Métrique en Ligne
VAL_3/VAL42
Paul VALÉRY
LA JEUNE PARQUE
1917
La Jeune Parque
à André Gide :
Depuis bien des années
j’avais laissé l’art des vers :
essayant de m’y astreindre encore,
j’ai fait cet exercice que je te dédie.
Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
Pour la demeure d’un serpent ?
Pierre Corneille.
Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure 12
Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure, 12
Si proche de moi-même au moment de pleurer ? 12
Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer, 12
5 Distraitement docile à quelque fin profonde, 12
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde, 12
Et que de mes destins lentement divisé, 12
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé. 12
La houle me murmure une ombre de reproche, 12
10 Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche, 12
Comme chose déçue et bue amèrement, 12
Une rumeur de plainte et de resserrement… 12
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée, 12
Et quel frémissement d’une feuille effacée 12
15 Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?… 12
Je scintille, liée à ce ciel inconnu… 12
L’immense grappe brille à ma soif de désastres. 12
Tout-puissants étrangers, inévitables astres 12
Qui daignez faire luire au lointain temporel 12
20 Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ; 12
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes 12
Ces souverains éclats, ces invincibles armes, 12
Et les élancements de votre éternité, 12
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté 12
25 Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille, 12
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille, 12
Quel crime par moi-même ou sut moi consommé ?… 12
… Ou si le mal me suit d’un songe refermé, 12
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes) 12
30 J’ai de mes bras épais environné mes tempes, 12
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ? 12
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs, 12
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue, 12
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue, 12
35 Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais 12
De regards en regards, mes profondes forêts. 12
J’y suivais un serpent qui venait de me mordre. 12
Quel repli de désirs, sa traîne !… Quel désordre 12
De trésors s’arrachant à mon avidité, 12
40 Et quelle sombre soif de la limpidité ! 12
Ô ruse !… À la lueur de la douleur laissée 12
Je me sentis connue encor plus que blessée… 12
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ; 12
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît : 12
45 Il colore une vierge à soi-même enlacée, 12
Jalouse… Mais de qui, jalouse et menacée ? 12
Et quel silence parle à mon seul possesseur ? 12
Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur 12
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive. 12
50 Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve, 12
Cher Serpent… Je m’en ;ace, être vertigineux ! 12
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds 12
Ni ta fidélité qui me fuit et devine… 12
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine ! 12
55 Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments, 12
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ; 12
Elle y suce longtemps le lait des rêveries… 12
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries 12
Qui menace d’amour mon sort spirituel… 12
60 Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel, 12
Moins désirable… Apaise alors, calme ces ondes, 12
Rappelle ces remous, ces promesses immondes… 12
Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts. 12
Je n’attendais pas moins de mes riches déserts 12
65 Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse : 12
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse 12
Si loin que je m’avance et m’altère pour voir 12
De mes enfers pensifs les confins sans espoir… 12
Je sais… Ma lassitude est parfois un théâtre. 12
70 L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre 12
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau 12
Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau. 12
Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie. 12
L’ombre même le cède à certaine agonie, 12
75 L’âme avare s’entr’ouvre, et du monstre s’émeut 12
Qui se tord sur les pas d’une porte de feu… 12
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses, 12
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses, 12
Si proche impatience et si lourde langueur, 12
80 Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ? 12
Tu regardais dormir ma belle négligence… 12
Mais avec mes périls, je suis d’intelligence, 12
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux. 12
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux ! 12
85 Va chercher des yeux clos pour tes danses massives. 12
Coule vers d’autres lits tes robes successives, 12
Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal, 12
Et que dans les anneaux de ton rêve animal 12
Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !… 12
90 Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse, 12
Toute humide des pleurs que je n’ai point versés, 12
D’une absence aux contours de mortelle bercés 12
Par soi seule… Et brisant une tombe sereine, 12
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine, 12
95 Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil, 12
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. » 12
Mais je tremblais de perdre une douleur divine ! 12
Je baisais sur ma main cette morsure fine, 12
Et je ne savais plus de mon antique corps 12
100 Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords : 12
Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge… 12
Harmonieuse MOI, différente d’un songe, 12
Femme flexible et ferme aux silences suivis 12
D’actes purs !… Front limpide, et par ondes ravis, 12
105 Si loin que le vent vague et velu les achève 12
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève, 12
Dites !… J’étais l’égale et l’épouse du jour, 12
Seul support souriant que je formais d’amour 12
À la toute-puissante altitude adorée… 12
110 Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée, 12
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor, 12
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or ! 12
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore, 12
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ; 12
115 Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir 12
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir : 12
Mon amère saveur ne m’était point venue. 12
Je ne sacrifiais que mon épaule nue 12
À la lumière ; et sur cette gorge de miel, 12
