Métrique en Ligne
VER_13/VER627
Paul VERLAINE
ÉLÉGIES
1893
XII
Certes il fut traversé traverseras-tu, 12
Ce mien, dernier amour, mon arrière-vertu, 12
Mon ultime raison, mon excuse suprême 12
De vivre et d’être un homme et de rester moi-même, 12
5 Traversé traverseras-tu dans que de sens, 12
Combien de fois ! depuis les soirs presque innocents 12
A force de candeur dans l’entier badinage 12
Où se forma cette union, notre ménage 12
Bizarre, intermittent, plein de lutte et de jeux, 12
10 Jusqu’à cet aujourd’hui nuageux, orageux, 12
Courageux après tout, vécu comme en campagne 12
Avec tel quel air de malheur qui l’accompagne, 12
Pour le saler et le poivrer conformément 12
Aux besoins du moment en fait de condiment. 12
15 Malentendus dès les premières fois, querelles 12
Souvent, disputes très souvent, graves, car elles 12
Avaient pour sanction, las ! des brutalités 12
Pas toujours tiennes, nos pénates désertés 12
A tour de rôle ou d’une fuite mutuelle, 12
20 Pauvres pénates tôt rejoints ! Apre, cruelle, 12
Abominable vie, adorée, entre nous ! 12
Mais enfin il est temps pour nous comme pour tous 12
D’asseoir et d’assurer sur quelque base forte, 12
Pur dévouement ou simple habitude, n’importe ! 12
25 – L’habitude souvent confine au dévouement 12
Et le dévouement n’est jamais qu’un dénouement. – 12
Cette nôtre existence, en somme indispensable 12
A nos tempéraments, comme aux genêts le sable, 12
Ce statu quo peut-être un peu trop militant 12
30 Mais qui nous plaît et qui nous sied, même, pourtant. 12
Sauvage, oui, notre vie ? Hé ! rendons-la moins rude, 12
Moi par le dévouement et toi par l’habitude. 12
Soyons de vieux amants étant de vieux amis. 12
Je me ferai de plus en plus souple et soumis 12
35 Et le sujet plutôt que l’amant de la reine. 12
Mais toi, tout en restant terrible, sois sereine ! 12
Ironique un petit, et, sûre de ton Paul, 12
S’il faute, punis-le comme on fustige un fol 12
De cour qu’il est coutume après tout de peu battre. 12
40 Moi je vais me forcer, m’user, me mettre en quatre 12
Pour obtenir, de mon côté, ce résultat 12
D’au moins t’humaniser et te mettre en état 12
De me montrer, du tien, quelque peu d’indulgence 12
Compatible avec mon degré d’intelligence 12
45 Sauf en un cas de trahison mienne perçu 12
(Et ne prends ta revanche un peu qu’à mon insu), 12
Car, somme toute, à tout péché miséricorde. 12
Bref des concessions réciproques : j’accorde 12
De vivre ton féal corvéable et chétif ; 12
50 Accorde de régner sans zèle intempestif. 12
Tiens, quand tu n’es pas là, pour telle ou telle cause, 12
Absence bien forcée et qui me fait morose 12
A pleurer, au début, ainsi qu’un orphelin 12
Voulant sa mère, et quel cœur gros, et quel œil plein ! 12
55 Par degrés, cependant d'abord presque insensibles, 12
J’arrive à m’engourdir en chagrins plus paisibles, 12
Plus plausibles aussi puisqu’y faire ne puis, 12
Et peu à peu l’agitation de mes nuits, 12
D’abord toute à ton corps qu’un rêve réalise, 12
60 Se transfigure enfin, se comme subtilise, 12
De comme virilise en ardente amitié, 12
Mais en pure amitié, tendre encore à moitié 12
Tout au plus, et l’amant devient le camarade, 12
Nuance exquise quand la couleur se dégrade 12
65 Du rouge de fournaise au blanc rose du jour. 12
Eh bien ! sans abdiquer pour cela notre amour, 12
– Les dieux nous gardent d’une telle ingratitude ! 12
Si nous nous imposions résolument l’étude 12
D’appliquer la leçon dont je te parlais là, 12
70 La leçon que l’alme nature me souffla 12
Au moyen si persuasif, encor qu’austère, 12
D’une façon de divorce sans adultère 12
Et que console un sûr désir d’un prompt retour ? 12
Si nous tâchions d’éviter bien ces chocs, et pour 12
75 Cela, si nous tentions d’être un peu moins en ligne 12
De bataille, et d’accord tacite sur l’insigne 12
Question, qu’on réserve en tout tact bien discret, 12
D’essayer de la franche amitié qu’on plierait, 12
Parfois, quand il faudrait, au caprice de l’heure, 12
80 Ou souvent… et, tapis dans l’heur et la demeure 12
Qu’un loisir diligent nous aura préparés, 12
Parfilons-y gaiement des jours considérés 12
Par les yeux aussi bien bêtes du voisinage, 12
Mais dont l’assentiment garantit et ménage 12
85 La tranquillité due en somme aux gens de bien. 12
Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas ? nous, ce double vaurien, 12
Ce vagabond des deux sexes, cette bohème 12
Que nous sommes et cette espèce de poème 12
Que nous vivons, non sans peut-être du talent, 12
90 Nous, transformés en un couple chaste au vœu lent 12
(Chaste et lent relativement, le vœu, le couple), 12
Hein, ça t’agrée ? Et te sens-tu vaillante et souple 12
Assez pour conspirer avec moi ce bonheur, 12
Assez pour conquérir avec moi cet honneur ! 12
95 Hum ! Tu ne réponds pas, sinon d’une grimace 12
Dédaigneuse plutôt, et que faut-il qu’on fasse ? 12
Baste ! qu’il en retoune ainsi qu’il te plaira. 12
Je t’obéis en tout, advienne que pourra. 12
La mort est là d’ailleurs, conseillère émérite 12
100 Qui nous dit de jouir, vite et beaucoup de suite, 12
Et qu’un traître jupon prime un loyal linceul… 12
Son avis est le tien, pas, chérie ? C’est le seul ! 12
logo du CRISCO logo de l'université