDRE
315 Infidèle !
Mais c’est qu’alors Chloris l’aimerait. O mort d elle ! 12
J’enrage et je gémis ! Mais ne disiez-vous pas 12
Tantôt qu’elle m’aimait encore. – O cieux, là-bas, 12
Regardez, les voilà !
ROSALINDE
Qu’est-ce qu’ils vont se dire ?
(Ils remontent le théâtre.)
SCÈNE IX
LES PRÉCÉDENTS, CHLORIS, MYRTIL
CHLORIS
320 Allons, encore un peu de franchise, beau sire 12
Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait. 12
Le silence, n’est-il pas vrai ? vous étouffait, 12
Et l’obligation banale où vous vous crûtes 12
D’imiter à tout bout de champ la voix des flûtes 12
325 Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit 12
Vous étouffait, ainsi qu’un pourpoint trop étroit ? 12
Votre cœur qui battait pour elle dut me taire 12
Par politesse et par prudence son mystère ; 12
Mais à présent que j’ai presque tout deviné, 12
330 Pourquoi continuer ce mutisme obstiné ? 12
Parlez d’elle, cela d’abord sera sincère. 12
Puis vous souffrirez moins, et, s’il est nécessaire 12
De vous intéresser aux souffrances d’autrui, 12
J’ai besoin en retour de vous parler de lui. 12
MYRTIL
Et quoi, vous aussi, vous ?
CHLORIS
335 Moi-même, hélas ! moi-même,
Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m’aime ? 12
Nous étions tous les deux, Sylvandre, si bien faits 12
L’un pour l’autre ! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais 12
Fit ce malentendu cruel qui nous sépare ? 12
340 Hélas ! il fut frivole encor plus que barbare, 12
Et son esprit surtout fit que son cœur pécha. 12
MYRTIL
Espérez, car peut-être il se repent déjà, 12
Si j’en juge d’après mes remords…
(Il sanglote.)
Et mes larmes.
(Sylvandre et Rosine se pressent la main.)
ROSALINDE
survenant.
Les pleurs délicieux ! Cher instant plein de charmes ! 12
MYRTIL
C’est affreux !
CHLORIS
O douleur !
ROSALINDE
sur la pointe du pied et très bas.
Chloris !
CHLORIS
345 Vous étiez là ?
ROSALINDE
Le sort capricieux qui nous désassembla 12
A remis, faisant trêve à son ire inhumaine, 12
Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène 12
Jurant son grand serment qu’on ne l’y prendrait plus. 12
Est-il trop tard ?
SYLVANDRE
à Chloris.
350 O point de refus absolus !
De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance 12
Suprême, c’est d’avoir un aspect d’indulgence, 12
Punissez-moi sans trop de justice et daignez 12
Ne me point accabler de traits plus indignés 12
355 Que n’en méritent, – non mes crimes, – mais ma tête 12
Folle, mais mon cœur faible et lâche…
(Il tombe à genoux.).
CHLORIS
Êtes-vous bête ?
Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent 12
Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant, 12
Et je jette à ton cou chéri mes bras de lierre. 12
360 Nous nous expliquerons plus tard (Et ma première 12
Querelle et mon premier reproche seront pour 12
L’air de doute dont tu reçus mon pauvre amour 12
Qui, s’il a quelques tours étourdis et frivoles, 12
N’en est pas moins, parmi ses apparences folles, 12
365 Quelque chose de tout dévoué pour toujours). 12
Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours 12
De la charmante ivresse où s’exalta notre âme. 12
(A Rosalinde.)
Et quant à vous, soyez sûre, bonne Madame, 12
De notre amitié franche, et baisez votre sœur. 12
(Les deux femmes s’embrassent.)
SYLVANDRE
370 O si joyeuse avec toute cette douceur ! 12
ROSALINDE
à Myrtil.
Que diriez-vous, Myrtil, si je faisais comme elle ? 12
MYRTIL
Dieu ! elle a pardonné, clémente autant que belle. 12
(A Rosalinde.)
O laissez-moi baiser vos mains pieusement ! 12
ROSALINDE
Voilà qui finit bien et c’est un cher moment 12
375 Que celui-ci. Sans plus parler de ces tristesses, 12
Soyons heureux.
(A Chloris et à Sylvandre.)
Sachez enlacer vos jeunesses.
Doux amis, et joyeux que vous êtes, cueillez 12
La fleur rouge de vos baisers ensoleillés. 12
(Se tournant vers Myrtil.)
Pour nous, amants anciens sur qui gronde la vie, 12
380 Nous vous admirerons sans vous porter envie, 12
Ayant, nous, nos bonheurs discrets d’après-midi, 12
(Tous les personnages de la scène 1ère reviennent
se grouper comme au lever du rideau)
Et voyez, aux rayons du soleil attiédi, 12
Voici tous nos amis qui reviennent des danses 12
Comme pour recevoir nos belles confidences. 12
SCÈNE X
TOUS, groupés comme ci-dessus.,
MEZZETIN
chantant.
385 Va ! sans nul autre souci 7
Que de conserver ta joie ! 7
Fripe les jupes de soie 7
Et goûte les vers aussi. 7
La morale la meilleure, 7
390 En ce monde où les plus fous 7
Sont les plus sages de tous, 7
C’est encor d’oublier l’heure. 7
Il s’agit de n’être point 7
Mélancolique et morose. 7
395 La vie est-elle une chose 7
Grave et ruelle à ce point ? 7
(La toile tombe.)
logo du CRISCO logo de l'université