120 Dont la tendre naissance accomplissait le ciel, 12
Se venait assoupir la figure du monde. 12
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde, 12
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein, 12
Liant et déliant mes ombres sous le lin. 12
125 Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles, 12
Qui laissait à ma robe obéir les ombelles, 12
Dans les abaissements de leur frêle fierté 12
Et si, contre le fil de cette liberté, 12
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce, 12
130 L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce, 12
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs 12
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs ! 12
Je regrette à demi cette vaine puissance… 12
Une avec le désir, je fus l’obéissance 12
135 Imminente, attachée à ces genoux polis ; 12
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis 12
Que je sentais ma cause à peine plus agile ! 12
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile, 12
Et dans l’ardente paix des songes naturels, 12
140 Tous ces pas infinis me semblaient éternels. 12
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie, 12
Mon ombre ! la mobile et la souple momie, 12
De mon absence peinte effleurait sans effort 12
La terre où je fuyais cette légère mort. 12
145 Entre la rose et moi je la vois qui s’abrite ; 12
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite 12
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout… 12
Glisse ! Barque funèbre…
Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée, 12
150 Mais, comme par l’amour une joue enflammée, 12
Et la narine jointe au vent de l’oranger, 12
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger… 12
Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse 12
De mon cœur séparé la part mystérieuse, 12
155 Et de sombres essais s’approfondir mon art !… 12
Loin des purs environs, je suis captive, et par 12
L’évanouissement d’arômes abattue, 12
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue, 12
Des caprices de l’or, son marbre parcouru. 12
160 Mais je sais ce que voit mon regard disparu ; 12
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures ! 12
Je pense, abandonnant à la brise les heures 12
Et l’âme sans retour des arbustes amers, 12
Je pense, sur le bord doré de l’univers, 12
165 À ce goût de périr qui prend la Pythonisse 12
En qui mugit l’espoir que le monde finisse. 12
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux, 12
Mes pas interrompus de paroles aux cieux, 12
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie 12
170 . Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie, 12
Cent fois sur le soleil joue avec le néant, 12
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant. 12
Ô dangereusement de son regard la proie ! 12
Car l’œil spirituel sur ses plages de soie 12
175 Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours 12
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours. 12
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance, 12
Me donnait sur ma vie une funeste avance : 12
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi. 12
180 J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi 12
Immortelle, rêvant que le futur lui-même 12
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème 12
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront 12
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front. 12
185 Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes, 12
Ressusciter un soir favori des colombes, 12
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur 12
De ma docile enfance un reflet de rougeur, 12
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ? 12
190 Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte, 12
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus 12
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus… 12
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance 12
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance, 12
195 Et l’insensible iris du temps que j’adorai ! 12
Viens consumer sur moi ce don décoloré 12
Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse, 12
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice, 12
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois… 12
200 Et de mon sein glacé rejaillisse la voix 12
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée… 12
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée. 12
Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ? 12
Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir 12
205 Dans l’arrière douceur riant à vos menaces… 12
Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces, 12
Ou toi… de cils tissue et de fluides fûts, 12
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ? 12
« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple ! 12
210 Et que sur moi repose un autel sans exemple ! » 12
Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur… 12
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur 12
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige… 12
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige, 12
215 La pensive couronne échappe à mes esprits, 12
La mort veut respirer cette rose sans prix 12
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse ! 12
Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse, 12
Ô mort, respire enfin cette esclave de roi : 12
220 Appelle-moi, délie !… Et désespère-moi, 12
De moi-même si lasse, image condamnée ! 12
écoute… N’attends plus… La renaissante année 12
À tout mon sang prédit de secrets mouvements : 12
Le gel cède à regret ses derniers diamants… 12
225 Demain, sur un soupir des Bontés constellées, 12
Le printemps vient briser les fontaines scellées : 12
L’étonnant printemps rit, viole… On ne sait d’où 12
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux 12
Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles… 12
230 Les arbres regonflés et recouverts d’écailles 12
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons, 12
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons, 12
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes 12
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles… 12
235 N’entends-tu pas frémir ces noms aériens, 12
Ô Sourde !… Et dans l’espace accablé de liens, 12
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime, 12
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime, 12
La flottante forêt de qui les rudes troncs 12
240 Portent pieusement à leurs fantasques fronts, 12
Aux déchirants départs des archipels superbes, 12
Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes ? 12
Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ? 12
Quelle mortelle ?
