Métrique en Ligne
VAL_2/VAL34
Paul VALÉRY
CHARMES
1922
Ébauche d’un serpent
à Henri Ghéon.
Parmi l’arbre, la brise berce 8
La vipère que je vêtis ; 8
Un sourire, que la dent perce 8
Et qu’elle éclaire d’appétits, 8
5 Sur le Jardin se risque et rôde, 8
Et mon triangle d’émeraude 8
Tire sa langue à double fil… 8
Bête je suis, mais bête aiguë, 8
De qui le venin quoique vil 8
10 Laisse loin la sage ciguë ! 8
Suave est ce temps de plaisance ! 8
Tremblez, mortels ! Je suis bien fort 8
Quand jamais à ma suffisance, 8
Je bâille à briser le ressort ! 8
15 La splendeur de l’azur aiguise 8
Cette guivre qui me déguise 8
D’animale simplicité ; 8
Venez à moi, race étourdie ! 8
Je suis debout et dégourdie, 8
20 Pareille à la nécessité ! 8
Soleil, soleil !… Faute éclatante ! 8
Toi qui masques la mort, Soleil, 8
Sous l’azur et l’or d’une tente 8
Où les fleurs tiennent leur conseil ; 8
25 Par d’impénétrables délices, 8
Toi, le plus fier de mes complices, 8
Et de mes pièges le plus haut, 8
Tu gardes le cœur de connaître 8
Que l’univers n’est qu’un défaut 8
30 Dans la pureté du Non-être ! 8
Grand Soleil, qui sonnes l’éveil 8
À l’être, et de feux l’accompagnes, 8
Toi qui l’enfermes d’un sommeil 8
Trompeusement peint de campagnes, 8
35 Fauteur des fantômes joyeux 8
Qui rendent sujette des yeux 8
La présence obscure de l’âme, 8
Toujours le mensonge m’a plu 8
Que tu répands sur l’absolu, 8
40 Ô roi des ombres fait de flamme ! 8
Verse-moi ta brute chaleur, 8
Où vient ma paresse glacée 8
Rêvasser de quelque malheur 8
Selon ma nature enlacée… 8
45 Ce lieu charmant qui vit la chair 8
Choir et se joindre m’est très cher ! 8
Ma fureur, ici, se fait mûre ; 8
Je la conseille et la recuis, 8
Je m’écoute, et dans mes circuits, 8
50 Ma méditation murmure… 8
Ô Vanité ! Cause Première ! 8
Celui qui règne dans les Cieux, 8
D’une voix qui fut la lumière 8
Ouvrit l’univers spacieux. 8
55 Comme las de son pur spectacle, 8
Dieu lui-même a rompu l’obstacle 8
De sa parfaite éternité ; 8
Il se fit Celui qui dissipe 8
En conséquences, son Principe, 8
60 En étoiles, son Unité. 8
Cieux, son erreur ! Temps, sa ruine ! 8
Et l’abîme animal, béant !… 8
Quelle chute dans l’origine 8
Étincelle au lieu de néant !… 8
65 Mais, le premier mot de son Verbe, 8
MOI !… Des astres le plus superbe 8
Qu’ait parlés le fou créateur, 8
Je suis !… Je serai !… J’illumine 8
La diminution divine 8
70 De tous les feux du Séducteur ! 8
Objet radieux de ma haine, 8
Vous que j’aimais éperdument, 8
Vous qui dûtes de la géhenne 8
Donner l’empire à cet amant, 8
75 Regardez-vous dans ma ténèbre ! 8
Devant votre image funèbre, 8
Orgueil de mon sombre miroir, 8
Si profond fut votre malaise 8
Que votre souffle sur la glaise 8
80 Fut un soupir de désespoir ! 8
En vain, Vous avez, dans la fange, 8
Pétri de faciles enfants, 8
Qui de Vos actes triomphants 8
Tout le jour Vous fissent louange ! 8
85 Sitôt pétris, sitôt soufflés, 8
Maître Serpent les a sifflés, 8
Les beaux enfants que Vous créâtes ! 8
Holà ! dit-il, nouveaux venus ! 8
Vous êtes des hommes tout nus, 8
90 Ô bêtes blanches et béates ! 8
À la ressemblance exécrée, 8
Vous fûtes faits, et je vous hais ! 8
Comme je hais le Nom qui crée 8
Tant de prodiges imparfaits ! 8
95 Je suis Celui qui modifie, 8
Je retouche au cœur qui s’y fie, 8
D’un doigt sûr et mystérieux !… 8
Nous changerons ces molles œuvres, 8
Et ces évasives couleuvres 8
100 En des reptiles furieux ! 8
Mon Innombrable Intelligence 8
Touche dans l’âme des humains 8
Un instrument de ma vengeance 8
Qui fut assemblé de tes mains ! 8
