Métrique en Ligne
VER_2/VER66
Paul VERLAINE
FÊTES GALANTES
1869
En patinant
Nous fûmes dupes, vous et moi, 8
De manigances mutuelles, 8
Madame, à cause de l’émoi 8
Dont l’été férut nos cervelles. 8
5 Le Printemps avait bien un peu 8
Contribué, si ma mémoire 8
Est bonne, à brouiller notre jeu, 8
Mais que d’une façon moins noire ! 8
Car au printemps l’air est si frais 8
10 Qu’en somme les roses naissantes 8
Qu’Amour semble entrouvrir exprès 8
Ont des senteurs presque innocentes ; 8
Et même les lilas ont beau 8
Pousser leur haleine poivrée, 8
15 Dans l’ardeur du soleil nouveau : 8
Cet excitant au plus récrée, 8
Tant le zéphyr souffle, moqueur, 8
Dispersant l’aphrodisiaque 8
Effluve, en sorte que le cœur 8
20 Chôme et que même l’esprit vaque. 8
Et qu’émoustillés, les cinq sens 8
Se mettent alors de la fête, 8
Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans 8
Que la crise monte à la tête. 8
25 Ce fut le temps, sous de clairs ciels, 8
(Vous en souvenez-vous, Madame ?) 8
Des baisers superficiels 8
Et des sentiments à fleur d’âme, 8
Exempts de folles passions, 8
30 Pleins d’une bienveillance amène, 8
Comme tous deux nous jouissions 8
Sans enthousiasme — et sans peine ! 8
Heureux instants ! — mais vint l’Été ! 8
Adieu, rafraîchissantes brises ! 8
35 Un vent de lourde volupté 8
Investit nos âmes surprises. 8
Des fleurs aux calices vermeils 8
Nous lancèrent leurs odeurs mûres, 8
Et partout les mauvais conseils 8
40 Tombèrent sur nous des ramures. 8
Nous cédâmes à tout cela, 8
Et ce fut un bien ridicule 8
Vertigo qui nous affola 8
Tant que dura la canicule. 8
45 Rires oiseux, pleurs sans raisons, 8
Mains indéfiniment pressées, 8
Tristesses moites, pâmoisons, 8
Et que vague dans les pensées ! 8
L’automne, heureusement, avec 8
50 Son jour froid et ses bises rudes, 8
Vint nous corriger, bref et sec, 8
De nos mauvaises habitudes, 8
Et nous induisit brusquement 8
En l’élégance réclamée 8
55 De tout irréprochable amant 8
Comme de toute digne aimée… 8
Or, c’est l’Hiver, Madame, et nos 8
Parieurs tremblent pour leur bourse, 8
Et déjà les autres traîneaux 8
60 Osent nous disputer la course. 8
Les deux mains dans votre manchon, 8
Tenez-vous bien sur la banquette, 8
Et filons ! —et bientôt Fanchon 8
Nous fleurira quoi qu’on caquette ! 8
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