Moi si pure, mes genoux
245 Pressentent les terreurs de genoux sans défense… 12
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance 12
Inouïs…l’ombre même où se serre mon cœur, 12
Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur 12
Hélas ! des bras si doux qui ferment la corbeille… 12
250 Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille, 12
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu, 12
Le point délicieux de mon jour ambigu… 12
Lumière !… Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me prenne !… 12
Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne ! 12
255 Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur 12
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur… 12
Dur en moi… mais si doux à la bouche infinie !… 12
Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie, 12
Désirs ! Visages clairs !… Et vous, beaux fruits d’amour, 12
260 Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour 12
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices, 12
Pour que la vie embrasse un autel de délices, 12
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours, 12
La semence, le lait, le sang coulent toujours ? 12
265 Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie ! 12
Chaque baiser présage une neuve agonie… 12
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs 12
Des mânes impuissants les millions amers… 12
Non, souffles ! Non, regards, tendresses… mes convives, 12
270 Peuple altéré de moi suppliant que tu vives, 12
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !… Allez, 12
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés, 12
Allez joindre des morts les impalpables nombres ! 12
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres, 12
275 Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair… 12
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !… 12
Et puis… mon cœur aussi vous refuse sa foudre. 12
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre ! 12
Grands Dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés ! 12
280 Je n’implorerai plus que tes faibles clartés, 12
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre, 12
Très imminente larme, et seule à me répondre, 12
Larme qui fais trembler à mes regards humains 12
Une variété de funèbres chemins ; 12
285 Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe, 12
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte, 12
Cette distraction de mon suc précieux 12
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux, 12
Tendre libation de l’arrière-pensée ! 12
290 D’une grotte de crainte au fond de moi creusée 12
Le sel mystérieux suinte muette l’eau. 12
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau 12
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ? 12
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère, 12
295 Et déchirant ta route, opiniâtre faix, 12
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais 12
M’étouffent… Je me tais, buvant ta marche sûre… 12
— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure ! 12
Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ? 12
300 Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid, 12
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance ! 12
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance, 12
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ? 12
Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi, 12
305 Porte doucement moi… Ma faiblesse de neige, 12
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ? 12
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ? 12
… Dureté précieuse… Ô sentiment du sol, 12
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée ! 12
310 Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée 12
Et touche avec horreur à son pacte natal, 12
Cette terre si ferme atteint mon piédestal. 12
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice… 12
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice 12
315 À fuir (comme en soi-même ineffablement seul), 12
Commence… Et le vent semble au travers d’un linceul 12
Ourdir de bruits marins une confuse trame, 12
Mélange de la lame en ruine, et de rame… 12
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés, 12
320 Brisés, repris au large… et tous les sorts jetés 12
éperdument divers roulant l’oubli vorace… 12
Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace 12
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ? 12
Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi ! 12
325 Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore ! 12
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore 12
Amèrement la même…
Un miroir de la mer
Se lève… Et sur la lèvre, un sourire d’hier 12
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes, 12
330 Glace dans l’orient déjà les pâles lignes 12
De lumière et de pierre, et la pleine prison 12
Où flottera l’anneau de l’unique horizon… 12
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude. 12
Je te revois, mon bras… Tu portes l’aube…
Ô rude
335 Réveil d’une victime inachevée… et seuil 12
Si doux… si clair, que flatte, affleurement d’écueil, 12
L’onde basse, et que lave une houle amortie !… 12
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie, 12
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs, 12
340 Sur le terrible autel de tous mes souvenirs. 12
Là, l’écume s’efforce à se faire visible ; 12
Et là, titubera sur la barque sensible 12
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel. 12
Tout va donc accomplir son acte solennel 12
345 De toujours reparaître incomparable et chaste, 12
Et de restituer la tombe enthousiaste 12
Au gracieux état du rire universel. 12
Salut ! Divinités par la rose et le sel, 12
Et les premiers jouets de la jeune lumière, 12
350 Îles !… Ruches bientôt quand la flamme première 12
Fera que votre roche, îles que je prédis, 12
Ressente en rougissant de puissants paradis ; 12
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées, 12
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées, 12
355 D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther, 12
Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer, 12
Mères vierges toujours, même portant ces marques, 12
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques : 12
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez, 12
360 Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés ! 12
De l’âme les apprêts sous la tempe calmée, 12
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée, 12
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor, 12
Chastes éloignements des lustres de mon sort, 12
365 Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ? 12
Nulle jamais des dieux plus près aventurée 12
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur, 12
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur, 12
Prétendre par la lèvre au suprême murmure. 12
370 Je soutenais l’éclat de la mon toute pure 12
Telle j’avais jadis le soleil soutenu… 12
Mon corps désespéré tendait le torse nu 12
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire, 12
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire, 12
375 écoute, avec espoir, frapper au mur pieux 12
Ce cœur, — qui se ruine à coups mystérieux 12
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance 12
Un frémissement fin de feuille, ma présence… 12
