Métrique en Ligne
VER_13/VER623
Paul VERLAINE
ÉLÉGIES
1893
VIII
MOI
Vrai, là, mais quel bourreau d’argent tu fais, petite ! 12
TOI
Tiens, tiens !
MOI
Il n’est banquier solide, il n’est pépite,
Sérieuse qui pût te résister…
TOI
Vraiment
MOI
Je suis pauvre, tu sais, tu sais aussi comment, 12
5 De quelle ardeur je trime et fais, vaille que vaille, 12
Puisqu’on n’est pas rentier et qu’il sied qu’on travaille, 12
Des besognes pour tel journal Ali-Baba 12
Dont la Sésame par instants me fault.
TOI
Ah bah ?
MOI
Enfin, modère-toi, chère, dans tes dépenses. 12
10 La galette n’est pas ce que, vaine, tu penses : 12
Elle a des hauts et des bas et surtout des bas ; 12
Que de braves reculs, que de lâches combats 12
Vis-à-vis de maints éditeurs, gent redoutable, 12
Juste pour la couchette et juste pour la table. 12
15 Parbleu, j’aime le luxe aussi. Je n’en dors pas 12
D’aimer le luxe des habits et des repas 12
Et des lampas et des lambris et tout le diable ! 12
Et même cette dèche implacable, effroyable 12
Où se débattent mes courages presque en vain, 12
20 Courage de la soif, courage de la faim 12
Et du froid et du chaud, la faute à qui ? Peut-être, 12
– Autant qu’on peut juger de son propre Bicêtre, – 12
Un tantinet à moi, sans compter les amis 12
De l’un et l’autre sexe, – et quelques ennemis. 12
25 Mais surtout, mais surtout à mon amour du faste. 12
J’aimais qu’un bon dîner remplit ma panse vaste, 12
Qu’un bon lit, trop étroit, me dit d’être galant, 12
Serrer la main aux pauvres hommes de talent, 12
Enfin acheter des dessins et des gravures 12
30 Et, l’avouerai-je ? me payer des gravelures 12
Japonaises ou dix-huitième siècle, et, ce 12
M’a nécessairement conduit…
TOI
Arrêtez-le ?
MOI
M’a nécessairement conduit à la ruine. 12
Je n’ai plus rien…
TOI
Assez, bon sang ! quelle platine !
MOI
35 Tu railles ma garrulité peut-être à tort, 12
Chéri. J’admets que j’ai tendu fort le ressort, 12
Je sais que j’exagère et sans doute plaisante. 12
Certes ton luxe et ton amour de lui présente 12
De modestes aspects, j’admets un peu forcés. 12
40 (Dame, on ne peut avoir trop avec pas assez) 12
Mais enfin tu n’es pas très femme de ménage, 12
Je puis le dire sans ridicule à mon âge 12
Calmé, lent, réfléchi…
TOI
Réfléchi, c’est le mot.
MOI
J’abuse du vocable en effet, mais pas trop 12
45 De la chose, conviens. Je disais donc, chérie, 12
Que je t’adjure de tout mon cœur et te prie 12
D’à ton tour réfléchir sur les nécessités 12
Qui nous tiennent, hélas, de pas mal de côtés. 12
Voyons, modérons-nous dans la petite vie 12
50 Agréable, après tout, que plus d’un nous envie. 12
Soyons, s’il te plaît, toi, coquette, moi, bien mis, 12
Mangeons comme de droit, buvons comme permis, 12
Mais, sacrebleu ! surtout, n’allons pas perdre haleine 12
A tant courir…
TOI
N’en jetez plus, la cour est pleine.
MOI
55 A tant courir, disais-je, en somme, après la fin 12
De tout crédit jusque chez… le marchand de vin ! 12
Après, en un mot, comme en mille, la misère ! 12
Voyons, de la raison un peu, c’est nécessaire, 12
Impérieux : pas drôle, ô non pas ! la raison, 12
60 Mais, dans l’espèce, indispensable à la maison ! 12
Je veux…
TOI
Tu veux !
MOI
Nous voulons.
TOI
Qui donc est le maître
Ici ?
TOI
Toi.
TOI
Qui donc est raisonnable ?
MOI
Peut-être…
TOI
Pas de peut-être ! Moi. Qu’il en soit autrement. 12
Je m’en moque. Je suis le maître absolument 12
65 Et je n’ai plus besoin de mamours, ni d’astuces, 12
J’espère, pour être obéie, – et que tu dusses 12
En maugréer, fais-le, mais, encor, pas trop haut. 12
Or je veux de l’argent. Beaucoup ! Puis il m’en faut 12
Tout de suite ; donne à l’instant et puis turbine ! 12
70 C’est ton petit devoir d’esclave et de machine : 12
Encore bien heureux de le faire pour moi. 12
MOI
D’accord. Combien veux-tu ?
TOI
Tout ce que t'as sur toi,
Chez toi, chez moi plutôt.
MOI
Prends.
TOI
Donne.
MOI
Voilà, chère.
TOI
Et maintenant faisez le beau, baisez mémère. 12
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