Métrique en Ligne
VER_13/VER617
Paul VERLAINE
ÉLÉGIES
1893
II
Je me demande encor – cette tête que j’ai ! – 12
Où, comme débuta, – bien sûr quelque soir gai – 12
Cette liaison qui m’a fait ton esclave ivre. 12
Tu ne t’en souviens plus non plus. Rayons du livre 12
5 De Mémoire ce jour des jours, ou plutôt non, 12
Il ne sera pas dit, ou j’y perdrai mon nom, 12
Que je n’aurai pas fait au moins le nécessaire 12
Pour retrouver un peu de cet anniversaire. 12
Oui, c’était par un soir joyeux de cabaret, 12
10 Un de ces soirs plutôt trop chauds où l’on dirait 12
Que le gaz du plafond conspire à notre perte 12
Avec le vin du zinc, saveur naïve et verte. 12
On s’amusait beaucoup dans la boutique et on 12
Entendait des soupirs voisins d’accordéon 12
15 Que ponctuaient des pieds frappants presque en cadence. 12
Quand la porte s’ouvrit de la salle de danse 12
Vomissant tout un flot dont toi, vers où j’étais, 12
Et de ta voix qui fait que soudain je me tais, 12
S’il te plaît me donner un ordre péremptoire. 12
20 Tu t’écrias « Dieu » qu’il fait chaud. Patron, à boire ! 12
Je regardai de ton côté. Tu m’apparus 12
Toute rose, enflammée, et je comme accourus 12
A toi, tant ton visage et toute ta personne, 12
Gaîté, santé, beauté du corps que l’on soupçonne 12
25 Sous le jersey bien plein et la jupe aux courts plis 12
Bien pleins, et les contours des manches mieux remplis 12
Encore, ô plaisir ! car vivent des bras de femme ! 12
M’avaient pris d’un seul coup, tel un fauve réclame 12
Et mord sa proie, et comme j’avais discerné 12
30 Dans tes quelques mots dit d’un ton, croyais-je, inné, 12
Avec l’accent qu’on a dans le Nord de la France 12
Et que je connais bien ayant, par occurrence, 12
Vécu par là, je liai conversation, 12
T’offrant, selon ton vœu, la consommation 12
35 Que tu voudrais, « au nom du pays ». Et nous bûmes 12
Et nous causâmes, lors, à remplir cent volumes, 12
De ceci, de cela, le tout fort arrosé 12
De ce vin-là, naïf et vert et très rusé. 12
Ce qui s’ensuivit par exemple, je l’oublie 12
40 Tout en m’en doutant peu ou prou. Mais toi, pâlie 12
Le lendemain et lasse assez (moi las, très las), 12
Peux-tu te rappeler pourquoi, sans trop d’hélas ! 12
Connaissances d’hier à peine, tendres âmes 12
Au chocolat matinal nous nous tutoyâmes ? 12
45 Pour des commencements banals certes, c’en sont 12
A ces amours, ô vrai ! mes dernières, qui font 12
Comme un signe de croix sur mon vieux cœur en peine 12
Entre le bien, le mal, la tendresse et la haine 12
Enfin au port, un port orageux, mais un port 12
50 Pour ce qui me reste de vie et pour la mort ! 12
Avons-nous voyagé, dis, ma puissante reine, 12
Étoile de la mer, ô toi toujours sereine 12
A travers ce pullulement d’affreux dangers. 12
Écueils, naufrages, calmes plats tant partagés ? 12
55 Avons-nous traversé des rages, des misères, 12
Heurts de cœurs violents et chocs de caractères, 12
Disputes, pis encor, trahisons, pis encor, 12
Finalement la paix, n’est-ce pas ? paix en or, 12
Paix pour de bon, paix définitive et.sans trêve ? 12
60 Ah ! ce serait le but et ce serait le rêve 12
Mieux encore que conjugal, presque chrétien 12
O l’humble bouchon d’où m’afflua tout ce bien… 12
logo du CRISCO logo de l'université