Attente vaine, et vaine… Elle ne peut mourir 12
380 Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir. 12
Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse 12
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice 12
Ce lucide dédain des nuances du sort ? 12
Trouveras-tu jamais plus transparente mort 12
385 Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte 12
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte, 12
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ? 12
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ? 12
Dans quelle blanche pais cette pourpre la laisse, 12
390 À l’extrême de l’être et belle de faiblesse ! 12
Elle calme le temps qui la vient abolir, 12
Le moment souverain ne la peut plus pâlir, 12
Tant la chair vide baise une sombre fontaine ! 12
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine… 12
395 Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près, 12
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès… 12
Vers un aromatique avenir de fumée, 12
Je me sentais conduite, offerte et consumée ; 12
Toute, toute promise aux nuages heureux ! 12
400 Même, je m’apparus cet arbre vaporeux, 12
De qui la majesté légèrement perdue 12
S’abandonne à l’amour de toute l’étendue. 12
L’être immense me gagne, et de mon cœur divin 12
L’encens qui brûle expire une forme sans fin… 12
405 Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !… 12
Non, non !… N’irrite plus cette réminiscence ! 12
Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux, 12
Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux… 12
Parmi tous les instants tu touchais au suprême… 12
410 — Mais qui l’emporterait sur la puissance même, 12
Avide par tes yeux de contempler le jour 12
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ? 12
Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite 12
La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite ? 12
415 Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct 12
Ce fil (ton doigt doré le dispute au matin), 12
Ce fil dont la finesse aveuglément suivie 12
Jusque sur cette rive a ramené ta vie… 12
Sois subtile… cruelle… ou plus subtile !… Mens !… 12
420 Mais sache !… Enseigne-moi par quels enchantements, 12
Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée, 12
Ni le souci d’un sein d’argile parfumée, 12
Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris 12
Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ? 12
425 Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse 12
M’a trahie… Oh ! sans rêve, et sans une caresse !… 12
Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril 12
D’imaginaires bras mourant au col viril ; 12
Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée 12
430 Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée… 12
Il eût connu pourtant le plus tendre des nids ! 12
Car toute à la faveur de mes membres unis, 12
Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande… 12
Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande, 12
435 Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux, 12
J’ai mollement perdu mon empire nerveux. 12
Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre… 12
Qui s’aliène ?… Qui s’envole ?… Qui se vautre ?… 12
À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ? 12
440 Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ? 12
Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée 12
De mon extrémité pure et prématurée, 12
Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ? 12
Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir. 12
445 Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse 12
Intérieure s’use et se désintéresse : 12
Elle n’est plus la même… Une profonde enfant 12
Des degrés inconnus vainement se défend, 12
Et redemande au loin ses mains abandonnées. 12
450 Il faut céder aux vœux des mortes couronnées 12
Et prendre pour visage un souffle…Doucement, 12
Me voici : mon front touche à ce consentement… 12
Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre 12
Je me remets entière au bonheur de descendre, 12
455 Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés, 12
Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés. 12
Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ; 12
Retourne dans le germe et la sombre innocence, 12
Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors. 12
460 Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors ! 12
(La porte basse c’est une bague… où la gaze 12
Passe… Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase… 12
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir… 12
Viens plus bas, parle bas… Le noir n’est pas si noir…) 12
465 Délicieux linceuls, mon désordre tiède, 12
Couche où je me répands, m’interroge et me cède, 12
Où j’allai de mon cœur noyer les battements, 12
Presque tombeau vivant dans mes appartements, 12
Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute, 12
470 Place pleine de moi qui m’avez prise toute, 12
Ô forme de ma forme et la creuse chaleur 12
Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur, 12
Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge 12
À la fin se mélange aux bassesses du songe ! 12
475 Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort 12
L’idole malgré soi se dispose et s’endort, 12
Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes, 12
Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes, 12
Et ce reste d’amour que se gardait le corps 12
480 Corrompirent sa perte et ses mortels accords. 12
Arche toute secrète, et pourtant si prochaine, 12
Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ; 12
Je n’ai fait que bercer de lamentations 12
Tes flancs chargés de jour et de créations ! 12
485 Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare 12
Regardent là périr l’étoile fine et rare, 12
Et ce jeune soleil de mes étonnements 12
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments, 12
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence, 12
490 Et compose d’aurore une chère substance 12
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !… 12
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau ! 12
Tu viens !… Je suis toujours celle que tu respires, 12
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires… 12
495 … Alors, n’ai-je formé vains adieux si je vis, 12
Que songes ?… Si je viens, en vêtements ravis, 12
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume, 12
Boire des yeux l’immense et riante amertume, 12
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air, 12
500 Recevant au visage un appel de la mer ; 12
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde 12
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde 12
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur, 12
Et vient des hautes mers vomir la profondeur 12
505 Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées 12
Un éblouissement d’étincelles glacées, 12
Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil, 12
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil, 12
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître, 12
510 Doux et puissant retour du délice de naître, 12
Feu vers qui se soulève une vierge de sang 12
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant ! 12
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