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VER_22/VER87
Paul VERLAINE
POÈMES CONTEMPORAINS DES POÈMES SATURNIENS ET DES FÊTES GALANTES
1867-1969
LE MONSTRE
J'ai rêvé d'une bête affreuse et d'un grand nombre 12
De femmes et d'enfants et d'hommes que dans l'ombre 12
D'une nuit sans étoile et sans lune et sans bruit 12
Le monstre dévorait ardemment, et la nuit 12
5 Était glacée, et les victimes dans la gueule 12
Du monstre s'agitaient et se plaignaient, et seule 12
La gueule, se fermant soudain, leur répondait 12
Par un grand mouvement de mâchoires.
— C'était
Non loin d'un fleuve. — Autour, des masses étagées, 12
10 Lourdes et divergeant par confuses rangées 12
Dans une obscurité blafarde que piquait 12
Çà et là la lueur diffuse d'un quinquet 12
Probable, dénonçaient le centre d'une ville, 12
Tandis que, violent tour à tour et servile, 12
15 Un murmure très sourd venu de tout côté 12
Semblait le cri lointain d'un peuple épouvanté ! 12
Ténébreuse, gluante et froide, cette bête 12
Faisait corps avec l'ombre, en sorte que la tête 12
Était seule visible, et c'était bien assez 12
20 Pour l'épouvantement de mes sens convulsés. 12
Et voici : sous un front étroit deux yeux que bride 12
Une profonde, noire et chassieuse ride, 12
Méchamment luisaient gris et verts, et clignotants ; 12
La peau, flasque, était jaune et sale ; et de longtemps 12
25 Je n'oublierai l'horreur du mufle, comparable 12
Au mufle du mammouth le plus considérable ; 12
Et cela reniflait et soufflait, et dessous 12
Grognait la gueule vaste et ceinte de crins roux 12
Dont le hérissement formait deux pointes, presque 12
30 À l'instar d'un homard qui serait gigantesque, 12
Et, visqueux, le menton s'allait continuant 12
En longs poils, tout pareils à ceux d'un bouc géant, 12
Des dents étincelaient ; longues, blanches et minces. 12
Et j'ai vu que le monstre avait comme deux pinces 12
35 Qu'il manœuvrait ainsi que des bras de levier, 12
Pour pêcher je ne sais dans quel sombre vivier, 12
Et porter, à sa gueule ouverte qui s'abaisse, 12
La pâture dont j'ai plus haut marqué l'espèce. 12
Et le sang dégouttait, tiède, le sang humain, 12
40 Tiède, avec un bruit lourd de pleurs sur le chemin, 12
Lourd et stupéfiant, dans l'infâme nuitée 12
D'une exécrable odeur laiteuse et fermentée… 12
Mes narines… Tel fut mon rêve… J'ai crié. 12
— Et je ne me suis pas encore réveillé. 12
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