105 Et ta Paternité voilée, 8
Quoique, dans sa chambre étoilée, 8
Elle n’accueille que l’encens, 8
Toutefois l’excès de mes charmes 8
Pourra de lointaines alarmes 8
110 Troubler ses desseins tout-puissants ! 8
Je vais, je viens, je glisse, plonge, 8
Je disparais dans un cœur pur ! 8
Fut-il jamais de sein si dur 8
Qu’on n’y puisse loger un songe ! 8
115 Qui que tu sois, ne suis-je point 8
Cette complaisance qui poind 8
Dans ton âme lorsqu’elle s’aime ? 8
Je suis au fond de sa faveur 8
Cette inimitable saveur 8
120 Que tu ne trouves qu’à toi-même ! 8
Ève, jadis, je la surpris, 8
Parmi ses premières pensées, 8
La lèvre entr’ouverte aux esprits 8
Qui naissaient des roses bercées. 8
125 Cette parfaite m’apparut, 8
Son flanc vaste et d’or parcouru 8
Ne craignant le soleil ni l’homme ; 8
Tout offerte aux regards de l’air 8
L’âme encore stupide, et comme 8
130 Interdite au seuil de la chair. 8
Ô masse de béatitude, 8
Tu es si belle, juste prix 8
De la toute sollicitude 8
Des bons et des meilleurs esprits ! 8
135 Pour qu’à tes lèvres ils soient pris 8
Il leur suffit que tu soupires ! 8
Les plus purs s’y penchent les pires, 8
Les plus durs sont les plus meurtris… 8
Jusques à moi, tu m’attendris, 8
140 De qui relèvent les vampires ! 8
Oui ! De mon poste de feuillage 8
Reptile aux extases d’oiseau, 8
Cependant que mon babillage 8
Tissait de ruses le réseau, 8
145 Je te buvais, ô belle sourde ! 8
Calme, claire, de charmes lourde, 8
Je dormirais furtivement, 8
L’œil dans l’or ardent de ta laine, 8
Ta nuque énigmatique et pleine 8
150 Des secrets de ton mouvement ! 8
J’étais présent comme une odeur, 8
Comme l’arôme d’une idée 8
Dont ne puisse être élucidée 8
L’insidieuse profondeur ! 8
155 Et je t’inquiétais, candeur, 8
Ô chair mollement décidée, 8
Sans que je t’eusse intimidée, 8
À chanceler dans la splendeur ! 8
Bientôt, je t’aurai, je parie, 8
160 Déjà ta nuance varie ! 8
(La superbe simplicité 8
Demande d’immenses égards ! 8
Sa transparence de regards, 8
Sottise, orgueil, félicité, 8
165 Gardent bien la belle cité ! 8
Sachons lui créer des hasards, 8
Et par ce plus rare des arts, 8
Soit le cœur pur sollicité ; 8
C’est là mon fort, c’est là mon fin, 8
170 À moi les moyens de ma fin !) 8
Or, d’une éblouissante bave, 8
Filons les systèmes légers 8
Où l’oisive et l’Ève suave 8
S’engage en de vagues dangers ! 8
175 Que sous une charge de soie 8
Tremble la peau de cette proie 8
Accoutumée au seul azur !… 8
Mais de gaze point de subtile, 8
Ni de fil invisible et sûr, 8
180 Plus qu’une trame de mon style ! 8
Dore, langue ! dore-lui les 8
Plus doux des dits que tu connaisses ! 8
Allusions, fables, finesses, 8
Mille silences ciselés, 8
185 Use de tout ce qui lui nuise : 8
Rien qui ne flatte et ne l’induise 8
À se perdre dans mes desseins, 8
Docile à ces pentes qui rendent 8
Aux profondeurs des bleus bassins 8
190 Les ruisseaux qui des cieux descendent ! 8
Ô quelle prose non pareille, 8
Que d’esprit n’ai-je pas jeté 8
Dans le dédale duveté 8
De cette merveilleuse oreille ! 8
195 Là, pensais-je, rien de perdu ; 8
Tout profite au cœur suspendu ! 8
Sûr triomphe ! si ma parole, 8
De l’âme obsédant le trésor, 8
Comme une abeille une corolle 8
200 Ne quitte plus l’oreille d’or ! 8
« Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr 8
Que la parole divine, Ève ! 8
Une science vive crève 8
L’énormité de ce fruit mûr 8
205 N’écoute l’Être vieil et pur 8
Qui maudit la morsure brève 8
Que si ta bouche fait un rêve, 8
Cette soif qui songe à la sève, 8
Ce délice à demi futur, 8
