LE FRANC-TIREUR ET SA MÈRE |
Si vous continuez à prendre et égorger les francs-tireurs
prisonniers, j’userai de représailles.
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GARIBALDI.
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D’un infernal concert les notes infernales |
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Sur la terre française arrivent par rafales : |
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Ce sont des bataillons de poëtes, d’auteurs ; |
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Des régiments entiers de savants, de docteurs |
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Du pays de Luther, faisant savoir au monde |
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Que chaque franc-tireur est un reptile immonde, |
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Un être hors la loi, qu’il faut absolument, |
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S’il est fait prisonnier, pendre instantanément. |
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Mieux vaut ne pas chanter, mieux vaut ne pas écrire, |
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Que de tirer, hélas ! de tels sons d’une lyre. |
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Penseurs germains, celui qui défend son pays |
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Doit être respecté, même des ennemis. |
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I |
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« Non, ne viens pas plus loin, mon excellente mère : |
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Bientôt il fera nuit, regagne ta chaumière. |
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Avant la fin de l’an, j’en ai le doux espoir, |
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Lorsque j’aurai rempli le plus sacré devoir, |
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Quand j’aurai combattu pour notre chère France, |
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Je reviendrai m’asseoir aux lieu de mon enfance ; |
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Gaîment je reprendrai mes travaux d’autrefois, |
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Et nous serons alors plus heureux que des rois. » |
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La mère, en pleurs, répond : « C’est en vain que je chasse |
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Un noir pressentiment ! Viens, viens, que je t’embrasse |
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Longtemps, mon cher enfant, car aujourd’hui je crois |
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T’embrasser et te voir pour la dernière fois ! » |
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Bien long est le baiser ! oh ! bien longue est l’étreinte ! |
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Déjà dans le vallon la cloche du soir tinte, |
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Et le bon fils, aussi, qui s’est mis à pleurer, |
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De sa mère, à son tour, ne peut se séparer. |
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Pourtant le franc tireur sait que l’instant suprême |
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Est arrivé : faisant un effort sur lui-même, |
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Il se sauve en disant : « Invoque pour moi Dieu, |
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Dis-lui de me garder, ma bonne mère. Adieu ! » |
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II |
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Un sombre soir d’hiver, assise au coin de l’âtre, |
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D’où s’échappait, mourante, une flamme bleuâtre, |
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L’honnête paysanne à son garçon absent |
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Pensait, lorsque soudain un coup retentissant |
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Au volet est frappé. « Qui donc peut de la sorte |
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Heurter ? » marmotte-t-elle en entr’ouvrant la porte. |
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« Madame, excusez-moi si je vous ai fait peur, |
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Dit le nouveau venu. Je suis un franc-tireur. |
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Non pas à nombre égal, mais un contre quarante, |
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Au village voisin, jusqu’à la nuit tombante, |
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Nous nous sommes battus. Je suis blessé, j’ai froid : |
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Puis-je me reposer un peu sous votre toit ? |
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— Entrez, mon brave, entrez, ce vieux chaume vit naître |
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Un franc-tireur aussi, mon garçon, que peut-être |
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Déjà vous connaissez. — Comment l’appelle-t-on ? » |
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La vieille, avec orgueil, dit un rustique nom. |
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« Eh bien, alors, sachez que vous êtes la mère |
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De mon meilleur ami. Vous pouvez être fière |
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D’avoir un tel enfant. Pour ses exploits nombreux |
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Il a reçu la croix : c’est un héros, un preux. |
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— Où l’avez-vous laissé ? Pourquoi ne pas vous suivre ? |
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Est-il mort ? Oh ! sans lui je ne pourrais pas vivre. |
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— Calmez-vous, benne femme ; il vit, j’en suis certain, |
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Et puisqu’il est si près, vous le verrez demain. |
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—Je le verrai demain, dites-vous. A cette heure |
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Peut-Être expire-t-il non loin de sa demeure, |
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Dans quelqu’endroit connu de moi seule et de lui. |
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Ah ! j’aurais bien aimé le revoir aujourd’hui ! » |
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III |
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Le jour s’est levé pur, mais le froid est intense ; |
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Sur le chemin neigeux, la campagnarde avance |
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D’un pas rapide et sûr, malgré ses soixante ans. |
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Au village elle va : l’atteindra-t-elle à temps ? |
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Elle ne connaît pas, la malheureuse mère, |
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Le soldat allemand : simple, bonne, elle espère, |
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S’il est fait prisonnier, pouvoir tirer son fils |
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Avec facilité des mains des ennemis. |
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Elle vient d’arriver à l’endroit où la route |
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Entre dans la forêt ; anxieuse, elle écoute |
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Un bruit sourd, prolongé, qui de la profondeur |
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Du bois semble sortir et prédire un malheur. |
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Quelque cent pas plus loin, l’impérieux qui vive |
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D’un soldat retentit. Plutôt morte que vive, |
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Comme clouée au sol, la vieille ne dit rien. |
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Aussitôt le soldat se comporte en Prussien. |
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« En avant ! en avant ! Allons, marche, sorcière, » |
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Dit-il en ricanant, et vers une clairière |
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Où sans gens sont campés, cet être sans pitié |
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La pousse avec sa crosse, et quelquefois du pied. |
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Lorsque la paysanne, éperdue, effarée, |
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Avec son conducteur au camp fait son entrée, |
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Les officiers germains la criblent de lazzis |
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Qui, pour des gens bien nés, hélas ! sont peu choisis. |
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Mais avant, par hasard, levé sa tête blanche, |
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Ses yeux voilés de pleurs sur la plus haute branche |
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D’un centenaire pin se fixent un instant. |
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« Oh ! que vois-je, grand Dieu ! c’est lui, c’est mon enfant ! |
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Dit-elle. Il est pendu ! lui qui m’a tant aimée ! » |
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Elle prononce un nom et tombe inanimée. |
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Esclaves de leurs rois, ce jour-là les Germains |
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En n’en pendant que trois se montrèrent humains. |
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