210 C’est l’éternité fondante, Ève ! » 8
Elle buvait mes petits mots 8
Qui bâtissaient une œuvre étrange ; 8
Son œil, parfois, perdait un ange 8
Pour revenir à mes rameaux. 8
215 Le plus rusé des animaux 8
Qui te raille d’être si dure, 8
Ô perfide et grosse de maux, 8
N’est qu’une voix dans la verdure. 8
— Mais sérieuse l’Ève était 8
220 Qui sous la branche l’écoutait ! 8
« Âme, disais-je, doux séjour 8
De toute extase prohibée, 8
Sens-tu la sinueuse amour 8
Que j’ai du Père dérobée ? 8
225 Je l’ai, cette essence du Ciel, 8
À des fins plus douces que miel 8
Délicatement ordonnée… 8
Prends de ce fruit… Dresse ton bras ! 8
Pour cueillir ce que tu voudras 8
230 Ta belle main te fut donnée ! » 8
Quel silence battu d’un cil ! 8
Mais quel souffle sous le sein sombre 8
Que mordait l’Arbre de son ombre ! 8
L’autre brillait, comme un pistil ! 8
235 Siffle, siffle ! me chantait-il ! 8
Et je sentais frémir le nombre, 8
Tout le long de mon fouet subtil, 8
De ces replis dont je m’encombre : 8
Ils roulaient depuis le béryl 8
240 De ma crête, jusqu’au péril ! 8
Génie ! Ô longue impatience ! 8
À la fin, les temps sont venus, 8
Qu’un pas vers la neuve Science 8
Va donc jaillir de ces pieds nus ! 8
245 Le marbre aspire, l’or se cambre ! 8
Ces blondes bases d’ombre et d’ambre 8
Tremblent au bord du mouvement !… 8
Elle chancelle, la grande urne, 8
D’où va fuir le consentement 8
250 De l’apparente taciturne ! 8
Du plaisir que tu te proposes 8
Cède, cher corps, cède aux appâts ! 8
Que ta soif de métamorphoses 8
Autour de l’Arbre du Trépas 8
255 Engendre une chaîne de poses ! 8
Viens sans venir ! forme des pas 8
Vaguement comme lourds de roses… 8
Danse cher corps… Ne pense pas ! 8
Ici les délices sont causes 8
260 Suffisantes au cours des choses !… 8
Ô follement que je m’offrais 8
Cette infertile jouissance : 8
Voir le long pur d’un dos si frais 8
Frémir la désobéissance !… 8
265 Déjà délivrant son essence 8
De sagesse et d’illusions, 8
Tout l’Arbre de la Connaissance 8
Échevelé de visions, 8
Agitait son grand corps qui plonge 8
270 Au soleil, et suce le songe ! 8
Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux, 8
Irrésistible Arbre des arbres, 8
Qui dans les faiblesses des marbres, 8
Poursuis des sucs délicieux, 8
275 Toi qui pousses tels labyrinthes 8
Par qui les ténèbres étreintes 8
S’iront perdre dans le saphir 8
De l’éternelle matinée, 8
Douce perte, arôme ou zéphir, 8
280 Ou colombe prédestinée, 8
Ô Chanteur, ô secret buveur 8
Des plus profondes pierreries, 8
Berceau du reptile rêveur 8
Qui jeta l’Ève en rêveries, 8
285 Grand Être agité de savoir, 8
Qui toujours, comme pour mieux voir, 8
Grandis à l’appel de ta cime, 8
Toi qui dans l’or très pur promeus 8
Tes bras durs, tes rameaux fumeux, 8
290 D’autre part, creusant vers l’abîme, 8
Tu peux repousser l’infini 8
Qui n’est fait que de ta croissance, 8
Et de la tombe jusqu’au nid 8
Te sentir toute Connaissance ! 8
295 Mais ce vieil amateur d’échecs, 8
Dans l’or oisif des soleils secs, 8
Sur ton branchage vient se tordre ; 8
Ses yeux font frémir ton trésor. 8
Il en cherra des fruits de mort, 8
300 De désespoir et de désordre ! 8
Beau serpent, bercé dans le bleu, 8
Je siffle, avec délicatesse, 8
Offrant à la gloire de Dieu 8
Le triomphe de ma tristesse… 8
305 Il me suffit que dans les airs, 8
L’immense espoir de fruits amers 8
Affole les fils de la fange… 8
— Cette soif qui te fit géant, 8
Jusqu’à l’Être exalte l’étrange 8
310 Toute-Puissance du Néant ! 8
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